Histoires d’anciens combattants
– Ecoute, je vais être honnête.
– Ah ben ça je vais écouter, pour une fois.
– Ok, je t’ai tendu une belle perche. Il n’empêche que je me suis sincèrement inquiété pour toi.
– C’est gentil, à quelle occasion ?
– Ben le confinement. Cet enfermement à domicile, j’ai craint que tu ne tournes en rond.
– Oh ben fallait pas, hein. Avec un canapé, une bibliothèque, et une connexion internet, je tiens un siège.
– Tu n’as rien oublié ?
– Non, je ne crois p…ah, si, bien sûr, la barre de traction, aussi. Que deviendrais-je sans elle, vraiment.
– Je sais, je sais, mais il ne faut pas prendre le désœuvrement à la légère. Ca peut être un vrai danger.
– Attends, tu ne vas quand même pas me sortir que « ‘l’oisiveté est mère de tous les vices » ? Pas toi !
– Tu sais combien je goûte ce genre de morale. Néanmoins, il faut bien admettre que dans certaines situations, elle a pu effectivement aboutir aux pires crimes.
– Carrément, tu n’exagérerais pas un tout petit peu ?
– C’est pas mon genre, et non.
– Bon, je demande des preuves.
– Je vais revenir sur un sujet déjà mentionné à quelques reprises : les anciens combattants. On a déjà vu qu’il convenait de les traiter correctement, je vais rajouter qu’il faudrait sans doute veiller à les occuper un peu. Sinon ça peut très mal finir.
– La guerre, ça change un homme, tu sais.
– En ce qui concerne mon premier exemple, je n’en suis pas si sûr. En fait ce n’est pas un premier exemple, mais six. Six individus dont les noms ne te diront sans doute rien : J. Calvin Jones, Frank O. McCord, Richard R. Reed, John B. Kennedy, John C. Lester, et James R. Crowe.
– Eh bien je confirme.
– Ce sont six jeunes officiers sudistes, qui ont donc la chance de pouvoir rentrer chez eux à l’issue de la Guerre de Sécession. Ils ont perdu, mais ils sont entiers. Ils se retrouvent donc dans leur ville de Pulaski, Tennessee. Et qu’est-ce qu’on fait à Pulaski, Tennessee ?
– Bonne question.
– Manifestement on se fait royalement suer. Les six compères s’ennuient sévère, et vont donc chercher à s’occuper. Pour ça, entre la fin 1865 et le printemps 1866, ils vont fonder un club.
– Je ne vois pas le mal pour l’instant.
– Attends un peu. Première étape, il faut trouver un nom pour leur organisation. Parmi les propositions, on trouve notamment les Acteurs, ou les Six Joyeux (Jolly Six). Et au vu de la suite de l’histoire, j’aurais vraiment aimé qu’ils retiennent ce dernier. Mais finalement, la proposition qui est retenue est le Cercle.
– Mouais, c’est pas d’une originalité ébouriffante.
– Non, mais il suffit d’y rajouter un peu de pédanterie. Cercle, en grec, c’est kuklos, d’où cycle. Par ailleurs, nos six zozos ont d’anciennes origines écossaises, qu’ils souhaitent honorer en se référant aux clans des Hautes-Terres lointaines. Oui parce qu’il ne faut pas oublier que ce sont d’ancienne officiers sudistes, donc le prestige de la lignée blanche c’est important. Tu mélanges tout ça, et tu obtiens ?
– Le Mac Cercle ?
– Pas du tout : le Ku Klux Klan.
– Merde.
– Eh oui. Ainsi baptisés, ils veulent s’amuser un peu. Autrement dit, faire les cons. Ils se tournent donc vers une activité idéalement subversive et bruyante : ils font le tour de la ville la nuit en mobylette.
– Quoi ?
– Ok, les mobylettes de l’époque. A cheval, autrement dit. Mais l’effet sur les riverains est le même. Histoire d’en rajouter, ils se déguisent, en s’accoutrant de draps et en se coiffant de taies d’oreillers. Ainsi apprêtés, ils parcourent la ville, vont jouer des sérénades sous les balcons des demoiselles locales, ou casser les pieds de leurs familles respectives.
– Pour l’instant on est plus proche des gars qui demandent des bonbons pour Halloween.
– Les compères remarquent néanmoins que ces « apparitions » ont tendance à faire flipper un peu les populations noires. Ce qu’ils apprécient, parce que voir « anciens officiers sudistes » plus haut. Pour dire les choses franchement, ils sont tout ce qu’il y a de plus racistes, donc si ce n’était pas le but originel de leurs pitreries, c’est un développement fort bienvenu. Ils se réorientent donc plus résolument dans cette direction, et leur petit mouvement essaime ainsi aux alentours. Au point qu’une réunion constitutive formelle est convoquée en avril 1867 pour organiser les choses comme il faut.
– Youpi, les racistes s’organisent.
