Sexe, mensonges, et sites Internet
– Tu es sûr, le Far West ?
– Mais oui, enfin, comment peux-tu ne pas être attiré par l’idée de vivre à une pareille époque ?
– Déjà, faut quand même bien se souvenir que ce n’était pas l’aventure que nous vendent les westerns. En vrai, ça ne défouraillait pas tous les jours dans la grande rue à midi.
– Et entre nous ce n’est pas plus mal pour l’espérance de vie.
– Je ne te le fais pas dire. Parce que précisément, il y avait déjà suffisamment de risques de caner tous les deux jours. Non, franchement, se retrouver au milieu de l’ouest américain à l’époque où on achetait ses médicaments auprès de camelots bonimenteurs ambulants, merci.
– Rabat-joie. C’était l’époque de la frontière, un territoire vierge à découvrir. Regarde, pendant les ruées vers l’or, il suffisait de choisir la bonne parcelle pour faire fortune du jour au lendemain ! Une redistribution complète des cartes. Tu pars de rien, mais si tu as du nez, c’est le pactole !
– Oui, eh ben moi je veux bien la ruée vers l’or, mais avec des antibiotiques.
– Ah mais ça on l’a connu.
– Comment ça on l’a connu ? C’est qui on ?
– Ben toi et moi.
– Ah non.
– Mais si. Bon, on n’était pas en mesure d’en profiter.
– Ce qui est quand même le principal intérêt d’une ruée sur l’or, entre nous.
– D’accord, mais on l’a connu.
– Tu veux bien me rafraîchir la mémoire ? Je pense que je me souviendrais si on avait fait un tour dans l’Ouest.
Ca se serait vu.
– Les années 90, enfin. 1990. Quand la Frontière c’était ce nouveau monde mystérieux et fascinant, ce territoire inconnu aux potentialités extraordinaires, cette terre féconde qui saurait apporter des richesses inconcevables à quiconque saurait la comprendre : Internet.
– Ah oui, l’accès à la connaissance universelle, pour n’importe qui, de n’importe où.
– Mais non, je ne parle pas de ça. Je te cause oseille. Comment un investissement immobilier minime, voire inexistant, pouvait en quelques années valoir des millions.
– Un investissement immobilier ? Tu es sûr de savoir ce que c’est, le web ?
– Gros malin. L’analogie est tout à fait justifiée. De la même façon qu’acheter un lopin de poussière au milieu du Kansas pouvait être l’investissement du siècle si le chemin de fer décidait un jour de le traverser, on pourrait en faire des films, il y avait sur le web des emplacements à prendre qui pouvaient s’avérer de véritables mines d’or. Et ce exactement pour la même raison : le futur trafic.
– Je ne comprends rien à ce que tu me racontes, des emplacements ?
– Mais oui, des noms de domaine. Les adresses des sites que tu vas chercher directement plutôt que de taper toute une adresse IP dans ton navigateur. Les noms de domaine commencent à être déposés commercialement à partir du milieu des années 80, et c’est à ce moment qu’il fallait être au jus et avoir du nez. Même si ça n’existe pas à l’époque, si tu imagines qu’un jour les gens iront consulter les prévisions météo en ligne, tu déposes par exemple le nom de domaine météo.com. Même si tu n’as pas l’intention et encore moins les moyens et compétences pour jamais créer un site de météo. Comme ça le jour où quelqu’un lance précisément ce site et se dit que « météo.com » serait le nom idéal, tu lui vends. Vraisemblablement pour une jolie somme, parce que météo.com c’est certainement le meilleur nom pour un site de météo.
– D’accord, je vois.
– Les petits malins qui travaillaient dans le milieu et ont vu ça venir ont alors déposé des noms de domaines à tour de bras. Ca coûtait pas grand-chose, et ça pouvait rapporter très gros. Dis-toi par exemple qu’au milieu des années 90, une boîte comme McDonald’s n’avait toujours pas jugé utile de s’approprier son nom en .com. Le gars qui l’a fait, après les avoir prévenus sans qu’ils réagissent parce que bon Internet c’est quoi déjà vous êtes sûrs que ça va prendre, a eu la bonté d’âme de leur céder contre un petit engagement charitable, mais il aurait très bien pu négocier le nom pour plusieurs millions.
