A la buvette de l’Assemblée
– Bon, aujourd’hui on va parler de paille et de poutre.
– C’est l’histoire de trois petits cochons ?
– L’histoire des…bravo, bien joué, je ne l’avais pas vu venir. Non.
– Je suis déçu.
– Pas d’histoires cochonnes ici.
– Bon, si tu le dis.
– Je vais reformuler : on va parler d’une belle hypocrisie. Une histoire de faites ce que je dis, pas ce que je fais. C’est l’aventure de George Cassiday.
– Papiers s’il-vous-plaît.
– George Cassiday est né en 1892 en Virginie Occidentale. Sa famille est d’ascendance irlandaise. Aussi, elle est méthodiste et appartient au WCTU.
– WTF ?
– Non, WCTU. Woman’s Christian Temperance Union. Un mouvement international, d’inspiration manifestement chrétienne et s’adressant aux femmes, au sens mères de famille, pour promouvoir de réformes sociales d’inspiration religieuse. Les membres vantent ainsi le travail de missionnaire…
– Uh uh.
– Oui, je sais, tu partages cette position. La WCTU est aussi favorable au suffrage des femmes.
– C’est plutôt bien ça.
– Tout à fait. Mais surtout, la tempérance.
– Mais je pense qu’il faut être tempéré.
– Oui, en fin là ça a un sens bien spécifique quand même. On parle de tempérance de la consommation. Et quand je dis tempérance, il faut entendre disparition, en fait. Pour créer un monde « sobre et pur ».
– Sobre et pur ? UN INSTANT LA, on parle de la consommation de quoi ?
– Ben d’alcool. La WCTU milite pour le 18ème amendement.
– Attends, je recompte. Le 18ème c’est…
– Celui qui restera dans l’histoire sous le nom de Prohibition.
– Nooooon. ! Pas la Prohibition. La dernière fois que j’en ai parlé j’ai été malade une semaine.
– T’avais un peu poussé la recherche sur l’alcool de bois. D’ailleurs, rappelle-moi le nom du journaliste qui avait mené une enquête sur toutes les morts liées à la consommation d’alcool frelaté ?
– Edward Behr.
– Merci.
Bon, alllez, du calme. Respire.
– Me fais plus des coups pareils.
– Toujours est-il que George grandit dans cette atmosphère toute de rectitude morale. Il part à la guerre, a la chance d’en revenir, et fonde l’association des vétérans irlandais.
– Un bon gars, quoi.
– Tout à fait. Disposé à aider son prochain. Cependant quand il revient au pays, il remarque deux changements importants (en plus du fait que la guerre est finie, ce qui constitue un changement appréciable pour la grande majorité des soldats). D’une, le Congrès a décidé de proposer le 18ème amendement en décembre 1917, et il entre en vigueur en janvier 1919. De deux, il ne retrouve pas son boulot d’avant-guerre pour les chemins de fer de Pennsylvanie.
– Bon ben au moins il peut pas sombrer dans l’alcool.
– Euh… Washington comptait quand même quelque chose comme 3 000 speakeasies, donc on ne peut pas vraiment dire que la Prohibition ait empêché ceux qui le voulaient vraiment de picoler. C’était juste clandestin, plus cher, et plus dangereux.
– Et donc, George tombe dans la boisson.
– Oui.
– Moche.
– Non non.
– Ah ben si.
– Non, il ne se met pas à boire.
– Mais alors ?
– Un ami lui explique qu’il sait où trouver des clients qui sont disposés à payer les prix les plus élevés du coin pour de la gnôle de contrebande, et qu’il y a largement de quoi en vivre.
– Awww, George, c’est maman qui va être déçue.
– Sans doute. Toujours est-il George est mis en contact avec deux individus en mal de boisson. Qui présentent une particularité.
– C’est-à-dire.
– Ils ont voté pour la Prohibition.
– Pardon ?!
– Ce sont deux membres du Congrès, élus d’Etats du sud, qui ont soutenu le 18ème amendement, afin d’empêcher leurs concitoyens de picoler. Pour le bien et l’intérêt supérieur de la nation. Mais bon, tu comprends, c’est épuisant le boulot de représentant (député aux Etats-Unis), donc ils ont bien besoin d’un petit remontant de temps en temps.
