Américaneries
– Aaaaah !
– Quoi, qu’est-ce qu’y a ?
– Ne bouge pas, je crois que tu as un truc…j’arrive pas à déterminer si c’est vivant ou non, mais tu as un truc sur la tête.
– N’est-ce pas ?! Classieux non ?
– Euh…
– Ca me pose, quand même. Tu sens cette aura d’autorité et de respectabilité ?
– Plutôt l’impression de sentir la pauvre bête qui a donné ses poils pour constituer…ce truc.
– Ce « truc », espèce de rustre, est le symbole de mon magistère. La manifestation de mon autorité. La pompe qui sied à mon office.
– Je ne doute pas que tu scies la pompe, mais qu’est-ce que tu fais avec ce machin poudré sur le chef, en vrai ?
J’en impose, de toute évidence.
– Eh bien au vu des quelques avanies que le texte lui-même et les institutions qu’il établit ont dernièrement subies, j’ai décidé de me pencher sur la constitution des Etats-Unis d’Amérique. Tu n’es pas sans savoir que je suis une autorité indiscutée dans le domaine du droit constitutionnel.
– Indiscutée au sens où personne ne prend la peine d’en parler. C’est pas parce que tu as donné 4 TD à la fac…
– Je ne vois personne de plus qualifié ici ! Silence, ou je fais évacuer le tribunal.
– Ah ben voilà, on accapare l’autorité et on en abuse déjà.
– Ne me tente pas, tu sais quelle est ma conception du juge idéal.
« Quelqu’un a des objections ? »
– Navrant, mais passons. Donc, la constitution des Etats-Unis ?
– Oui. Il est courant de souligner à la fois que c’est un modèle de constitution moderne, et que les Etats-Unis ont la même, certes amendée, depuis leur fondation, là où d’autres pays en ont adopté un paquet sur à peu près la même période.
– Une grande stabilité institutionnelle.
– Voilà. Par conséquent, on y trouve quelques survivances amusantes. Par ailleurs, comme les Etats-Unis se sont constitués par agrégation successives de nouveaux états à l’Union, le processus a pu connaître des petites ratées du genre qui fait le délice des juristes. Enfin, tant que je me penchais sur l’histoire de la définition du pays et de ses frontières, je suis tombé sur une république éphémère dont tu n’as certainement jamais entendu parler.
– Voilà un programme alléchant, je t’écoute.
– …
– Quoi ? Je suis tout ouïe.
– Je t’écoute… ?
– Tu n’es pas sérieux ?
– On ne peut plus.
– Je t’écoute, votre honneur.
– Merci. Pour commencer, je vais te parler vite fait de mon passage préféré de la constitution. On rappelle que cette dernière, à ne pas confondre avec la déclaration d’indépendance de 1776, date de 1787. Elle ne compte initialement qu’un préambule et 7 articles, auxquels ont été rajoutés depuis 27 amendements, dont par exemple celui malheureusement bien connu qui confère à chaque citoyen, pour se défendre, la possibilité de « bear arms », c’est-à-dire porter des armes. En vertu de quoi chacun peut cartonner son voisin, alors que ça aurait été bien plus drôle et moins dangereux si la traduction automatique avait existé à l’époque.
On est convaincu que c’est tout à fait efficace pour se défendre.
L’article 1 traite des pouvoirs du Congrès, autrement dit le parlement, et j’attire ton attention, sur sa section 8. La clause 10 indique en effet que le Congrès dispose du pouvoir de définir et punir les actes de piraterie et crimes commis en haute mer.
– Ok, j’imagine que de manière générale le pouvoir législatif définit ce qui est autorisé ou non, y compris en mer.
– Oui, bien entendu. Mais la clause 10 et logiquement suivie par la clause n°11, qui pose tout simplement que :
Le Congrès a le pouvoir de déclarer la guerre, d’accorder des lettres de marque et de représailles, et d’établir les lois concernant les captures en mer et sur terre.
– Des lettres de marque et de représailles… Tu veux dire, comme pour des corsaires ?
– Exactement comme pour des corsaires. La constitution des Etats-Unis, de nos jours, permet au Congrès s’il en a envie, de désigner et autoriser des corsaires. De fait, aucune lettre de marque n’a été accordée par les Etats-Unis depuis 1812, mais la disposition demeure. Elle a conduit les Etats-Unis à ne pas ratifier la déclaration de Paris de 1856 par laquelle ses signataires s’engageaient à mettre fin à la piraterie. Et l’idée de recourir au nouveau aux lettres de marque a été évoquée, et même proposée au Congrès, en 2001 et 2009 pour lutter contre les organisations terroristes et les pirates en particulier somaliens. D’aucuns l’ont encore suggéré ces dernières années, toujours dans le cadre de la lutte contre les organisations terroristes qui ne constituent pas des acteurs étatiques.
