Tragédie grecque en Bavière
– La plus grande rivalité de l’histoire du sport ? Rien que ça ?
– Rien de moins.
– Eh ben…Lyon/Saint-Etienne ?
– S’il-te-plaît, vois un peu plus grand.
– PSG/OM ?
– Une collection de Pokemon contre une équipe qui ne gagnait que quand son président achetait des matchs ? Je t’en prie.
– C’est plus large ?
– Mais tellement…
– Bon donc je passe tous les derbys locaux et nationaux.
– Tu peux.
-Bjorg/Lendl ? Ou McEnroe ?
– Tu me fais de la peine.
– Ali contre Foreman ?
– Une aimable plaisanterie.
– Prost et Senna ?
– De la roupie de sansonnet.
– D’accord, les Etats-Unis et l’URSS dans toutes les compétitions possibles pendant 70 ans ?
– Tu te rapproches.
– Je n’ai pas plus gros.
– C’est ce qui se dit. Allez, je t’aide, partons des JO de 1936.
– Ach, 1936. Berlin. Je pense évidemment à Jesse Owens qui gagne 4 titres sous le nez de tenants de la supériorité de la race blanche. C’est quand même le truc que tout le monde retient de cette Olympiade.
– Ce qui est injuste, entre nous. Ce sont quand même les Nazis qui nous ont donné la tradition de trimballer la flamme par relais depuis Olympie.
– Hein ?!
– Mais oui, pour souligner à quel point la Grèce classique et éternelle était précurseuse du 3ème Reich.
– Uh, je me sens un peu sale là.
– Oh ben faut pas, c’est pas comme si le CIO avait été présidé par un ancien franquiste et était sans doute la seule institution internationale à pouvoir disputer à la FIFA le titre de la plus corrompue au monde. Mais ce n’est pas le sujet. Tu as raison, je voulais t’amener à Jesse Owens.
– C’est vrai qu’il a bien mis à la honte aux nazis, mais de là à dire que c’était la plus grande rivalité de l’histoire du sport…
– Non, mais pour être plus précis je veux te parler de ses pieds.
– Je dirais qu’ils étaient globalement rapides.
– Indubitablement. Et ce d’autant plus (même si soyons bien clairs le mérite de ses victoires lui revient sans conteste) qu’ils étaient chaussés dans ce qui se faisait sans doute de mieux dans le monde du sport.
– Ah oui ? C’est-à-dire ?
– Eh bien ses équipementiers n’étaient autres que les inventeurs d’un concept qui est aujourd’hui d’une confondante banalité : les chaussures d’athlétisme à pointe.
– Fallait y penser.
– Effectivement. Tout commence dans la ville d’Herzogenaurach, en Bavière. C’est là que naissent en 1898 et 1900 deux frangins, Rudolf d’abord, puis Adolf. Les frères Dassler. La petite bourgade d’Herzogenaurach connaît depuis longtemps un artisanat de la chaussure assez développé, par conséquent papa fabrique des pompes pendant que maman tient une blanchisserie. Quand l’aîné (Rudolf) part à la guerre, le cadet (Adolf) décide donc de se mettre lui aussi à la confection de chaussures. Il récupère des chutes de cuirs et tissus issues notamment de l’armée, et comme il est lui-même fan de sport, décide de se spécialiser dans les godasses sportives. Son idée est de concevoir des chaussures qui apportent un réel avantage aux pratiquants et athlètes.
– Le foot en sabot, ça va un temps.
– Au moins ça faisait une excuse. Pendant ce temps, Rudolf revient du front, et intègre la police. Mais au final ce n’est pas trop son truc, et il décide de rejoindre son frangin, qui opère depuis l’arrière-boutique maternelle. Adolf est plutôt introverti, et s’occupe de la conception et fabrication des chaussures. Rudolf est au contraire doué pour le contact, et va prendre en charge la partie commerciale de l’aventure. C’est ainsi qu’est fondée en 1923 la Fabrique de chaussures de sport des frères Dassler, ou Geda pour Gebrüder Dassler (frères Dassler).
– Et c’est alors qu’ils pensent à la chaussure à crampons.
– C’est Adolf qui a l’idée. Elle arrive aux oreilles de l’entraîneur de l’équipe olympique allemande d’athlétisme, dont les frangins équipent par conséquent plusieurs coureurs. C’est ainsi notamment que la médaille d’or du 800 mètres de 1928, Lina Radke, porte des chaussures fabriquées par Geda. C’est bon pour la visibilité, mais le meilleur est encore à venir pour les frangins.
– A savoir ?
– L’arrivée d’Hitler au pouvoir.
– Je connais beaucoup beaucoup de gens qui ne partagent pas cette interprétation de la chose.
– Evidemment, mais pour des fabricants de chaussures de sport, un régime qui encourage l’exercice physique constitue une réelle chance. Les deux frères adhèrent au parti nazi, avant tout par opportunisme, même si Rudolf avait manifestement plus de sympathie pour la ligne politique.
