Atomic Airlines
– Alors, tu crois peut-être que je n’ai rien remarqué, hein ?!
– Pardon ?
– C’est ça, fais l’innocent.
– Mais je…suis innocent.
– Alors ça j’aurais tout entendu.
– Oui bon d’accord, ça dépend peut-être de quoi on parle. De quoi on parle ?
– Tu penses que je n’ai pas vu ton petit air satisfait ? Genre, « oui voilà, j’ai fait un papier sur un avion à vapeur, n’est-ce pas délicieusement cocasse, pensez donc, un avion à vapeur ».
– Jamais, mais alors jamais je n’utiliserais le mot cocasse.
– Il n’empêche ! Un avion qui vole au charbon, c’est pas banal. Indéniablement. Bien joué. Mais je ne te laisserai pas le dernier mot.
– Quoi, tu vas m’inventer le coucou qui tourne à la betterave ?
– Du tout. Aujourd’hui on va parler d’avion atomique.
– Attends, atomique, comme à propulsion nucléaire ?
– Absolument.
– Ca existe ?!
– Presque. On n’est pas passé loin.
– D’accord, je t’écoute.
– Faut bien comprendre qu’à partir du moment où le potentiel de l’énergie nucléaire a été étudiée, et à plus forte raison quand les petits gars du projet Manhattan ont commencé à concevoir et fabriquer des piles atomiques, un peu tout le monde s’est pris à rêver. L’énergie nucléaire, au sens des réactions contrôlées dans un réacteur, permet de produire énormément d’énergie, longtemps, à partir de relativement peu de combustible. Certes, on peut évidemment s’en servir pour produire de l’électricité, mais conviens que le principe d’un véhicule qui peut tourner pendant des semaines et des mois avec un seul plein est alléchante.
– Je reconnais.
– L’idée d’un sous-marin à propulsion nucléaire est étudiée dans les laboratoires de la Navy dès 1939, même s’il faudra attendre 1955 pour que le premier du genre, évidemment appelé le Nautilus, soit lancé. En 1957, les Soviétiques mettent à l’eau le premier navire de surface à propulsion nucléaire, le brise-glace Lénine. Suivis de près par les Etats-Unis, avec le lancement du premier porte-avions nucléaire en 1960, l’Enterprise.
– Parce que l’ogre capitaliste ne pense qu’à pervertir des technologies qui pourraient apporter le bien-être à l’humanité en en faisant des armes de guerre là où la patrie du prolétariat triomphant en fait l’outil qui permet de désenclaver les peuples en brisant la gangue de la banquise glacée comme le calcul froid de la bourgeoisie égoïste.
– Je…en fait…tu l’avais répété ou bien ?
– Continue, camarade.
– Pour le dire autrement, la propulsion nucléaire semble une voie d’avenir. On a des sous-marins, on a des bateaux…
Il est donc logique qu’on pense à des avions.
Je te rappelle que c’était d’ailleurs l’une des idées de Ronald Richter, le savant de l’Allemagne nazie à qui l’Argentine a donné une ile pour qu’il mène des expériences nucléaires secrètes. D’autant plus qu’avec la Guerre Froide, l’un des objectifs des deux grandes puissances, aussi terrifiant soit-il, est d’avoir en permanence les moyens de lancer une attaque massive sur l’adversaire. Idéalement, une flotte de bombardiers qui seraient déployés en permanence, c’est-à-dire avec à n’importe quel moment un nombre suffisant d’avions en vol pas trop loin du territoire ennemi pour le frapper quand on veut. Or les bombardiers n’ont quand même qu’une autonomie limitée, donc faut organiser des rotations, les faire revenir à la base pour le plein, tout ça.
– Oui, je vois le problème, ça coûte cher en essence.
– C’est pas la préoccupation première, mais un zinc capable de rester en vol pendant des semaines d’affilée serait autrement plus satisfaisant. D’où l’idée de lui mettre de l’uranium dans le moteur. Le projet NEPA (Nuclear Energy for the Propulsion of Aircraft), ou Energie Nucléaire pour la Propulsion des Avions, est donc lancée par l’armée américaine dès 1946, avec une dotation initiale de 10 millions de dollars. En 1951, il est remplacé par le programme ANP, Aircraft Nuclear Propulsion.
– Ils ont claqué 10 millions et réfléchi pendant 5 ans pour retirer une lettre ?
– C’est largement classifié, mais je ne crois pas qu’ils n’aient fait que ça. C’est que concevoir un réacteur nucléaire pour faire tourner un avion n’est pas si simple que ça. Dès 1949, plusieurs prototypes sont conçus et testés.
Sans rentrer dans les détails, il faut notamment concevoir un système de refroidissement qui évite de rejeter la radioactivité directement par le pot d’échappement (façon de parler), et les ingénieurs sur le coup développent par ailleurs la technologie des réacteurs à sels fondus, qui est aujourd’hui à la base du concept de réacteur nucléaire de 4ème génération.