– Ce qui est intéressant dans le résultat de cette convention, c’est qu’elle reflète à la fois le caractère potache de l’impulsion initiale, et ce qui va la transformer en quelque chose de plus drôle du tout. Côté étudiants attardés, le Klan est organisé en royaumes, domaines, provinces, et repères, dirigés par un Grand Sorcier, puis des Grands Dragons, Titans, Géants, et Cyclopes.
– Ca ressemble complètement à mon ancien club de jeu de rôles.
– J’espère que le parallèle s’arrête là. Parce que l’objet du Klan est clair : opposition aux Républicains et à l’égalité civique des Noirs, en faveur d’un gouvernement exclusivement blanc, pour conserver les règles et lois du Sud d’avant la guerre.
– Attends, opposition aux Républicains ?
– Oui. A l’époque, les Républicains c’était le parti de Lincoln, celui qui pourfendait l’esclavage et la société que les Klansmen voulaient restaurer. C’était le temps où les racistes du sud votaient démocrate.
– Les temps changent…
– Pour le moins. A l’occasion de cette réunion constitutive, le Klan désigne son premier Grand Sorcier. Il s’agit d’un ancien général de l’armée du Sud, Nathan Bedford Forrest. Pour poser le personnage, avant d’être officier, il a notamment été marchand d’esclaves. Il n’a pas avalé la défaite du Sud, puisqu’il a même imaginé un temps de partir au Mexique pour mener une guérilla contre les Etats-Unis depuis l’autre côté de la frontière. Avant de rejoindre le Klan en 1867.
– Bien, je l’aime déjà beaucoup.
– Bedford décide que seuls les anciens soldats qui ne se sont pas déshonorés et anciens prisonniers de guerre peuvent adhérer. Le KKK devient donc de fait une organisation d’anciens combattants. Pour se faire connaître, il organise des parades nocturnes surprises, qui inquiètent la population.
– Si possible celle des anciens esclaves.
– Si possible. Les politiques de développement des droits des Noirs du sud leur attirent de nombreux vétérans hostiles à ces évolutions. Ils développent une politique d’opposition violente à ces changements. Les hommes du Klan s’en prennent aux anciens esclaves, mais aussi aux enseignants, juges, et politiques venus du nord, tous ceux installés dans le sud par opportunisme au moment de la Reconstruction (carpetbaggers) et leurs alliés/associés locaux (scalawags).
– Ils s’en prennent à eux comment ?
– Pour l’instant, ils font la foire la nuit autour de leurs maisons. On parle de cavaliers nocturnes, certains de fantômes des soldats sudistes, ça fait peur aux anciens esclaves du coin. Le Klan prend ainsi du poids. Il mène une forme de guérilla contre un système que ses membres perçoivent comme corrompu et qui les prive de leurs droits. L’organisation regroupe rapidement 100 000 hommes. Officiellement, son seul objet est de protéger les Blancs du sud.
– Les pauvres, ils en ont besoin.
– Le KKK fait tout pour empêcher que des Républicains soient élus dans les états du sud. Ses membres pratiquent l’intimidation et le chantage contre les candidats et les électeurs, mais aussi la violence. On parle d’incendies criminels, de viols, et de meurtres.
– Ils ont définitivement basculé.
– En août 1868, soit deux ans après la création du club, Bedford revendique 550 000 membres. Pendant la campagne présidentielle de 1868, le Klan blesse ou assassine des milliers de victimes.
– Non mais attends, au bout d’un moment, que fait la police ?
– Des procédures judiciaires sont évidemment lancées, mais elles n’aboutissent pas. Le Klan a trop de sympathisants parmi les jurés et les juges. Heureusement, cette violence va sceller le sort du KKK. En 1869, l’organisation est traversée par des rivalités et affrontements internes, alors que par ailleurs les citoyens respectueux de l’ordre le quittent en raison de sa violence. Ils sont progressivement remplacés par des marginaux et criminels.
– Parce que pour l’instant c’était des gens mesurés…
– Les structures locales s’avèrent de plus en plus difficiles à gouverner. Forrest démantèle l’organisation, suivi par la grande majorité des groupes locaux. Il va même jusqu’à témoigner devant une commission d’enquête parlementaire, en affirmant que les actes de terreur n’avaient rien à voir avec la vocation et les buts d’origine de l’organisation.
– Euh…s’opposer aux droits des Noirs et rétablir les lois du Sud d’avant-guerre ?
– Ecoute, manifestement pour Forrest ça va trop loin. Il en vient à proposer ses services au gouverneur du Tennessee, lui-même un ancien Klansman, pour appréhender « les maraudeurs blancs qui déshonorent leur race par les lâches meurtres de Noirs ».
– Ah oui, d’accord, c’est pas tant l’acte lui-même que la méthode.
– Je n’ai jamais prétendu que Forrest était quelqu’un de bien. En1870, ce qu’il reste du Klan commet encore plusieurs assassinats d’élus républicains (représentants, sénateurs) et shérifs. Au point que le 20 avril 1871, le Congrès adopte le Klan Act, pour abolir l’organisation. La loi martiale est décrétée dans plusieurs comtés de Caroline du Sud. Ceux qui continuent à opérer sont poursuivis par les autorités fédérales. L’organisation est officiellement interdite en 1877.
