Accusé…nan, c’est bon, restez assis
– D’accord, j’entends bien qu’il faut prévoir la possibilité d’intenter des recours et des appels, mais enfin avec tout ça tu as des procédures à rallonge et rallonge, ça n’en finit jamais.
– Il faut laisser son temps à la justice.
– Evidemment, mais conviens que ça peut se compter en décennies.
– J’en conviens.
– Voire plus.
– Certes, mais l’important c’est de garder le cap. Tôt ou tard, le jugement tombera.
– Pfff, et encore, ça dépend. Arrange-toi pour que ça traîne exagérément, et le procès peut être définitivement reporté faute de combattants.
– C’est ce que je dis, l’important c’est d’aller jusqu’à au bout.
-Non, tu ne comprends pas ce que je veux dire. Des fois tout tombe à l’eau parce que le prévenu finit par claquer.
-Non, c’est toi qui ne comprends pas. Je ne vois pas en quoi ça empêche de rendre justice.
– Je…le type que tu veux juger est mort.
– Oui, et ?
– Eh ben…tu ne peux plus le juger.
– Pour quelle raison, exactement ?
– Tu vas pas faire passer un mort devant le tribunal !
– Je ne vois pas pourquoi. D’ailleurs cesse de contester, ça s’est déjà fait.
– Mais enfin, quelle prétendue justice attardée, quelle société de barbares a bien pu recourir à une telle pratique ?!
– Repens-toi pour ces propos, mécréant ! Tu calomnies notre très sainte mère l’Eglise.
-L’Eglise ?
– Oui.
-De Rome ?
– Evidemment.
– A fait comparaître un mort ?
– Absolument.
– Attends, je prends un instant pour apprécier le fait qu’une institution qui repose notamment sur l’idée que tous, vivants et morts, passeront devant le tribunal divin pour le jugement dernier, a considéré pertinent de juger un disparu. J’imagine que ça devait être un sacré criminel pour lui réserver pareil sort. Dis-moi que c’était une procédure réservée à des individus ignobles auxquels on n’accordait plus aucune considération.
– C’était le pape.
– On est d’accord qu’on ne parle pas d’un procès en béatification ou canonisation, hein, ce serait tricher.
– Non non. Un procès pour répondre de crime.
– Eh ben. Du coup j’imagine que quand tu dis qu’ils ont fait comparaître un mort, c’est une façon de parler. Ils ne sont évidemment pas allés chercher un pape dans la tombe pour l’amener physiquement devant les juges. Faut pas déconner.
– Euh, si. Ils ont totalement fait ça.
– J’exige des détails.
– Certainement. Partons donc pour une époque où pape pouvait légitimement être considéré comme un poste à risque. Risque vital, s’entend. Soit la période entre le milieu du 9ème et le milieu du 10ème siècle. De 855 à 955, il y a eu 25 papes, ce qui nous fait des règnes de 4 ans en moyenne. Entre 896 et 904, on atteint même une moyenne d’un par an.
– Ce ne sont pas les causes de mort qui manquent à l’époque, surtout qu’on est rarement élu pape jeune.
– Certes, mais quand même. Pour comprendre, faut revenir un peu à l’histoire européenne de la période. Tout part de Charlemagne.
– Couronné empereur romain d’occident en 800.
– Exactement. A sa mort, son empire est divisé entre ses fils, et les souverains carolingiens rêvent tous d’être également sacrés empereurs à Rome. Pour disposer ainsi d’une autorité temporelle et spirituelle incontestable. Dans le même temps, Rome, la ville, a perdu de sa splendeur. Et de sa population. La cité éternelle est un peu décatie. Une chronique de l’époque la décrit comme habitée par des « serpents verts, des crapauds noirs, et des dragons ailés ».
Le pape réside dans un petit secteur fortifié entre 847 et 855 par Léon IV. Les Carolingiens sont protecteurs de l’Eglise et seigneurs de l’Italie, mais leur autorité est contestée et remise en cause par les familles locales. Par exemple les ducs de Spolète.
– J’imagine donc qu’à l’époque l’élection au trône de Saint-Pierre était un véritable panier de crabes avec alliances et soutiens de toutes parts.
– Tu imagines bien. Dans ce contexte, nous allons nous intéresser à un certain Formose. On sait peu de choses de ses origines. Il serait né en 816, autour de Rome, et ça va pas plus loin. Ce qui est sûr, c’est qu’en 864, il est évêque de Porto.