– Je ne suis pas convaincu du tout que confier la guerre à des opérateurs privés est une bonne idée, mais je dois avouer qu’en parlant de corsaires tu me prends un peu par les sentiments…
-Oui, hein ? Mais bon, mettons ça sur le compte d’une survivance singulière, le fait est que la disposition n’a pas servi depuis plus de deux siècles. On ne peut pas en dire autant de l’article 4 de la constitution.
– Il parle de quoi celui-là ?
– De la possibilité pour le Congrès d’admettre un nouvel état dans l’Union.
– Il a un peu servi.
– C’est le moins qu’on puisse, puisqu’on est passés des 13 colonies initiales à 50 états de nos jours, avec en 1959 l’arrivée de l’Alaska et d’Hawaï en même temps, pour maintenir la moyenne de température. Et il est possible que le chiffre évolue encore, puisque certains discutent de la possibilité pour le district de Columbia, le territoire à part où se trouve la ville de Washington, voire Porto Rico, de devenir des véritables états. On n’y est pas, mais c’est une idée qui circule un peu.
– Donc il m’a l’air de bien fonctionner cet article.
– En effet. La question est plutôt de savoir si Hawaï a réellement été le 50ème état à intégrer l’Union.
– Plutôt que ?
– Plutôt que le 49ème.
– Tu veux dire qu’il y a un doute sur celui qui est arrivé le premier entre Hawaï et l’Alaska ?
– Non. Je veux dire qu’il y a discussion sur le fait que l’Union comptait 48 ou 47 états avant ces deux-là.
– Quand même, ils savent compter jusque-là.
– J’imagine. Mais avant Hawaï et l’Alaska étaient entrés l’Arizona et le Nouveau Mexique, en 1912, l’Oklahoma en 1907, l’Utah en 1896, l’Idaho et le Wyoming en 1890, et en 1889 le Montana, le Washington, et les deux Dakota du Nord et du Sud.
– Grosse promo en 1889.
– Et c’est là qu’il y a doute et question. Le problème c’est le Dakota du Nord.
– Ah…oui…le Dakota du Nord. Bien connu pour être, euh, au nord du Dakota du Sud.
De fait.
– Je vois que j’ai affaire à un expert.
– Moque-toi.
– Je vais me gêner.
Faites pas les malins, vous n’aviez rien vu non plus.
Cela dit la controverse relative à l’appartenance du Dakota du Nord à l’Union n’a rien à voir avec sa position géographique. C’est encore une question de constitution. La constitution des Etats-Unis, et celle de l’état. La constitution des Etats-Unis donne au Congrès le pouvoir d’admettre de nouveaux états. On l’a vu, c’est l’article 4. Par ailleurs, l’article 6 pose que les chefs des trois branches (législative, exécutive, judiciaire) du pouvoir de chaque état doivent prêter serment de respecter la constitution des Etats-Unis.
– Ca semble assez logique.
– Je suis d’accord. Sauf qu’au moment où il s’est présenté pour devenir le 39ème état de l’Union, la constitution du Dakota du Nord ne prévoyait rien de tel. Elle n’imposait pas à ses officiels de prêter serment au moment de prendre leurs fonctions.
– Ha.
– Comme tu dis. A partir de là, ça devient un débat de juristes, et il s’agit de peser les mots et leurs implications. La constitution du Dakota du Nord n’était pas conforme à l’article 6 de celle des Etats-Unis, d’accord. Mais c’est l’article 4 qui traite de l’intégration de nouveaux états : cette possibilité est donnée au Congrès, et rien ne précise qu’une telle situation l’empêche de l’exercer et d’admettre un candidat.
– L’incompatibilité n’est pas un motif suffisant pour invalider l’adhésion.
– Non. D’autant que les états se mettent régulièrement en contradiction avec la constitution centrale.
– Ah bon ?!
– Et oui, c’est ce qui donne lieu à une bonne partie de la jurisprudence de la Cour suprême. Elle est précisément saisie, entre autres, quand une loi ou décision d’un état est soupçonnée d’être contraire à la constitution des Etats-Unis. Et ça la conduit régulièrement à invalider les lois ou décisions en question, ce qui revient à dire que les états s’étaient en effet mis en contradiction avec la constitution. Leur qualité de membre de l’union n’est pas remise en cause pour autant.