– C’est la fin du KKK ?
– Du premier, oui. Il renaîtra en 1915, mais c’est une autre histoire.
– Bon, je retiens qu’il ne faut effectivement pas laisser les anciens officiers oisifs. Surtout quand ils sont aussi racistes. Tu as parlé d’un autre exemple ?
– Mais oui. Plus récent. Nous sommes cette fois à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et nous retrouvons, aux Etats-Unis toujours, pas mal de jeunes gens de retour du front qui s’ennuient un peu.
– Ils n’envisagent pas de rétablir l’esclavage pour autant ?
– Non. Il se trouve par ailleurs que l’armée refourgue pour pas trop cher ses surplus d’un « outil » dont elle s’est bien servi pendant la guerre : ses motos. Notamment la Harley Davidson Liberator. Pour les boys de la Seconde Guerre, c’est un peu le cheval des vétérans de la Guerre de Sécession. Ils vont donc être relativement nombreux à s’acheter une bécane et à tracer la route.
C’est le début des clubs de bikers tels qu’on les connaît. L’un des tous premiers se créé ainsi en Californie en 1945, les POBOB.
– Les quoi ?
– Pissed Off Bastards of Bloomington. Les Gars Vener’ de Bloomington. Ce sont essentiellement des anciens combattants. Le 4 juillet 1947, le jour de la fête nationale, un rassemblement de bikers se tient dans la ville de Hollister, toujours en Californie. Les POBOB débarquent, ainsi que d’autres clubs comme les Market Street Commandos et les Boozefighters, littéralement les combattants de la bibine.
– Ca promet.
– Ca ne rate pas, ils foutent le souk dans la ville pendant trois jours. Ils recommencent deux mois plus tard à Riverdale. Ces débordements conduisent l’American Motorcycle Association a déclaré que 99 % des motards sont des gens tout à fait bien qui pratiquent leur loisir de façon saine, mais qu’il y en a 1 % qui se comporte en hors-la-loi. Ce qui va conduire les clubs et gangs en question à se revendiquer comme faisant partie de cette infime minorité. Ils s’affichent comme de « one percenters ». Une référence que l’on retrouve sur les insignes et tatouages.
– Attends, je veux bien que certains aient un peu déconné, mais de là à parler de gangs.
– Mais si. En 1948, une faction dissidente des POBOB va créer le plus célèbre d’entre eux, les Hells Angels. Le nom est une référence directe à l’armée, puisque le surnom d’Anges de l’Enfer a été donné à plusieurs escadrons d’aviation, avant d’être popularisé par le film du même nom, réalisé par Howard Hughes en 1930. Et qui mettait en scène des aviateurs. Pendant plusieurs années, les Angels font du bruit et se battent dans les bars, mais ça ne va pas trop au-delà.
– De la baston honnête.
– Si tu veux. Ca change à partir de 1957, quand un dénommé Sonny Barger fonde l’antenne d’Oakland, qui deviendra le quartier général mondial de l’organisation.
– Mondial ?
– Ah oui. Le club compte aujourd’hui plus d’une centaine de branches dans une trentaine de pays. Barger, pour faire simple, pose les règles et se rend compte du « potentiel » de son organisation.
– Potentiel pour quoi ?
– Mener toutes sortes d’activités criminelles. Les Hells Angels, et les autres regroupements qui s’en inspireront, incarnent pour beaucoup des rassemblements d’hommes rebelles, un peu marginaux et rugueux mais pas forcément des criminels endurcis, épris de liberté. Les bikers en question se disent effectivement en marge de la société, mais quand ils se revendiquent hors-la-loi, ce n’est pas qu’une image un peu romantique. Pour ne prendre que l’exemple des Hells Angels, ils ont pratiqué le trafic d’armes et de drogues, le blanchiment d’argent, les attaques ou tentatives d’attaques à main armée, le proxénétisme, et un nombre conséquent de leurs membres à travers le monde a également été poursuivi pour meurtre ou tentative, notamment à l’encontre de gangs rivaux.
– Ce n’est donc pas une légende.
– Que non. Au milieu des années 90, le FBI estimait que les Hells Angels américains étaient à la tête d’un trafic de drogue d’une valeur d’un milliard de dollars. Y’a de quoi faire quelques pleins. Il y a encore quelques années, le National Gang Report estimait que les outlaw motor gangs de manière générale représentaient 2,5 % de tous les membres de gangs des Etats-Unis. Cependant dans les régions où ils sont présents, plus de10 % des forces de l’ordre consultées les considèrent comme la principale menace dans leur juridiction. Ils ne sont pas présents partout, mais là où ils le sont, ils jouent souvent les premiers rôles. Alors certes, les Hells Angels ont pendant un temps mis un contrat sur la tête de Mick Jagger, ce qui ne peut que me les rendre éminemment sympathiques…
– Sam, merde !
– Oui, bon, ce que je veux dire c’est que les gangs de motards ce sont de vrais gars dangereux. Et une fois encore, à la base, juste des anciens combattants qui s’ennuyaient.