– Carrément ?
– Mais oui. C’est la fourchette de prix pour laquelle sont partis des noms comme beer.com, par exemple. Suffisait de créer un nom de domaine à partir d’un produit super-recherché et d’attendre un peu.
– Ah ben oui, la bière c’est populaire.
– Et encore, y’a mieux.
– Quoi donc ?
– Tu le sais.
– Nan, je vois pas.
– J’ai accès à ton historique de navigation tu sais.
– Je commande assez peu en ligne, en vérité.
– Je ne te parle pas de ça. Quel a été d’emblée, dès le début, le truc le plus recherché en ligne ?
– Les inform…
– Non ! Arrête de faire semblant, quelle est colonne vertébrale d’Internet ?
– Vraiment, je ne vois pas.
– LE CUL !
« Si on retirait le porno d’Internet, il ne resterait plus qu’un seul site qui s’appellerait « ramenez le porno ! » »
– Ah ? Oui, c’est possible à la réflexion.
– Faux-derche. Ce qui nous amène à la remarquable histoire de Gary Kremen.
– Jamais entendu parler.
– Et pourtant… Kremen a fait des études d’informatique et de commerce, et il va être une figure de la « révolution Internet ». C’est ainsi que dans les années 90, il dépose plusieurs noms de domaine, c’est-à-dire qu’il les fait inscrire à son nom dans un registre officiel.
– Par exemple ?
– Pour en citer quelques-uns : auto.com, jobs.com, housing.com, ou computer.com.
– Ca a de bonnes chances d’intéresser des gens un jour ou l’autre.
– En effet. Il en a aussi un qui va intéresser sinon tout le monde du moins beaucoup d’utilisateurs : sex.com. Et le plus surprenant est sans doute qu’il le fait en 1994. Personne n’y avait pensé avant.
– Franchement je me serais attendu à ce que quelqu’un ait l’idée plus tôt.
– Eh ben non. Gary Kremen est donc le propriétaire du nom de domaine sex.com, et décide donc de…n’en rien faire de particulier.
– Ben tu as dit que ces dépôts étaient plus des investissements pour plus tard, destinés à la revente quand il y a des acheteurs potentiels.
– Oui, mais pour le coup Kremen aurait très bien pu monter un site et commencer à exploiter un peu la marque, il avait les compétences. Mais précisément, s’il ne le fait pas c’est qu’il est déjà sur un gros coup qui l’occupe à plein temps.
– Plus gros qu’un truc qui s’appellerait sex.com ?
– Eh oui. Il veut trouver une femme.
– C’est…c’est pas si éloigné.
– Je ne te parle pas d’une simple relation sexuelle. Kremen est un peu le cliché du nerd, très à l’aise devant son clavier mais moins quand il est question d’interactions sociales. Si seulement on pouvait rencontrer l’âme sœur en ligne…
– Ben il suffit d’aller sur un site de rencontre.
– Bon alors déjà tu vas garder ton « il suffit », hein, t’es gentil, mais surtout au moment où il se fait cette réflexion, ça n’existe tout simplement pas. C’est ainsi que Gary Kremen devient l’inventeur des sites de rencontres en fondant Match.com en 1993.
« Bonjour, je m’appelle Gary. 30 ans, ingénieur, et je suis littéralement le seul type disponible sur le site. »
– Ca aussi ça devrait bien marcher.
– Oui, même si Gary s’est un peu fait avoir.
– Comment ça ?
– Il a l’idée et contribue largement à la construction du site, mais il s’est associé à des investisseurs et n’est donc pas le propriétaire. Ses partenaires décident de vendre en 1998, pour la somme ridicule de 7 millions de dollars.
– Ridicule ?!
– Aujourd’hui Match.com en rapporte des centaines par an. Franchement le vendre à ce moment, pour cette somme, c’est une décision de guignols. Et Gary ne touche de 50 000 dollars sur l’opération.
– Effectivement, il s’est fait avoir.
– Et ce n’est pas le pire. Kremen a donc lancé Match.com, puis l’année suivante il a déposé le nom sex.com. Mais il était trop occupé par celui-là pour se soucier de celui-ci. C’est un actif dans son portefeuille, on verra plus tard. Sauf qu’en octobre 1996, il apprend que sex.com ne lui appartient plus.