– Je vois.
– De la même façon, ici, quand le Conseil constitutionnel invalide une partie d’une loi, ça ne revient pas à dire que le Parlement doit être dissout parce qu’il a adopté un texte inconstitutionnel.
– Bon ben le débat est clos alors.
– Non. Le Dakota du Nord est devenu un état en vertu de l’Enabling Act, la loi d’autorisation si tu préfères, de 1889, dont l’article 4 stipule que pour devenir un état il doit adopter une constitution qui ne soit pas contraire à celle des Etats-Unis et aux principes de la déclaration d’indépendance. Or en étant en contradiction avec l’article 6 de la constitution des Etats-Unis, on peut considérer que la constitution du Nord Dakota était non conforme. Et que cela bloquait le processus d’adhésion même.
– C’est plus gênant.
– Effectivement. Bon, concrètement on est bien d’accord que ça ne change rien. De fait, le Dakota du Nord est membre de l’Union depuis 1889. La question est de savoir s’il l’a été en droit pendant 122 ans.
– Euh, plus que ça, si ça dure depuis 1889. Faut actualiser tes notes.
– Pas du tout. Parce que le problème repéré en 1995 par un historien du Dakota, John Rolczynski, et que ce dernier a passé 17 ans à tanner le parlement du Dakota pour qu’il fasse quelque chose. Finalement, en 2011, un amendement constitutionnel est proposé, puis adopté l’année suivante.
– Et on est bien d’équerre.
– Jusqu’à ce que quelqu’un vienne trouver un autre trou dans les textes, oui. Note que c’est moins gênant que les trous dans les cartes.
– Du genre ?
– Du genre la république posée entre les Etats-Unis et le Canada.
– Ah oui, entre…quoi ?! Où est-ce qu’il y a un pays entre les Etats-Unis et le Canada ?!
– Tout commence avec l’un des jours les plus noirs de l’histoire de l’humanité. Quand une terre belle et riche de promesses, et sa population optimiste et volontaire, toute entière tendue vers un avenir radieux, destinée à prospérer sous l’influence bénéfique et généreuse d’une patrie aimante et édifiante, tombent au contraire sous la coupe sinistre d’une entité malveillante qui ne survit que pour plonger le monde dans l’arriération, le désespoir, et l’affliction.
– Diantre ! Mais tu me parles d’une calamité biblique là.
– Rien de moins. Je fais bien sûr allusion à ce drame de l’humanité qui a vu le Canada tomber aux mains de la Grande-Bretagne à l’issue du conflit qui opposait cet empire du mal au noble et bienfaisant royaume de France.
– Ha. Nous sommes donc en 1760, c’est ça ?
– Voilà. Rappelons que depuis lors les pauvres populations francophones souffrent, une peine qu’une part non négligeable d’entre elles a décidé d’exprimer en hurlant sans retenue dans des micros, histoire de faire partager leur douleur à toutes les oreilles infortunées alentour.
Dans un monde parfait, quand on dit « chanteuses canadiennes », voilà à qui on devrait penser.
Le Canada appartenant désormais à la couronne britannique, forcément il y a eu quelques tensions quand les 13 colonies américaines situées un peu plus au sud ont décidé de devenir indépendantes. Et un peu de mauvaise volonté quand il a fallu établir formellement la frontière entre les nouveaux Etats-Unis et le Canada via le traité de Paris en 1783.
– C’est jamais un exercice facile.
– Non. En l’occurrence, ce qui pose problème c’est le tracé de la limite entre le New Hampshire et le Québec. Les deux parties se mettent d’accord pour dire que la frontière correspond à la branche la plus au nord-ouest de la rivière Connecticut.
– Qui du coup « connecte » et « coupe » les deux pays.
– Bravo. Mais les Etats-Unis et le Canada n’ont pas la même définition de cette branche. Pour les Américains, c’est la source Halls, et pour les Britanniques c’est le 4ème lac Connecticut, qui se situe plus à l’ouest. Entre les deux, il y a donc un territoire de quelques 260 km² qui est revendiqué par les deux pays. Et leurs administrations fiscales.
– Ah, s’il y a une histoire de sous, ça va pas être simple.
– Tu as tout compris. A partir de 1796, deux compagnies concurrentes achètent des titres de propriété sur ce territoire pour les revendre aux colons et spéculateurs. Puis entre 1812 et 1814, c’est la guerre entre la Grande-Bretagne et Etats-Unis, qui évidemment se joue pour partie en Amérique du Nord. Le traité de Gand y met fin, et prévoit que les belligérants se mettent d’accord sur la frontière.