– Rudolf était plus proche d’Adolf qu’Adolf d’Adolf ?
– Voilà. Entre la qualité réelle des produits Geda et l’entregent politique, la marque devient rapidement très connue en Allemagne, équipant les jeunesses hitlériennes comme l’équipe nationale de foot. C’est ce qui permet aux frères Dassler d’entrer en contact avec Jesse Owens quand il vient à Berlin pour les JO de 1936. Ils lui présentent leurs chaussures à crampons, et il est conquis. Ses quatre titres sont alors une pub retentissante pour Geda.
– Attends une minute, tu veux dire que le symbole du sportif qui a adressé un spectaculaire doigt d’honneur aux idées d’Hitler portait des chaussures conçues et fabriquées par deux membres du parti nazi ?
– Eh oui. On voit d’ailleurs bien à cette occasion combien les nazis sont des cons, puisqu’ils auraient pu mettre ça en avant pour souligner l’excellence de leur fabrication, mais je ne suis certainement pas là pour leur donner des conseils, et une fois encore ce sont des cons.
– Je note que pour l’instant tu me parles de la belle ascension de deux frères entrepreneurs, je ne vois pas de rivalité historique.
– C’est parce que tout commence à se dégrader à peu près à partir de ce moment. Adolf et Rudolf se sont mariés, et leurs femmes ne s’entendent pas. Or les deux couples partagent la même résidence, d’où des tensions grandissantes entre eux. Il y aurait même des bruits selon lesquels Rudolf, séducteur patenté, a peut-être eu une liaison avec sa belle-sœur.
– Je t’accorde que ça peut commencer à ressembler un peu à du vaudeville, mais c’est pas les Atrides non plus.
– Attends. Dès avant la Seconde Guerre, Rudolf cherche à exercer de plus en plus de contrôle au sein de la société, ce que son frère ne prend pas très bien. Une fois que le conflit éclate, il va même jusqu’à refuser l’embauche de deux neveux, parce qu’il ne souhaite pas d’autres membres de la famille dans la boîte. Résultat, les garçons rejoignent l’armée et sont tués.
– Bonne ambiance aux repas de famille.
– Ca ne s’arrête pas là. En 1940, Adolf est mobilisé, mais on l’exempte pour qu’il puisse faire tourner l’usine, considérée comme essentielle.
– Une usine d’équipements de sports, essentielle pendant la guerre ?!
– Oui, alors, bon, comment dire… Ils fabriquaient aussi des armes, à l’époque.
– Je dois avouer que ça paraît plus nécessaire à l’effort de guerre.
– Voilà. Sauf que Rudolf, lui, part à l’armée et ne bénéficie pas d’une exemption. Il ne le prend pas bien. C’est d’ailleurs la guerre qui va définitivement transformer les tensions en conflit fratricide.
– A quelle occasion ?
– Il y a un épisode connu, en 1943. Rudolf est revenu pour une perm’, et une alerte bombardement est lancée. Alors qu’Adolf et sa femme rejoignent l’abri dans lequel sont déjà installés Rudolf et la sienne, il aurait dit quelque chose comme « ces sales connards sont de retour », en référence aux avions alliés. Mais son frère l’aurait pris pour lui.
– Ca peut expliquer.
– Personnellement, je préfère ce qui s’est passé sur la fin de la Guerre. Rudolf déserte pour rejoindre l’usine, mais il est retrouvé et arrêté par la Gestapo, et finit en taule. Non seulement il est assez aigri que son frère fasse tourner la boutique pendant qu’il est derrière les barreaux, mais en plus il pense qu’il l’a dénoncé. Après la défaite, Rudolf fait l’objet d’une enquête dans le cadre de la dénazification menée par les Alliés, puisqu’industriel et membre du parti. Il nie tout lien avec les services secrets et les SS. Malheureusement pour lui, quelqu’un vient les confirmer.
– Quelqu’un…non, quand même pas ?
– Mais si. Adolf le met en cause, et Rudolf passe encore quelque temps à l’ombre.
– Là c’est bien parti, quand même.
– C’est pas fini. Un an plus tard, la roue tourne. C’est Adolf qui fait l’objet d’investigation. Et devine qui vient raconter que c’est lui qui a eu l’idée de reconvertir l’usine pour produire des armements ?
– Je vais voter Rudolf.
– Tout juste.
A noter que pendant ce temps-là, Geda se porte très bien. Les Américains autorisent l’usine à rester en activité (pour produire des chaussures, pas des armes), parce qu’ils connaissent la marque grâce à Jesse Owens, et de nombreux GIs deviennent clients.
– Je dirais que c’est une raison de plus pour se battre et savoir qui contrôle l’entreprise.
– Tu as raison. Mais de toute évidence les deux frères ne peuvent plus se voir, a fortiori travailler ensemble. Ils se parlent une dernière fois en 1948, pour liquider la Geda et s’en partager les actifs. Adolf garde l’usine et deux tiers des employés, Rudolf récupère l’effectif restant.
– Bon ben c’est fini.
