Victimes de la mode (3/3)
Complet trois pièces : les accessoires qui pètent.
– Allez un dernier pour la route ?
– Si tu insistes.
– Comme je l’ai déjà dit, le 19ème est l’époque pendant laquelle le développement de la chimie permet notamment de disposer de solutions pratiques et économiques, tu noteras que je n’ai pas dit sûres, pour remplacer des produits naturels exotiques. Par exemple, l’ivoire.
– Trouver un substitut à l’ivoire me semble une bonne idée.
– Je suis bien d’accord.
En 1863, les facteurs américains de billards Phelan et Collender lancèrent un défi, avec une récompense à la clé : 10 000 dollars de l’époque, soit quasiment 200 000 de nos jours, à qui mettrait au point un matériau de substitution pour remplacer les boules de billard en ivoire. Le billard était alors un spor…une activité très populaire, et le coût/les difficultés d’approvisionnement en ivoire étaient considérés comme un goulot d’étranglement pour son développement.
Le défi est relevé par un dénommé John Wesley Hyatt. Il travaille sur un matériau plastique à base de nitrocellulose. Le premier de ce genre est mis au point en 1848, sous le nom de collodion. Il est alors utilisé pour panser les plaies, et comme émulsion pour plaques photographiques. En 1855, l’Anglais Alexander Parkes raffine un peu le processus et produit ainsi le premier thermoplastique (un plastique qui peut être moulé et modelé en le chauffant) susceptible d’être utilisé pour produire des objets solides. Il baptise sa création la Parkesine, et la brevette comme un imperméabilisant pour textile. L’invention de la Parkesine marque le début de l’industrie plastique.
Hyatt met de son côté au point des boules de billard à base de pulpe de bois et de poudre d’ivoire, qu’il a l’idée de couvrir d’une couche de collodion. Il n’est pas tout à fait satisfait du résultat (les joueurs de billard non plus), aussi il décide de repartir du matériau de base, à savoir la nitrocellulose. Il bidouille, en y ajoutant notamment du camphre, et obtient un plastique souple, malléable, auquel il donne en 1872 le nom de celluloïd. A dire vrai, le celluloïd n’est pas pleinement convaincant en tant que substitut à l’ivoire. Hyatt ne perçut d’ailleurs jamais le chèque de 10 000 dollars.
– Eh ben voilà, tout ce travail pour rien.
– Pas vraiment. Il en fait plein d’autres choses, parce que le matériau est facile à utiliser et qu’il passe assez bien pour de l’écaille, de la nacre, ou de la corne. On l’appelle ainsi l’ivoire français, comme quoi « français » n’est pas toujours flatteur dans la mode. On en fait toutes sortes d’instruments, qui vont du manche de couvert à la barrette, en passant par le peigne, les plumes d’écriture, les boutons, ou les touches de pianos.
– Ecoute, fabriquer toutes ces babioles en plastique plutôt qu’avec des morceaux d’éléphants ou de tortues, ça me paraît plutôt bien. Il est où le problème ?
– Le problème; il est dans le composant de base, la nitrocellulose. Elle est obtenue en « nitratisant » de la cellulose, par exemple avec de l’acide nitrique. Et ça la rend particulièrement inflammable. La nitrocellulose est d’ailleurs également connue sous le nom de coton-poudre, utilisé dans les munitions.
– Ah. Donc boum.
– Voilà. Hyatt lui-même racontait que quand deux de ses boules de billard se percutaient, cela pouvait provoquer une petite explosion comparable à celle d’une amorce de cartouche.
– Ca fait boum quand ses boules se touchent.
– J’en attendais pas moins. D’où la légende selon laquelle les accessoires en celluloïd pouvaient exploser.
– Légende ?
– Oui. C’était pas vrai. En revanche, ils prenaient très bien feu. L’usine de la Celluloid Manufacture Company de Hyatt à Newark a ainsi totalisé 39 incendies en 36 ans d’activité, avec un bilan de 9 morts et 39 blessés. De la même façon, en 1902, des lampes à décoration en celluloïd prennent feu dans un entrepôt londonien; provoquant la mort de 9 personnes. C’est sans compter les nombreuses histoires de victimes de la combustion plus ou moins spontanées de leurs peignes ou boutons de chemise. Histoires vraisemblablement fausses pour la plupart, mais qui suffirent à détourner les consommateurs.
– Si je te suis bien, y’a pas eu autant de morts qu’avec les crinolines, mais quand même quelques-uns.
– C’est ça. Et puis il y a un autre secteur dans lequel le celluloïd représentait un danger tout particulier, parce qu’elle était chauffée.
– Mais quelle idée !
– Ben oui, mais fallait bien. Pendant longtemps, les bandes de films étaient en celluloïd. Donc elles passaient devant de fortes lampes, qui chauffaient pas mal. Avec tous les risques que cela comportait. Heureusement, pour se protéger, les cabines de projection étaient souvent tapissées avec un matériau ignifuge.
– Ah, bien !
– A savoir de l’amiante.
– Hé merde.
– Heureusement, un substitut non inflammable a été mis au point dans les années 50. Aujourd’hui, on ne trouve plus guère de celluloïd que dans les balles de ping-pong.
– Ah oui ?
– Eh ouais. Ne pas jouer au ping-pong trop près du barbecue, donc.
– Ouais, ben en parlant de barbecue, je vais ressortir mon bermuda. Avec chaussettes et sandales. Ca ressemble à rien, mais au moins c’est pas dangereux.
2 réflexions sur « Victimes de la mode (3/3) »
Bonjour Sam
Les balles de tennis de table homologuées pour la compétition ne sont plus en celluloïd mais en plastique depuis quelques années. C’est obligatoire pour les compétitions internationales depuis 2014, et généralisé à tous les niveaux ensuite.
On trouve cependant encore beaucoup de balles en celluloïd pour l’entrainement ou le loisir.
Jean-Pierre
Merci pour la précision. Je ne fais pas assez de compétition…