– Ah, ça doit avoir quelques avantages.
– Non, c’est le diocèse de Porto, en Italie. Plus précisément à l’embouchure du Tibre, soit pas très loin de Rome. Formose mène pour la papauté plusieurs missions diplomatiques en Europe. C’est ainsi qu’il fait la connaissance d’Arnulf.
– A tes souhaits.
– Non, Arnulf de Carinthie. C’est l’arrière-arrière-petit-fils de Charlemagne, et il est roi de Francie orientale. Ce qui correspond à l’essentiel de la Germanie.
Si tu veux en savoir plus sur Arnulf, sache qu’en tant que carolingien il est notamment mentionné dans les chroniques de Notker le Bègue, ce qui m’amuse beaucoup.
Toujours est-il qu’en 872, le pape Adrien II est rappelé auprès de son patron. Et Formose est candidat pour lui succéder.
– Il est élu ?
– Non. C’est l’archidiacre de Rome qui est choisi, et qui devient Jean VIII. Formose s’oppose à ce choix, mais sans succès.
– Faudrait pas que ça lui revienne dans les dents.
– Formose s’entend bien avec Arnulf, souverain carolingien, or Jean VIII craint précisément que les Carolingiens cherchent à s’imposer en Italie. Mais, comme il est par définition pétri de charité chrétienne, lui et Formose se serrent la main, il lui pardonne, et ils deviennent les meilleurs amis du monde.
– Ah ben tu vois, je m’attendais à des vengeances et machinations…
– Mais bien sûr que non ! Jean VIII réunit un synode, c’est-à-dire une assemblée ecclésiastique, pour faire excommunier Formose. Il l’accuse notamment d’avoir dépouillé un monastère, aspiré à la papauté, quitté son diocèse sans autorisation, et conspiré pour détruire le siège pontifical.
– Rien que ça.
– Comme Jean VIII est le pape, Formose finit donc excommunié en 872. Il se réfugie alors chez Guy III de Spolète.
– Attends, tu m’as dit que le duc de Spolète faisait partie des familles italiennes qui contestaient l’influence carolingienne dans la péninsule. Il accueille un ami d’Arnulf ?
– Ben oui. Formose doit vraiment être un bon diplomate. Preuve supplémentaire, il réussit à faire lever son excommunication en 878, contre la promesse de ne plus revenir à Rome ni de chercher à exercer des fonctions sacerdotales.
– Bien joué.
– Sa situation s’arrange encore à la mort de Jean VIII. Son successeur, Marin…
– Le pape Marin ?
– Oui.
– Je pouffe.
– Je continue. Marin Ier, donc…
– Y’en a eu plusieurs ?
– Oui, deux. Marin Ier, qui règne entre 882 et 884, rétablit Formose comme évêque de Porto. Il est suivi par Adrien III puis Etienne V. Dans le même temps, Guy III de Spolète est devenu roi d’Italie.
Guy ne s’arrête pas là. En février 891, il se fait couronner empereur par Etienne V. Qui meurt peu de temps après.
– Je résume : nous sommes en 891, Arnulf est roi de Francie, Guy est roi d’Italie et empereur, et Formose est évêque. Et on n’a plus de pape. J’ai bon ?
– Tout bon. En septembre, Formose accède finalement au trône pontifical. Il est toujours hostile à Guy.
– Alors qu’il l’a hébergé pendant qu’il était excommunié ?
– Oui. Donc il reprend contact avec Arnulf. Mais dans le même temps, pour asseoir son pouvoir, Guy oblige Formose à consacrer aussi empereur son fils, Lambert.
Formose n’a pas d’autre choix que de faire ce que lui demande Guy, mais il convainc en sous-main Arnulf de venir s’emparer de l’Italie. Arnulf part donc en campagne dans la péninsule en 894. Sur ce Guy meurt, et les partisans de Lambert mettent Formose en prison. Mais Arnulf assiège et prend Rome. En 896, Formose le couronne empereur d’occident.
– Eh ben voilà, y’a un qui est pape et l’autre empereur, bien joué.
– Le triomphe est de courte durée. Arnulf veut pousser jusqu’à Spolète, sans doute pour faire un sort à Lambert, mais il est victime d’une attaque de paralysie et doit rentrer en Allemagne. Quand à Formose, il claque en avril 897. Il n’est pas exclu qu’il ait été empoisonné. Commence alors la vengeance de Lambert.