– Serait temps de s’y atteler sans mettre les gands.
– En mai 1823, l’Etat du New Hampshire réclame les terres de deux des principaux propriétaires du territoire. Puis en 1824, le Parlement (du New Hampshire toujours) proclame sa possession du territoire. Pour autant, en 1827, les négociations sur la frontière entre le Canada et les États-Unis débouchent sur une impasse. L’arbitrage est soumis à Guillaume 1er, roi des Pays-Bas, qui rend sa décision en janvier 1831. Il tranche en faveur du Canada, mais les États-Unis rejettent cette décision.
– C’est bien, on avance.
– Pendant ce temps, les environ 300 habitants du territoire contesté en ont surtout marre d’être sollicités à la fois par les percepteurs américains et canadiens. Puisque personne ne semble réussir à se mettre d’accord, plutôt que d’être doublement taxés, ils déclarent donc leur indépendance. En 1829 ou 1832, selon le document auquel on se réfère. C’est ainsi qu’apparaît la République d’Indian Stream, capitale Pittsburg sans h.
La géopolitique mondiale en est…non, pas vraiment.
Les habitants font les choses bien, puisqu’ils rédigent et adoptent une constitution, impriment leurs propres timbres, et établissent une force armée de précisément 41 personnes.
– Plus qu’à instituer un régime fiscal « amical » et ils pourront officiellement demander le statut de principauté d’opérette.
– Parlons-en, du fisc. Les Etats-Unis semblent reconnaître le petit état, puisqu’ils imposent des taxes d’import sur les marchandises qui en viennent. Mais le Canada continue à y envoyer ses collecteurs d’impôts. Et puis en dépit de la déclaration d’indépendance, le shérif du comté de Coos, au New Hampshire, demande une intervention de la milice (du New Hampshire) le 30 juillet 1835. Elle occupe la république, qui accepte son incorporation le 5 août 1835.
– Un précédent sans suite dans l’histoire des Etats-Unis.
– Plus jamais. Mais ça ne met pas un terme à la dispute territoriale avec le Canada. En octobre 1835, un sheriff et un juge britanniques arrêtent un résident d’Indian Stream pour une note non réglée dans un magasin de matériel. Ce qui conduit des résidents à le libérer, puis quelques heures plus tard un groupe d’entre eux, un peu bourrés, vient tirer sur la demeure du magistrat. Ils blessent le shérif et capturent le juge.
– La politique internationale à l’échelle de la buvette du coin.
– C’est ça. Un détachement de 50 hommes de la milice du New Hampshire occupe le territoire de la mi-novembre au 18 février 1836. Le 2 avril, les résidents d’Indian Stream adoptent unanimement une résolution reconnaissant au New Hampshire le droit de d’exercer inconditionnellement son contrôle sur le territoire.
– Après tout, s’ils sont d’accord.
– Tuh tuh tuh, ça n’en reste pas moins une occupation militaire d’un territoire contesté entre deux états. Autrement dit, un incident diplomatique international. On a eu des guerres pour moins que…pour pas plus.
– Et on n’a même pas de casques bleus sous la main.
– L’ambassadeur britannique écrit une lettre de protestation au président Andrew Jackson et à son secrétaire d’Etat. Les deux pays sont cependant d’accord pour ne pas se faire la guerre pour une histoire de courses non payées. Il y a donc des discussions entre les Etats-Unis et le Canada. En juillet 1837, des officiels britanniques considèrent encore que le territoire d’Indian Stream fait partie de l’Amérique du Nord britannique, mais la couronne lâche l’affaire.
– Un coup dont l’empire ne se remettra pas, il ne lui reste que l’Inde, l’Australie, une partie de l’Afrique…
– En 1840, suite à une pétition des habitants, la république d’Indian Stream devient la municipalité de Pittsburg, 315 habitants, qui constitue la plus au nord du New Hampshire. Le tout est officialisé dans le traité Webster-Asburton de 1842 entre les Etats-Unis et la Grande- Bretagne.
– Je suis soulagé d’apprendre qu’on a évité le conflit mondial.
– Aujourd’hui, Pittsburg est un village qui compte un peu moins de 900 habitants. Pour un territoire de 754 km². Soit à peu près 5 fois plus que Pittsburgh, Pennsylvanie, et ses 300 000 résidents.
– Ah oui, c’est…grand.
– C’est la municipalité la plus étendue de Nouvelle Angleterre. A 30 km² près, elle est aussi grande que New York (784 km²).
– C’est un peu moins dense.
– Un peu.