Julius Wagner-Jauregg : « Pour vous soigner, une bonne injection de palu !»

Julius Wagner-Jauregg : « Pour vous soigner, une bonne injection de palu !»

– Aaah, c’est pénible.

– Quoi ?

– Ca fait une demi-heure que je cherche une bonne traduction pour un terme anglais.

– Tu as frappé à la bonne porte, je t’écoute.

– Comment tu traduis les prix Ig-Nobel en français ?

– Je dois y aller.

– Ah ouais, d’accord, la bonne porte.

– C’est perdu d’avance. Sois tu parles des prix Ignobles, mais la référence aux Nobel passe à la trappe, sauf s’il est question de Bob Dylan, évidemment, soit tu optes pour les Ig-Nobels, et ça ne veut rien dire. Perdant-perdant.

Vous aviez réussi à l’oublier hein ? Faudra recommencer.

– Dommage. J’aime bien l’idée.

– Si on veut être honnête, même en anglais ils ne sont pas très bien nommés. L’idée est de mettre en avant des études qui paraissent vaines ou ridicules. Mais pas ignobles.

– Effectivement.

– Et en fait, si on cherche des études ignobles, suffit de se tourner vers les vrais prix Nobels classiques.

– Pardon ? Les prix Nobels, c’est la consécration de l’intelligence humaine qui met l’Univers en coupe réglée, le sommet de la pensée, l’accomplissement ultime des esprits les plus affûtés, les plus brillants, les plus pénétrants. L’avant-garde de l’Humanité qui œuvre au quotidien à dissiper les ténèbres de l’ignorance par la simple puissance de sa sapience, pour révéler et illuminer par la raison les mystères de la création et les soumettre à la marche inexorable de sa pensée conquérante.

– C’est beau comme une remise de médaille du travail de l’Union soviétique.

– Les prix Nobels, c’est le phare de l’intelligence qui éclaire…

– Oh, ça va, ça suffit. Les prix Nobels récompensent des esprits brillants, pénétrants, tout ce qui tu veux, mais aussi un rien ignoble, des fois. Prends Julius Wagner-Jauregg.

Allez-y, prenez-le. Il va pas vous faire de ma…euh, il inspire la confiance non ?

– Ok, et j’en fais quoi ?

– Tu lui donnes le prix Nobel de Physiologie/Médecine 1927. Comme son nom l’indique, Julius Wagner-Jauregg était…

– Romain !

– Non ! Son nom, pas son prénom.

– Euh, Jauregg, à parti dire qu’il vient d’un pays qui a un trop-plein de g, je ne vois pas.

– Tu m’agaces… Autrichien, voilà il était autrichien. Et maintenant, parlons de syphilis.

– Ou pas, je passe mon tour.

– Non. La syphilis, comme chacun sait, est une belle saloperie. Longtemps la star des maladies vénériennes, elle s’attrape par voie sexuelle ou sanguine, et évolue selon plusieurs phases. Au premier stade, le ou la malade développe de ravissants chancres infectieux là où le parasite est entré dans l’organisme : parties génitales, anus, amygdales…

– Amygdales ? Mais c’est sexuellement transmissible, comment ça peut arriver sur…ooooh.

– Bref. Stade 1 : les chancres. Au deuxième stade, la syphilis provoque des éruptions cutanées sur toute partie du corps. Enfin, au troisième stade, et en général plusieurs années après l’infection, la maladie attaque les organes et ça se gâte sérieusement. Elle peut ainsi évoluer en neurosyphilis, qui entraîne méningite, paralysie, accidents vasculaire-cérébraux, épilepsie, surdité, démences, et autres joyeusetés. Une belle saloperie.

– Et pas de traitement ?

– Disons qu’à l’époque de Julius, le médicament recommandé était le mercure. Qui n’est généralement pas reconnu comme très bon pour la santé. Soigner une infection neurologique au mercure, c’est un peu comme inhaler de l’amiante pour traiter la tuberculose.

– C’est alors qu’arrive Julius.

– Pas si vite. Avant de se pencher sur la question, campons un peu le personnage. Médecin, il se spécialise en psychiatrie et neurologie. Pendant la Première guerre Mondiale, il recommande de traiter les soldats traumatisés par électrochocs. Ok, les électrochocs ont très mauvaise presse, et le cinéma notamment en donne une vision assez erronée alors que c’est un traitement tout à fait légitime (et pas une torture) pour certaines pathologies. Pour autant la légende veut que certains des soldats patients de Jauregg préféraient retourner au front plutôt que de continuer à être soignés.

– Ca donne envie…

– En parlant d’avoir envie, Julius pensait également que la masturbation excessive (non, ne demandons pas la définition d’excessive) pouvait causer la schizophrénie (alors qu’une simple étude statistique aurait suffi à prouver que bon…bref). En vertu de quoi, plutôt que de sermonner ses patients, ou de leur bloquer l’accès à leur slip, comme d’autres, il les stérilisait.

On voudrait dire pas comme ça, mais honnêtement on n’est pas sûrs.

– Mais… Et il a eu un prix Nobel ?!

