Poésie pour une sangsue

Poésie pour une sangsue

– Mais quel temps de chiotte.

– En ressenti ou objectivement ?

– T’as vraiment l’impression que c’est l’avis du thermomètre que j’ai envie d’entendre ?

– Oula. Nerveux, non ?

– Me plombe. Le vent, l’heure d’hiver et la gadoue, c’est assez loin de l’image idéale de l’automne où tu te prépares de la confiture de coings en revenant des champignons, pas loin du bon feu qui craque dans l’âtre, si tu veux.

– C’est ça, ton image idéale de l’auto… Bon. Je ne juge pas. Mais il y a des moyens de lutter contre la sinistrose, tu sais ?

On sait, Sam, on sait. On la connait, ton image idéale de l’automne.

– Ah ?

– Mais oui. La pluie, tiens : ça s’anticipe.

– J’en ai un peu marre de demander toutes les dix secondes à Google si je peux espérer marcher 300 mètres sans me prendre une douche d’eau froide sur la gueule, tu sais.

– Il y a beaucoup plus fun pour prévoir la météo.

– Moi, les grenouilles, je les cuisine à l’ail, tu sais, je ne leur file pas une échelle dans un petit bocal.

– J’ai mieux.

– Ah ?

– Les sangsues.

– Hein ?

– Mais si, tu vois de quoi je parle. Les annélides hématophages.

– Des foutus vers suceurs de sang, quoi.

– Si tu préfères. Tu sais qu’on en trouve qui dépassent les vingt centimètres ?

« Hello. »

– J’hésite entre t’injurier et te demander si on parle toujours de sangsues.

– On parle bien de sangsues. Et la sangsue, c’est un magnifique animal.

– Je vais plutôt t’injurier, du coup.

– D’accord, mais tu vas m’écouter deux minutes avant. Tu sais qu’en médecine, on se sert de la sangsue depuis… Bon, disons la nuit des temps pour rester suffisamment flou et laisser croire qu’on y connait quelque chose ?

– Oui. Je peux même te le dire en latin. Il y a une variété de sangsue, Hirudo medicinalis, qu’on utilise d’ailleurs toujours aujourd’hui. Rarement, mais quand même.

« Je vous en prendrai 500 grammes. »

– Ce n’est pas la seule qu’on utilise, mais oui. La première trace documentée date de -1500 avant notre ère et a été retrouvée dans un tombeau égyptien.

– Ah mais tu as vraiment planché sur le sujet de la sangsue ?

– Au petit déjeuner, en plus. Bref : pour beaucoup, la sangsue est l’amie du genre humain, Sam. Elle permet à la fois d’anesthésier la zone sur laquelle on l’applique et d’injecter un anticoagulant dans l’organisme, tout ça sans douleur.

– Ah ?

– Quasiment. Tu peux te faire sucer sans rien sentir, ce n’est pas formidable ?

– Ben non.

– SAM !

– Pardon.

– Bon, de toute façon, je ne comptais pas te raconter leur place dans l’histoire de la médecine mais plutôt dans l’histoire de la météorologie contemporaine. Est-ce que le nom d’Edward Jenner t’est familier ?

Je crois que j’en ai déjà entendu parler.

– Tu m’étonnes, c’est Monsieur Vaccin contre la variole. Un brillant toubib donc, doublé d’un poète catastrophique. Plein de bonne volonté, mais catastrophique.

– Je ne vois toujours pas le rapport avec la météo.

– J’y viens. Il se trouve qu’au milieu du 19e siècle, Jenner a écrit un poème baptisé « comment trouver une bonne excuse pour ne pas accepter l’invitation d’un ami à faire une balade à la campagne ».

– Ah oui, il a bien fait de se concentrer sur la médecine avant tout, lui.

– Voilà. Le poème liste toute une série de petits trucs destinés à démontrer qu’il ne va pas tarder à pleuvoir. Parce qu’un gentleman ne saurait en aucune manière répondre à un ami « mais tu me fais CHIER avec tes randonnées de MERDE où on finit TOUJOURS par marcher dans quelque chose de champêtre ». Et un autre médecin, George Merryweather, est tombé sur le poème de son estimé confrère.

– Attends il s’appelle vraiment Merryweather ? « Temps joyeux » ? Pour un billet sur la météo ?

– Je n’y peux rien si la réalité nous mâche le boulot, Sam. Toujours est-il qu’un vers de Jenner lui a tapé dans l’œil – ce vers : « The leech, disturbed, is newly risen / Quite to the summit of his prison » : « Dérangée, la sangsue s’élève alors / jusqu’au sommet de sa prison ».

– Moui et ?

– Jenner décrit en fait un phénomène qui fait que lorsqu’un orage menace, les sangsues, réagissent aux phénomènes électriques annonciateurs et quittent leur refuge par le haut, un peu comme le coup des grenouilles que tu évoquais tout à l’heure. Il n’en faut pas davantage à Merryweather pour que ça mette à mouliner dans son cerveau.

– M’enfin.

– On est à l’époque victorienne, peut-être l’une des plus périodes d’ébullition scientifique les plus intenses de l’histoire. La météo, le temps qu’il fait, pour le dire plus simplement, c’est comme le reste, pour l’esprit d’un savant victorien convaincu qu’il n’y a pas de mystère qu’on ne puisse résoudre : une machinerie à démonter pour comprendre comment ça fonctionne.

– Je ne suis pas tellement certain d’avoir besoin d’invoquer un vers suceur de sang pour prédire qu’il va faire un temps de merde en Angleterre.

Surtout que ça peut vite merder.

– Mauvaise langue. En tout cas, Merryweather imagine une sorte de baromètre à sangsues.