– Ouh, ça sent le nanard.
– Ca va surtout sentir le pas frais. Formose est remplacé par Boniface VI, qui ne tient que deux semaines, puis par Etienne VI, allié de Lambert. Etienne décide alors d’organiser le jugement de Formose, en 897.
– Alors que Formose est mort, donc.
– Précisément. Il réunit ce qu’on appellera le concile cadavérique. A noter que le procès s’inspire peut-être pour partie de Grégoire Ier, dit le Grand, pape de 590 à 604. Grégoire déclare que ceux qui ont commis des péchés mortels et ont été enterrés dans une église doivent être condamnés, et cite plusieurs exemples de cadavres exhumés dans le cadre de ces procédures.
– Huissier, allez chercher les pelles !
– Tout juste. Le cadavre de Formose est déterré, et habillé de ses vêtements papaux. Un avocat lui est désigné, qui tient également lieu de porte-parole.
– Cette partie du boulot devrait pas être trop fatigante.
– Il lit des réponses préparées à l’avance. Le procès se tient en synode, c’est-à-dire en présence des cardinaux et évêques.
– Et d’un certain nombre de mouches. Cela dit, on lui reproche quoi, exactement ?
– Etienne reprend les accusations portées autrefois contre Formose au moment de son excommunication. On lui reproche ainsi d’avoir cherché à se faire élire pape alors qu’il était évêque de Porto, ce qui était manifestement contraire au droit canon. On demande aussi au cadavre pourquoi il a cherché, par ambition personnelle, à usurper le trône de Saint-Pierre.
Sans grande surprise, le tribunal conclut que Formose n’était pas digne d’être pape. Toutes ses décisions sont considérées comme invalides, et annulées. Les prêtres ordonnés par Formose sont obligés de signer des lettres de renonciation. On enlève ses vêtements du corps du pape mort, mais également les trois doigts de la main droite qu’il utilisait pour ses consécrations. Le corps est enterré, puis à la demande d’Etienne il est à nouveau déterré et jeté dans le Tibre, où il finit dans les filets d’un pêcheur, mais cette dernière partie est peut-être une légende.
– Il ne fait pas les choses à moitié, Etienne.
– Non, il va s’en mordre les doigts.
– Bien fait, pour le coup.
– Une émeute populaire se produit, et Etienne est emprisonné. Il est ensuite étranglé en captivité. Il est suivi par Romain…
– Le pape romain Romain ?
– Lui-même. Qui ne règne que trois mois. C’est Théodore II qui prend la suite. Il ne reste sur le trône qu’une vingtaine de jours, pas de commentaire merci, mais il a le temps d’accorder à Formose une tombe à Saint-Pierre. Il fait brûler les lettres de renonciation des prêtres ordonnés par Formose, et prépare un synode pour annuler les conclusions du précédent. Avant d’être vraisemblablement assassiné. Son successeur Jean IX, qui reste en place beaucoup plus longtemps, soit deux ans, fait condamner le Concile cadavérique, et brûler les actes. L’Eglise décide alors qu’il est interdit de faire des procès aux défunts.
– Eh ben, il leur aura fallu le temps.
– En effet. Sachant que l’histoire ne s’arrête pas tout à fait là. Deux papes passent encore entre 900 et 904, puis Serge III est élu. C’est un ancien ennemi de Jean IX, qui l’avait fait excommunier.
– C’est un gag.
– Si on veut. Serge confirme donc les condamnations de Formose, et demande que les prêtres qu’il a ordonnés soient à nouveau confirmés par des évêques qu’il a choisis. Mais par la suite la validité des consécrations de Formose est à nouveau reconnue, et l’Eglise condamne les décisions de Serge III, qu’elle considère comme un grand pécheur, notamment coupable de plusieurs assassinats.
– Panier de crabes, on a dit.
– C’est un euphémisme. Aux dernières nouvelles, le dossier est définitivement clos.
3 réflexions sur « Accusé…nan, c’est bon, restez assis »
Bonjour, je connaissais un peu cette histoire de procès mais racontée par vous, elle prend une autre saveur !!
Bref, pape? C’est pas un boulot stable mon fils…
L’image finale est parfaite. J’ai failli avaler ma bouchée de hamburger de travers ! Merci !
Cœur sur vous 🙂
Merci