« ?! »
– Mais enfin, de quoi ?
– Exactement. Kremen se retourne donc vers la société Network Solutions, par laquelle il était passé pour déposer le nom, et qui est chargée précisément d’assurer la gestion de noms de domaine. Cette dernière lui apprend que sex.com a été transféré à un certain Stephen Cohen, sur instruction…d’Online Classifieds, la société individuelle créée par Kremen dans le seul et unique but de posséder le nom.
– Comment c’est possible ?
– Bonne question. Kremen explique évidemment qu’il n’a jamais donné pareille instruction, et demande que tout ça soit tiré au clair. Ce à quoi Network Solutions répond que leur politique est de ne pas se mêler de ce genre de disputes entre propriétaires, qu’ils règlent ça entre eux.
– C’est la société de gestion qui répond ça ? Ils se foutent du monde !
– Oui, mais ça n’avance pas Gary. Il envisage donc de porter plainte et de se lancer dans une procédure judiciaire.
– Ca paraît logique.
– Il est alors contacté par un avocat, qui lui explique qu’il ferait sans doute mieux de s’abstenir, parce qu’il risque de perdre.
– Ah ? Me semble pourtant qu’il a ce qu’il faut pour gagner.
– Pas si simple. Il s’avère que le dénommé Stephen Cohen a rétroactivement déposé la marque commerciale sex.com, et non le nom de domaine, à la date de 1979.
– Voyons, ça n’existait pas les machins.com en 1979.
– Non, mais Cohen a expliqué sur son formulaire de demande d’enregistrement qu’il a commencé à utiliser le terme dans le cadre d’un bulletin board system (BBS), c’est-à-dire un système d’échanges de messages entre ordinateurs. L’ancêtre des forums, quoi. Eh oui, c’est apparu à la fin des années 70.
– Ah oui, pour que les chercheurs puissent échanger des informations.
– Pas que, manifestement. Le BBS en question s’appelait French Connection, et c’était un réseau d’échange que Cohen avait mis en place pour les « échangistes, nudistes, et autres adeptes des modes de vie alternatifs ».
– Les chercheurs ont bien le droit de se détendre.
– Certainement. Cohen passe des nuits sur son forum, sous le nom de sa femme de l’époque.
– Charmant.
– Femme qu’il avait préalablement mise à l’échangisme, et qui finira par divorcer après l’avoir trouvé avec deux employées d’une autre entreprise à lui dans le lit conjugal. Il utilisait également son nom pour des fraudes diverses.
– Mari modèle.
– Cohen se connecte aussi sous le nom de leur fille. Il fait tout ça pour convaincre des hommes de souscrire un abonnement payant.
– Ha, les faux comptes pour appâter. Classique, une vraie purge ! Enfin, il paraît. A ce qu’on m’a dit.
– Uh uh.
– Donc quand tu dis que sa French Connections était un réseau d’échanges…
– De messages.
– Ha.
– Pour échanger son conjoint.
– Ca se tient.
– Et Cohen aurait utilisé le sigle sex.com dans ce cadre, comme forme abrégée de Sex Communications. Ce qui légitime sa demande d’enregistrement de la marque commerciale à compter de 79.
– 15 ans avant que Kremen enregistre le nom de domaine.
– Voilà. D’où il ressort qu’une plainte de Kremen risque fort d’échouer. En plus il semblerait que ce Cohen soit un expert en procédure, tout à fait capable de faire durer les choses aussi longtemps que possible. Ce qui va coûter cher.
– Ca va être long, coûteux, pénible, et ça risque d’échouer. Ca ne donne pas envie.
– Pas trop, et Kremen décide donc de ne rien faire pour l’instant. C’était exactement le plan.
– Le plan ? Quel plan ?!
– Le plan de Cohen.
– Mais qu’est-ce que…
– L’avocat en question, celui qui contacte spontanément Kremen et lui donne toutes les raisons de ne rien faire, n’est autre que Stephen Cohen.
– Le fumier…
– Il est sans doute temps que je te le présente un peu plus. Stephen Cohen est un Californien, diplômé en droit, mais dont la profession est surtout celle d’escroc.
– C’est pas si éloigné d’avocat.