– Sur son temps libre, comme ça, le mec se dit « tiens, et si j’inventais un bocal à sangsues avec des graduations » ? On s’emmerdait quand même un peu, non, dans son secteur ?

– Ne juge pas. Il est anglais et il invente donc illico l’instrument météorologique au nom le plus badass de l’histoire : le Tempest Prognosticator.

Tadaaaaaaaaaaaaaa.

– Mon dieu qu’est-ce que c’est que ce truc.

– Un engin de pas loin d’un mètre de haut fait d’acajou, de verre, d’argent et de laiton. De loin, on dirait la maquette d’un manège traditionnel. C’est très joli, sincèrement. Enfin jusqu’à ce que tu regardes à l’intérieur des douze bocaux d’une contenance d’une pinte environ, placés en cercle sous la cloche principale. Et crois-moi sur parole, ce n’est pas de la Guinness qu’on met dedans.

– Lovecraft aurait adoré. Et c’est censé fonctionner comment ?

– Chaque récipient accueille une sangsue, plongée dans quelques centimètres d’eau de pluie. Et les bocaux sont transparents pour une merveilleuse raison : dans son essai, Merryweather explique que ça permet aux sangsues de ne pas se sentir seules – attends pardon : « de ne pas endurer l’affliction de l’isolement carcéral ».  

– Le bien-être animal, c’est important.

– La rigueur scientifique aussi. L’idée de Merryweather, c’est que les sangsues ont tendance à rester sous la surface de l’eau, sauf lorsque la pluie menace. Là, elles remontent vers la surface, comme sil elles sentaient la baisse de la pression atmosphérique, signe d’une tempête à venir. Du coup, Merryweather observe que « comme le mercure progresse dans un thermomètre, les sangsues montent à l’approche de la pluie. ».

– Donc il faut regarder régulièrement où en sont tes sangsues ?

– Même pas. Merryweather prévoit un amusant mécanisme qui fait que lorsqu’une sangsue parvient au sommet du goulot de la bouteille, elle déloge une petite épingle en os de baleine, ce qui déclenche la grosse cloche placée au sommet du bousin.

On déconne pas, pour le coup de l’os de baleine.

– Doux Jésus, faut quand même aimer se compliquer la vie.

– Franchement, c’est difficile de lire son essai sans se marrer : il y imagine carrément un modèle connecté à Big Ben et capable d’alerter 2 millions et demi de Londoniens… Merryweather a passé l’année 1850 à construire six prototypes et à sélectionner les bonnes sangsues en rejetant les espèces « complétement stupides » qui déclenchent la cloche pour un oui ou pour un non. Mais heureusement, il est devenu pote avec les sangsues compétentes.

– Pardon ?

– Il l’écrit tel quel. « Elles n’essayent plus de me mordre » et « certaines d’entre elles se sont à maintes reprises jetées dans de gracieuses ondulations quand je les ai approchées. Je suppose que c’est une expression de leur joie de me voir. ».

– C’est… Mignon.

– Même les sangsues ont un cœur, Sam.

– Je n’en doute pas.

– Bon, techniquement, elles en ont même deux.

– Merci, j’avais besoin d’avoir cette information en tête pour la nuit prochaine.

– En tout cas, Merryweather était tellement content de son coup qu’il a écrit à la Société de philosophie et de l’institut de Whitby, là où il vivait, pour les prévenir qu’il avait trouvé un truc absolument génial pour prévoir… Bon, pas grand-chose, en fait.

– C’est-à-dire ?

– La société en question a conservé les courriers et les 28 « bulletins météo » de Merryweather et booon… En gros et d’après Merryweather en personne, son appareil ne permet guère de dire autre chose que « oula, ça va dracher bientôt », sans trop préciser ce qu’il attend par bientôt. Et je ne te parle même pas de donner quelques informations un poil utiles aux agriculteurs, par exemple, comme la direction de l’orage ou son intensité. Mais ça n’empêche pas Merryweather de faire sa pub.

– Du genre ?

– En 1851, il installe son prototype pour six mois à Crystal Palace, une immense structure posée du côté de Hyde Park pour des expositions. Un stand immense était consacré aux « œuvres des industries de toutes les nations », et Merryweather s’y est installé avec ses sangsues.

– Et il a séduit les foules ?

– Bof. Et il n’a pas non plus séduit les pouvoirs publics britanniques, pas franchement emballées à l’idée d’un outil météorologique à base de créatures suceuses de sang.  

– On les comprend.

– Ben oui, en plus faut changer l’eau tous les cinq jours. Du coup, le « Meteorological Statist at the Board of Trade », l’ancêtre de l’actuel British Meteorological Office, a préféré retenir le « baromètre » conçu par l’amiral Robert FitzRoy. Il était célèbre, faut dire : c’était le capitaine du Beagle, le navire qui avait emmené Darwin au bout du monde, favorisant ainsi la naissance de la théorie de l’évolution.

– Tu ne vas pas t’en sortir comme ça, j’ai bien vu les guillemets que t’as mis autour du baromètre de FitzRoy.

– Parce que ce n’est pas un baromètre. Il ne mesure pas la pression atmosphérique pour la bonne raison qu’il n’a aucun échange avec l’environnement extérieur. C’est censé permettre de voir venir une évolution météo à partir de la forme des cristaux qui se forment dans le liquide à l’intérieur. Mais c’est surtout une daube sans nom qui n’arriverait pas à prévoir que le soleil devrait se lever demain en début de matinée.

– Bref, les sangsues, c’est mieux.

– Alors je n’ai pas dit ça non plus. Merryweather est retourné chez lui, sans doute un peu amer, mais contraint et forcé de de faire ce qu’il savait faire de mieux : soigner les gens. Et caresser ses copains sangsues.

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