– Pas pour la prévention de la schizophrénie, de toute évidence. Pour le Nobel, revenons à la syphilis.

– Vraiment ? C’est obligé ?

– Oui. Mais heureusement, dans ce domaine, Julius a au contraire démontré des trésors de décence, d’empathie, et de rigueur scientifique.

– Aaaah, quand même.

– C’était ironique. Julius s’intéresse donc au traitement de la neurosyphilis, et encore plus précisément à la paralysie générale qu’elle peut provoquer. Alors qu’il était sans doute en train d’imaginer un traitement à base de pilules au plomb, de fessées, et de leçons de morale, il remarque que l’état de ses patients s’améliore quand ils sont pris d’accès de fièvre. La médecine de l’époque n’a pas les moyens d’induire la fièvre, alors Julius fait des essais : une protéine liée à la tuberculose, le vaccin contre la typhoïde, et des bactéries streptocoques. Sans résultat.

En 1917, entre deux soldats traumatisés, sans doute, il reçoit un malade de la malaria.

– Mais que fait un malade de la malaria dans un asile psychiatrique ?

– Précisément, rien, c’est une erreur d’aiguillage. Le truc, c’est que la malaria (paludisme) présente deux caractéristiques. D’une, elle provoque des poussées de fièvre. De deux, à la différence de la syphilis, elle se soigne. Avec de la quinine, et pas une forme ou une autre de poison.

– J’ai peur de comprendre le raisonnement.

– L’idée, c’est d’inoculer la malaria aux syphilitiques. Ils prennent quelques degrés, leur paralysie s’améliore, et Julius les traite alors à la quinine.

– Alors docteur, ma syphilis?

– Bonne nouvelle, ça devrait aller mieux, vous avez le palu maintenant !

– Ha ha, excellent !

– Non, sérieusement.

– Ok, admettons, le mal par le mal, j’imagine.

– Précisément. Ou plus exactement le feu par le feu, puisqu’on parle de malariathérapie ou de pyrothérapie.

– Ben c’est pas si mal, par rapport à la stérilisation.

– Certes, sauf qu’il n’a jamais demandé leur avis aux patients sur lesquels il teste son idée.

– Uh, c’est moyen, éthiquement parlant.

– Tu m’étonnes. Aucune académie de médecine n’accepterait ça de nos jours.

– Allez, c’est le résultat qui compte.

– Mouais. Sur les 9 patients tests, 6 se sont partiellement remis de leur syphilis. Toujours mieux que rien, tu me diras. Du coup, d’autres patients demandent le même traitement, et dans l’ensemble la moitié des patients ainsi traités guérissent. Bon, par ailleurs, 15 % meurent de la malaria. Autrement dit, la pyrothérapie ne devient pas le remède miracle. Mais vaut quand même à Julius un prix Nobel, en 1927.

–  Jauregg, vous êtes sûrs?
– Oh, quoi, ça va, c’est pas comme si on filait la littérature à un chanteur.

– De nos jours il aurait d’abord eu des soucis avec les comités éthiques.

– C’est ça. Surtout que si on continue dans la morale, il développe par la suite ses lubies stérilisatrices, et promeut l’eugénisme pour la préservation de la race. Il propose la stérilisation de tous les malades mentaux et criminels, et finit par présider la Ligue autrichienne pour la régénération raciale et l’hérédité, qui voulait stériliser les individus « génétiquement inférieurs ».

– Ah, l’Autriche des années 30…

– Précisément, il a fini par demander son adhésion au parti nazi.

– C’est peu dire que je suis surpris.

– Sauf qu’il s’est fait refouler.

– Quand tu es jugé trop chelou pour les Nazis, c’est révélateur.

– Même pas, en l’occurrence. Mais comme sa femme était juive…

– Bon, ok. Il n’a pas été admis chez les Nazis, mais il était bien ignoble.

– Et le truc, c’est qu’on ne sait pas pourquoi ça marchait, sa pyrothérapie. Le treponem pal, le parasite de la syphilis, supporte bien la chaleur. Par ailleurs, il y a des témoignages antiques comme des études modernes qui attestent que la fièvre peut améliorer la santé de patients épileptiques ou psychotiques.

– Hum, ça reste donc un mystère.

– Complètement.

– Une piste de recherche… Dis-moi, est-ce qu’il t’arrive d’avoir des pensées impures ?

– Bien souv…euh pourquoi ? Non, non !

6 réflexions sur « Julius Wagner-Jauregg : « Pour vous soigner, une bonne injection de palu !» »

  1. Bonjour, une histoire fascinante, merci.
    Par contre, le tréponème pâle est un parasite, non une bactérie.
    Bonne journée,
    SBL

  2. Merci pour cette nouvelle histoire pour enfants sages.
    Si vous n’avez pas encore eu l’occasion, la question est abordée sous l’angle de la fiction (complète, mais intéressante néanmoins) dans la (à mon sens) très bonne série The Knick. Bon, c’est pas le nazi raté qui a l’idée, puisque tout se passe au Etats-Unis et qu’il n’y apparaît pas, mais on y croise aussi des férus d’eugénisme.

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