– Je proteste avec véhémence contre cette calomnie honteuse, et aussi démerde-toi. Cohen est un arnaqueur en série. Il commence sa carrière en volant des chèques et des bagnoles, ce qui lui vaut ses premières arrestations. Il sera aussi poursuivi et enfermé pour ne pas payer les pensions alimentaires de ses enfants. Il accumule les entreprises qui déclarent des banqueroutes presque aussi rapidement qu’elles sont créées, et se fait une spécialité des documents falsifiés, qu’il apprend à réaliser lui-même avec sa photocopieuse. Il aime aussi beaucoup les usurpations d’identité. Autant de choses qui ne l’empêchent néanmoins pas d’obtenir une licence de détective privé, qui lui sera bien utile pour avoir accès à différentes informations et documents par la suite.
– Saluons le professionnalisme des personnes chargées de vérifier les antécédents.
– Tout le monde a droit à une deuxième chance. Et puis mener des enquêtes sur le passé de quelqu’un, c’est un métier, on ne peut pas demander ça à une organisation professionnelle de détectives priv… Bref. Un ancien associé de Cohen raconte également qu’il se serait fait passer pour un juge du Colorado pendant plusieurs années.
– Il faut un certain talent.
– Oui et non. Cohen est arrêté et condamné à de nombreuses reprises, mais il s’avère particulièrement doué pour ne rester que très peu de temps en prison, et surtout pour éviter de payer les amendes auxquelles il est condamné. En jouant remarquablement bien de la procédure, et en planquant sa thune.
– Ha, l’insolvabilité. Classique.
Oups, pardon, mauvaise photo.
– Au titre de ses nombreuses activités successives, il a été serré pour une arnaque dans laquelle il embarquait des voitures de luxe au prétexte que leurs propriétaires étaient en retard de paiement, et a opéré une société de conseils juridiques par téléphone bidon. Ou encore…
– Non, attends. Et ces histoires de fesses, c’est vrai ?
– De fait, il a réellement géré un BBS échangiste, et plus tard dans les années 80 un club de la même catégorie en Californie, sobrement baptisé « Le Club ».
– On en est sûr ?
– Ah oui. Parce qu’il a été arrêté au début des années 90 pour avoir géré un autre club du même genre dans une zone résidentielle, et en violation des normes anti-incendie. Avant d’être déclaré non-coupable par le jury. Pour autant, l’opinion générale est que Cohen n’a jamais utilisé le nom sex.com avant de le piquer à Kremen.
– Ca me semble en effet peu vraisemblable.
– Avec toutes ses truanderies, et surtout parce qu’il s’en sort en général avec au pire de courtes peines et l’essentiel de ce qu’il a piqué, Cohen finit par s’attirer l’inimitié personnelle d’un shérif, Gary Jones. Ce dernier lui colle aux basques, décidé à le faire tomber. Finalement, en 1991, il est arrêté et condamné pour s’être fait passer pour un avocat et avoir falsifié plusieurs documents dans une fraude à la banqueroute. Direction la prison fédérale.
– Il l’a pas volé, pour une fois.
– Juste avant il épouse sa 4e femme, rencontrée dans son Club. Les noces ont lieu pendant une convention échangiste à Vegas.
– Les mariages à Vegas étaient déjà un sommet de bon goût…
Vous êtes invités au vin d’honneur.
– C’est manifestement le grand amour puisque pendant qu’il est en taule, Cohen fait un procès à sa toute nouvelle femme, qu’il accuse de lui piquer de l‘argent.
– Ben ça leur fait une passion commune.
– Certes, mais toujours est-il qu’ils divorcent. Cohen sort de taule en février 1995, et il a un plan pour se refaire. Il décide de mettre la main sur sex.com, puisqu’il semblerait que précisément au début de l’année 1995 les gens commencent à manifester un intérêt pour le sexe.
– Mmm…oui, c’est ça, à peu près.
– Mais bien entendu, il n’a aucune intention de passer par la voie légale ou de s’associer avec Kremen. Il compte voler sex.com, ce qu’il fait en octobre de la même année.
– Comment on vole un nom de domaine ?