– Ah ouais, je vois.
– Et c’est ainsi que George met le pied sur Capitol Hill.
– Que veux-tu que je te dise, c’est navrant. Faut toujours qu’il y ait deux-trois pommes pourries dans le panier.
– Oui, alors, à propos des « deux-trois »…
– Non.
– Ben c’est-à-dire que…
– Naaaaaan.
– En fait, y’a vraiment de la demande. Tellement que George décide de s’y consacrer à temps plein.
– Mais enfin…
– Et s’installe sur place.
– J’ai peur de la réponse, mais qu’est-ce que tu entends par là ?
– J’entends par là que dans la mesure où George se rend tous les jours sur place pour faire ses affaires, à hauteur de 25 « livraisons » quotidiennes en moyenne, un représentant finit par faire en sorte de lui attribuer un bureau dans les locaux. Du Parlement des Etats-Unis. Avoue que c’est plus pratique pour aller chercher son colis.
– C’est pas possible.
– George « bosse » au Congrès, dont la police le connait bien. C’est le « monsieur au chapeau vert ». Elle le laisse donc gentiment passer tous les jours quand il arrive avec ses deux grandes valises.
– D’ici à ce que les policiers soient dans le coup.
– Je n’en sais rien. Je peux te dire qu’il y en a au moins un qui fait son boulot, puisqu’il se fait coincer en 1925.
– Ah ben quand même !
– George plaide coupable de possession d’alcool, et se fait promptement bannir des locaux de la Chambre des Représentants.
– Voilà, la justice passe.
– T’emballe pas. L’affaire lui assure un peu de pub, du coup il se fait recruter.
– La Prohibition, ce grand succès. Il se fait embaucher où, du coup ?
– En face.
– Je…c’est-à-dire que la géographie de Washington je ne maîtrise pas plus que ça. C’est où en face ?
– Je ne dis pas que c’est physiquement en face, mais il devient le contrebandier officiel du Sénat.
– Non mais c’est pas vrai.
– Si si. De la même façon, il récupère un bureau et ouvre boutique. Il y acquiert également un nouveau surnom : le libraire.
– Parce que ?
– L’un de ses clients planquait ses bouteilles dans sa bibliothèque, et le contactait quand il avait besoin de « nouvelles lectures ».
– Faudra que je pense à renouveler ma carte moi. Et ça dure longtemps ce coup-ci ?
– Pareil, globalement. Fin 1929, la police reçoit des informations, et mène une perquisition chez George, ce qui lui permet de mettre la main sur des quantités significatives de gnôle. Du coup, le vice-président lui-même autorise une opération sous couverture au Sénat, et Cassiday est pris la main dans le sac en février 1930. Soit quand même dix ans après avoir commencé. Et ce coup-ci, il prend plus cher.
– Genre ?
– Genre 18 mois de cabane.
– Ah ben oui, au bout d’un moment.
– Il décroche aussi un contrat avec le Washington Post, pour lequel il écrit une liste d’articles pour raconter ses aventures.
– Uh, je suis sûr que les lecteurs ont apprécié de découvrir l’intégrité de leurs élus.
– Ses papiers rencontrent un succès certain. Il y explique la différence entre les représentants, qui venaient chercher eux-mêmes leurs bouteilles, et les sénateurs, qui laissaient leurs assistants jouer les intermédiaires. Aussi, il estime qu’à peu près 4 membres du Congrès sur 5 étaient ses clients.
– Cette bande de faux-derches.
– Exactement, et Cassidy n’hésite pas à le pointer. Les historiens de la question considèrent que ses articles, dont le dernier paraît une semaine avant les élections, furent un des facteurs de la défaite de la majorité républicaine « séche » (pro-prohibition), remplacée par des démocrates « humides » (en faveur de l’abolition du 18ème amendement) à l’automne 1930. Ce qui permit la levée de la Prohibition en 1933.
– Champagne !
– Et pas frelaté, tant qu’à faire.
4 réflexions sur « A la buvette de l’Assemblée »
George Cassiday à la tentation…