– Tu rigoles ? Ce n’est que le début. Adolf compte bien poursuivre son activité, et cherche donc un nouveau nom de marque. Une étude de marché de 30 secondes environ l’amène à la conclusion que le nom Adolf constitue un atout commercial assez limité pour vendre dans le monde en 1945. Il retient donc son surnom de toujours, et Adolf Dassler devient Adi Dassler, et donc Adidas.
– Haaaaan…
– Pendant ce temps, Rudolf ne va certainement pas laisser son (idiot de crétin d’abruti de) frangin récupérer le succès familial. Après tout, c’est à lui que l’entreprise devait sa réussite commerciale, et il a une partie des équipes. Il traverse donc la rivière Aurach qui sépare Herzogenaurach en deux, pour s’installer à quelques kilomètres au plus de son frère ennemi. Il envisage de faire comme Adolf et d’appeler sa boite Ruda.
– Pas Rudadass ?
– Non.
– Dommage.
– Je suis d’accord. Et puis comme ce n’est quand même pas terrible, il opte pour Puma, qui vend mieux.
– Haaaaan²…
– Tu as donc dans la même ville deux entreprises d’équipements sportifs qui vont se faire la guerre dans le monde entier, parce que leurs deux patrons sont bien décidés à avoir la peau de l’autre.
– Cela dit, deux concurrents acharnés sur un même marché, c’est pas inédit non plus.
– Non, mais je te rappelle qu’outre leur passif, elles sont installées quasiment l’une en face de l’autre, avec la rivière au milieu. De fait, c’est toute la ville d’Herzogenaurach qui est marquée par la rivalité.
Pendant les décennies qui vont suivre, la bourgade va certes profiter de la réussite des deux marques, en triplant sa population depuis 1950, mais elle est également surnommé « la ville des têtes baissées ».
– Je ne vois pas le rapport.
– Avant de savoir si tu vas adresser la parole à quelqu’un, tu regardes quelles chaussures il porte. Les gens de chez Puma ne parlent pas à ceux d’Adidas, et vice-versa.
– Tu exagères là.
– Mais non. Les familles travaillent dans l’une ou l’autre des sociétés, de génération en génération. Il y a des magasins et lieux publics fréquentés par les employés Adidas, et ceux qui accueillent les salariés Puma. Chaque boîte paie et entretient des installations sportives, avec notamment des clubs de foot équipés de pied en cap (et à l’œil) à ses couleurs, et la concurrence est au moins aussi exacerbée qu’à Madrid ou Manchester. Au point que les mariages entre « famille Puma » et « famille Adidas » sont exceptionnellement rares. Les enfants des employés Puma ont leur école, avec leur système de ramassage scolaire, différents de ceux des familles Adidas.
– Ils ont réussi à embringuer toute la ville dans une querelle familiale.
– Belle perf. Les deux frères ennemis meurent dans les années 70, mais leurs enfants refusent de se parler. Les deux entreprises sont tellement obnubilées par la querelle qu’elles ne voient pas vraiment venir l’arrivée de Nike, qui leur taille des croupières et prend la première place mondiale. En fait, il faudra attendre les années 90 pour que l’une comme l’autre ne soit plus contrôlée par les familles des fondateurs, et que la rivalité qui sépare Herzogenaurach perde de sa vigueur. Il y a toujours des familles qui sont historiquement Puma ou Adidas, mais de nos jours il s’agit plus de se chambrer qu’autre chose. Aujourd’hui encore, le maire, issu d’une famille Puma, s’efforce de combiner des vêtements des deux marques lors des occasions formelles, pour ne froisser personne. Il est même allé jusqu’à jouer au foot avec des chaussures dépareillées.
– Moi on me dit souvent que je joue avec deux pieds gauches.
– Je l’ai entendu. Le fait est qu’il faudra attendre 2009, 60 ans après la fondation des deux boîtes, pour qu’un match amical soit organisé entre leurs deux clubs locaux. Pour la fête mondiale de la Paix, quand même.
3 réflexions sur « Tragédie grecque en Bavière »
Incroyable cette histoire !! Bonjour l’ambiance dans la famille…
Ah désormais, je ne verrai plus jamais du même oeil ces deux marques et avant de choisir l’une ou l’autre, je repenserai très certainement à Rudolf et Adolf !!!
Merci de cette histoire, j’avais évidemment entendu parler de la rivalité entre les frères Dassler mais n’avais jamais imaginé quelque chose d’aussi « épique »
Sinon, sur les présidents du CIO, n’oublions pas Avery Brundage, son attitude sur les médailles de Jim Thorpe, lors de la prise d’otage à Munich… et, puisque vous avez évoqué Jesse Owens, son rôle dans la 4ème médaille d’or du sprinteur,qui n’a couru le relais que parce que 2 athlètes juifs en ont été évincés (officiellement pour présenter la meilleure équipe possible mais, à l’époque, vu la domination américaine, la tradition était de faire courir les remplaçants largement capables de gagner l’épreuve)
Je ne connaissais pas cette histoire de frères ennemis.