– Rien de plus simple. Cohen contrefait une lettre de Sharon Dimmick présidente fictive d’Online Classifieds, la boite de Kremen, à destination de Network Solutions. Le document explique que Kremen a été viré, et qu’Online Classifieds cède ses droits sur la marque sex.com à un certain Stephen Cohen.
– Ok, j’imagine que ce n’est pas impossible dans l’absolu.
– Non, mais ça mériterait peut-être quelques vérifications, ne serait-ce pour se rendre compte que la Sharon en question n’existe pas, et que Kremen est bien référencé comme la seule personne en capacité de discuter la propriété du nom. En plus de cela, la soi-disant Sharon, à la tête d’une société dont le nom inclut littéralement le mot « Online », explique que l’entreprise ne dispose pas d’une connexion Internet, et demande par conséquent que le récipiendaire de la lettre en question transmette ces informations aux autorités de régulation d’Internet. Network Solutions ne se pose pas de question, et sans en référer aucunement à Kremen elle procède au transfert. Le 17 octobre, sex.com devient propriété de Sporting Houses Management, la société de Cohen.
– C’est a minima un peu léger de la part de Network Solutions.
– A minima. Quoi qu’il en soit, après avoir été enfumé par Cohen et avoir pesé le pour et le contre, Kremen décidé de ne rien faire pour l’instant.
– Et Cohen ?
– Ah ben s’il y a bien un truc qu’on ne peut pas lui reprocher, c’est de ne pas avoir exploité la marqué. Il lance plusieurs projets, dont celui d’un mélange entre un parc d’attractions et un méga-bordel : Wanaleya, dans le Nevada. Le Caesar’s Palace des claques, le Disneyland du sexe.
– C’est…original.
– Et ça capote, si je puis dire. Cohen a notamment commencé à faire la pub de son projet avant de s’être assuré les droits sur les terrains qu’il convoite. Faute de son parc d’attractions pour adultes, il se contente de proposer sur le site sex.com des souscriptions à des kilomètres de sites pornos, en touchant des sous à chaque fois qu’un visiteur est redirigé, et de vendre des pubs. Il s’en contente au sens où ça lui rapporte beaucoup, beaucoup.
– Ah oui, il y a de l’argent à se faire dans le sexe ?
– Ben écoute, on dirait qu’il y a un marché. Par ailleurs, même s’il n’a pas obtenu le dépôt de la marque commerciale sex.com, cela ne l’empêche évidemment pas de multiplier les recours contre tous ceux qui utilisent des termes similaires dans leurs marques et noms de domaine.
– Des termes similaires à sex.com ?
– C’est ça.
– Mais ça doit faire…
– Des brouettes de plaintes pour peu qu’on soit un rien procédurier ?
– Ben oui.
– Sachant que Cohen est un maître procédurier ?
– Voilà.
– Eh ben c’est exactement ça. Comme Cohen le dira lui-même dans une interview, il a des équipes d’avocats dont le boulot est de lancer des poursuites pour contrefaçon de marque. Et il y a suffisamment de sites qui préfèrent payer plutôt que de se lancer dans une procédure longue, pénible, et surtout coûteuse pour ce que ça rapporte.
– Si je comprends bien, il fait tout ce qu’il faut pour que son larcin lui rapporte un max.
– Exactement. Dans le même temps, il établit tout un montage juridique pour que sex.com appartienne à une entité située en dehors des Etats-Unis, et qu’il possède à travers différents écrans eux-mêmes stratégiquement placés dans certaines de ces charmantes îles où l’on vit paisiblement à l’abri de toute visite d’un agent du fisc.
Oh, zut, encore.
Cependant la stratégie de Cohen finit par se retourner contre lui. A force de lancer des plaintes et procédures contre des nuées de sites pornos, il se fait de réels ennemis dans le business. Au point que certains se décident à appuyer Kremen s’il choisissait de poursuivre sérieusement Cohen. Et ils ont les reins solides.
– On peut faire confiance aux magnats du porno pour trouver quantité de fessiers charnus et robustes.
– Je parlais de leur solidité financière.
– Ha. Aussi.
– Par conséquent, en 1998, Kremen se lance dans le combat pour récupérer sa marque. Un certain nombre de ses partenaires laissent finalement tomber, mais au même moment Kremen liquide ses participations dans plusieurs sociétés Internet du premier âge, vend des noms de domaine particulièrement recherchés qu’il avait sous le coude, et hypothèque sa maison pour lancer toutes ses forces dans la bataille.