– J’ai rien compris, mais je retiens que c’est pas évident de concevoir un réacteur nucléaire pour alimenter un avion.
– Voilà. Dans un second temps, il faut réfléchir au système de protection de l’équipage. Parce que si les pilotes développent un cancer tous les six mois, c’est moyennement intéressant. Un cockpit spécial de 11 tonnes, équipé de plusieurs couches de plomb et de caoutchouc, ainsi que de réservoirs d’eau, est ainsi mis au point.
Le tout, c’est-à-dire le réacteur et le cockpit, est installé dans un B-36, parce que dans un Cessna ça va être un peu étroit.
– C’est gros comment un B-36 ?
– Le B-36 est le premier bombardier conçu spécifiquement pour effectuer des missions intercontinentales et transporter des charges atomiques. Ce qui revient à dire que c’est typiquement le genre d’engins qu’il serait pertinent d’équiper d’un moteur nucléaire. Il affiche une envergure de plus de 70 mètres. Chaque aile dispose de 3 moteurs à hélice, PLUS deux moteurs à réaction à partir de 1949.
Et évidemment, en tant que premier bombardier nucléaire intercontinental, le B-36 reçoit le petit nom de Peacemaker.
– Je ne vois pas le rapport avec les piles cardiaques.
– PEACEmaker, espèce de noodle. Le pacificateur. A partir de 1953, un B-36 est ainsi converti en NB-36, avec un N comme Nuclear. Le réacteur de 1 mégawatt de 16 tonnes est installé dans la soute à bombes arrière, et la cabine spéciale est posée…ben à l’avant. Le Peacemaker devient ainsi Crusader.
– Encore un nom qui n’appelle pas du tout à la bagarre.
– Du tout. Autre signe distinctif, il reçoit un petit macaron sur la queue qui signale sa nature particulière.
Point important, le NB-36 dispose toujours de moteurs conventionnels, notamment pour les phases de décollage et d’atterrissage. Le réacteur nucléaire n’est censé être mis en route qu’une fois en vol, le temps qu’il atteigne la température voulue, et aussi, quand même, pour minimiser les éventuels risques si un accident se produisait pendant les phases d’approche ou d’ascension.
– Oui parce que quand même, y’a ça. On parle d’un réacteur nucléaire qui vole.
– Voilà. Tout ça pour dire que le NB-36 effectue 47vols d’essais entre 1955 et 1957, essentiellement au-dessus du Nouveau- Mexique et du Texas. Soit 215 heures de vol, dont 89 pendant lesquels le réacteur est en fonctionnement. Mais il n’alimente pas l’avion, qui vole au kérosène. Il s’agit à ce stade de tester déjà le fonctionnement d’un réacteur nucléaire dans un avion en vol. Par exemple de mesurer les éventuelles émissions radioactives, à la fois dans le cockpit et à l’extérieur, dans le cadre d’un programme spécifique appelé, je suis sérieux, « Mauvaise Haleine » (Halitosis). Le NB-36 est ainsi escorté en vol par un B-50, qui effectue des mesures derrière lui, et par un C-97 qui transporte un escadron de paras prêts à être déployés pour sécuriser le site d’un éventuel accident. Si tu as 9 minutes, tu peux regarder ce petit film, tourné par l’Air Force elle-même pour présenter le tout.
– Bon d’accord, ils testent d’abord le fonctionnement du réacteur en vol de façon autonome, et je salue cette volonté d’y aller progressivement, mais quand est-ce qu’ils le branchent aux moteurs ?
– Eh bien…jamais. Les tests confirment qu’il n’y a pas de danger d’irradiation pour l’équipage, et le potentiel d’une source d’énergie de longue durée existe. Cependant les développements de l’aéronautique, avec des appareils à plus grand rayon d’action, et plus d’autonomie, ainsi que les techniques de ravitaillement en vol ou la mise au point de missiles balistiques à longue portée, rendent cette solution moins attractive. Par ailleurs, il y a quand même quelques inquiétudes publiques à l’idée de faire voler de mini-centrales nucléaires. Par conséquent, après une dizaine d’années et près de 470 millions de dollars investis, le programme ANP est suspendu, puis définitivement abandonné par Kennedy.
– Dommage, c’était un peu de la bombe.
– Précisément.
3 réflexions sur « Atomic Airlines »
Tout d’abord merci pour votre blog extrêmement bien écrit et que j’adore 🙂
Sinon pour information, et parce que dans les années 50 on savait s’amuser, il y a eu apparemment des études de voitures nucléaires. Oui, oui.
Notamment Ford Nucleon ou Cadillac WTF (qui ne veut pas dire ce que vous pensez)
Bonne continuation
Ca mérite d’aller voir, merci.