– Fini de rire.
– Il est certainement d’autant plus remonté que Cohen a pris l’habitude de le contacter, notamment au téléphone, pour se foutre de lui et le provoquer. Les avocats de Kremen parviennent à mettre la main sur une partie des relevés de comptes de Cohen, qui montrent qu’il a transféré la somme de 25 millions de dollars, générés via sex.com, vers un compte offshore.
– Ca peut être utile, ça.
– Oui, d’autant plus que Cohen va se laisser aller à l’un de ses petits stratagèmes favoris. Il se fait passer pour l’un des avocats de Kremen, afin de les récupérer. Malheureusement pour lui, il ne prend pas la peine de se déguiser ni rien, et est filmé par une caméra de sécurité.
– C’est ballot. 25 millions de dollars, tu dis ? Bon ben ça tourne bien sex.com, je ne peux pas dire que je sois surpris.
– Oh, ce n’était très probablement qu’une bien petite portion des gains de sex.com. A l’époque le site affichait 9 millions d’abonnés, à 25 dollars par an chacun, auxquels il faut ajouter les revenus des pubs. Sur la base d’un nombre de visites chiffré à plusieurs centaines de millions par mois. En moyenne, on estime qu’en 5 ans, Cohen a personnellement gagné autour de 100 millions de dollars. Sachant qu’il fait tout pour faire traîner la procédure, et qu’il a les moyens de se payer les meilleurs avocats pour ça. Aussi, il acquiert les nationalités mexicaine et israélienne, et un passeport monégasque.
– Je ne peux pas soupçonner la probité morale et financière d’un résident monégasque.
– Moi c’est l’inverse. Toutes les bonnes choses ont cependant une fin, et en novembre 2000 le juge ordonne la rétrocession de sex.com à Kremen. Il condamne en outre Cohen à lui verser 65 millions de dollars.
– Bonne chose de faite.
– Malheureusement, toutes les sociétés de Cohen sont alors victimes d’un terrible coup du sort, et se retrouvent du jour au lendemain en faillite, sans un sou vaillant.
– Alors ça c’est pas de chance.
– Ben non. Le malheureux Stephen Cohen, qui évidemment ne demande qu’à payer son amende, est totalement ruiné et dans l’incapacité d’honorer la facture. Ses propriétés immobilières, qui finiront transférées à Kremen, sont elles victimes de vandales qui viennent y récupérer tout ce qui est vaguement valable : équipements, portes, toilettes… Je n’ai pas de détail sur les fils électriques mais on ne peut rien exclure.
– Je suis vraiment surpris.
– Cohen se planque au Mexique. Il est déclaré fugitif, et un mandat d’arrêt est lancé contre lui, mais il prend bien garde de ne plus remettre les pieds aux Etats-Unis. Kremen offre une prime de 50 000 dollars pour son arrestation (on rappelle que les chasseurs de primes existent toujours aux Etats-Unis). Cohen explique qu’il est par conséquent physiquement menacé par les chasseurs de primes au Mexique, au point que sa vie est en danger, et que le mandat d’arrêt devrait par conséquent être annulé.
– Le gars ne doute de rien.
– La justice refuse, parce que quand même. Pendant ce temps, sous la direction de Kremen, sex.com reste surtout un agrégateur de liens vers des sites pornos et de pub, rémunéré au clic. Il ne produit ni ne distribue aucun matériel pornographique lui-même, et ne référence que des sites qui proposent des produits conventionnels et propres. Pas de violence, d’animaux, ou pire.
– Du porno familial, quoi.
– Non, on a dit pas les trucs bizarres.
– Non mais bon enfant.
– Uuuuuuuh, mais c’est encore pire, non !
– Tu m’as compris.
– Pas du tout, il faudra que j’aille voir. Cohen réussit à échapper à la justice pendant 5 ans, mais finit par se faire arrêter au Mexique en 2005.
– Ha, comment ?
– Violation des lois sur l’immigration. Il a à ce moment divorcé de sa nouvelle femme Rosa, mexicaine. Ce qui signifie qu’il doit disposer d’un visa pour rester dans le pays. Ce que Kremen apprend, et signale aux autorités de l’immigration US, qui relaient l’information à leurs collègues mexicains. Quand Cohen se pointe en personne, pour économiser le prix d’un représentant, dans le bureau des autorités mexicaines pour demander son visa, ben par définition il n’en a pas et se trouve donc illégalement sur le territoire. Il est arrêté et transféré aux Etats-Unis.
– Bien joué.
– Direction la prison, mais il en sort en décembre 2006. Et Kremen ne voit toujours pas la couleur de sa thune : Cohen est insolvable, pas un rond. Il a monté tout un réseau pour répartir ses richesses entre 12 sociétés un peu partout dans le monde et les membres de sa famille, et il faut un bon moment pour que la justice démêle l’écheveau. La dernière décision en date remonte à 2011, et consiste à geler plusieurs comptes de personnes liées à Cohen. Mais sans pour autant en transférer le contenu à Kremen. Le dossier est toujours en cours, et en 2018 les sommes dues à Kremen ont été réévaluées avec les intérêts à plus de 80 millions de dollars.
– J’ai l’impression qu’il pourrait attendre encore un moment avant d’en voir la couleur.
– C’est bien possible. Cela dit Kremen n’est pas à la rue. Il a gagné environ 500 000 dollars par mois en exploitant sex.com à partir du moment où il l’a récupéré en 2000, avant de revendre l’adresse pour 14 millions en 2006. Par ailleurs, il a également engagé un procès contre Network Solutions, les branquignols qui avaient transféré la propriété de sex.com à Cohen sans aucune vérification.
– Ah oui, ils sont bons ceux-là.
– Les avocats de Network Solutions ont mis en avant le fait qu’une adresse Internet ne constituait pas un bien, mais un service, ou plus exactement une désignation en vue d’un service, à l’instar d’un numéro de téléphone. Ce que la cour d’appel a rejeté dans une décision qui a fait jurisprudence. L’affaire a été réglée en dehors du tribunal pour un montant d’une vingtaine de millions. Enfin Kremen a quand même récupéré plusieurs propriétés immobilières de Cohen. Sans porte ni toilettes, certes, mais ça reste des biens à plusieurs millions.
– Et Cohen, il devient quoi ? J’aime du mal à croire qu’un type comme lui se contente de son magot planqué.
– Tu as raison. A sa libération, en 2006, il se lance dans la pharmacie. Il crée Medicina Mexico, présenté comme un réseau de 250 pharmacies dans le pays, mais surtout un site de vente de médicaments en ligne, avec pour première cible le marché des Etats-Unis. Il vend tout ce qui est possible, des compléments alimentaires aux pilules contre le poids en passant évidemment par les médocs sans prescription. Et avant tout des traitements contre les disfonctionnements érectiles.
– A tous les coups j’ai un courrier de lui dans ma boîte à spam.
– Probable. Il sort un bouquin sur l’avenir des crypto-monnaies et comment investir dans ce domaine, parce qu’évidemment. A noter que Cohen et Kremen ont encore des contacts réguliers pour se provoquer et chambrer. Il y a une forme de sympathie admirative entre eux, malgré le fait que l’un est déterminé à faire rendre gorge à l’autre tout en saluant sa capacité à esquiver, et que l’autre fera tout pour ne pas lâcher le moindre rond bien qu’il reconnaisse la ténacité de son adversaire.
– Faudrait en faire un film.
– Avec un titre comme sex.com, ça marcherait jamais… Pour finir, un petit mot sur Gary Kremen. Même après créé match.com et géré sex.com pendant plusieurs années, il était toujours un quadra célibataire dans la seconde moitié des années 2000.
– Sérieux ?
– Attention, il n’avait évidemment aucun problème pour trouver quelques compagnes avec qui passer la nuit ou beaucoup plus longtemps, mais était toujours à la recherche du vrai amour. Il a fini par trouver sa femme en offrant un voyage à Hawaï à celui de ses amis qui lui présenterait la bonne personne.
– Aaaaah…
– Bon, ils ont divorcé 6 ans après.
– Haaaan.
– A ce propos…
– Non, je te présente plus de copines, c’est fini.
– Mais enfin, je peux t’offrir un…euh…demi ? Au bar du coin ? Allez…