Burning Bruno
– Non.
– Quoi, non ? Bien sûr que si.
– Non. Je te promets qu’on ne fera jamais un carton avec une histoire de dominicain du 16e siècle. Ça emmerde tout le monde.
– T’iras dire ça à Umberto Eco, Sam. Il n’a jamais vendu que 50 millions d’exemplaires du Nom de la Rose.
– Je… Ce n’est pas pareil. Et puis c’est surtout une histoire de franciscains.
– The mauvaise foi is strong in this one.
– Pas du tout. Et de toute façon et sans vouloir t’accabler, minou, on est encore assez loin d’Umberto Eco, tu me l’accorderas ?
– Quelques années-lumière. N’empêche que je tiens à mon dominicain.
– M’enfin qu’est-ce qu’il a de spécial, ton moine ?
– C’était de toute évidence un vrai connard arrogant et têtu.
– … De mieux en mieux.
– Mais qui avait vu juste sur pas mal de trucs. En gros il avait de bonnes excuse pour se comporter en connard arrogant et têtu dans la mesure où il avait la plupart du temps raison face à une bande de gros bourricots.
– Dans quel domaine ?
– Philosophie, astronomie, physiques, cosmologie, science en général et magie noire.
– Ah très b… Attends comment ça, il a vu juste en magie noire ?
– Bon, OK, je ne suis pas certain en ce qui concerne la magie noire. Mais pour le reste oui.
– Bon.
– Oh, il a cramé vif.
– Ah ben voilà ÇA c’est l’esprit, ÇA c’est la ligne éditoriale.
– Bon, je te raconte ?
– Allez.
– Tout commence à sa naissance.
– Sans déconner ?
– Tu vois ce vieux paillasson dans l’entrée ?
– Celui sur lequel ton chat est en train de pisser ?
– Comment ç… Eh merde. En fait, non c’est encore mieux. Si tu m’interromps encore une fois pour une ânerie, je te l’enfonce dans les narines.
– La violence, tout de suite. Bon : il naît.
– Oui, dans un petit village de la région de Naples et par un beau matin d’hiver. On le baptise Filippo et on ne sait pas grand-chose de ses premières années sinon que sa famille, relativement modeste, a tout de même les moyens de lui offrir une solide éducation humaniste.
– Ah ça c’est bien.
– Oh dans l’idée oui. Le hic, c’est Filippo développe assez vite une allergie assez profonde à ses enseignants dont il supporte assez mal le pédantisme.
– Un petit insolent qui se croit plus malin que ses profs, mon dieu à qui peut ça bien me faire penser.
-… J’ai changé, d’accord ? Et en l’occurrence Filippo a de solides raisons d’envoyer bouler ses professeurs : il est vraiment plus intelligent qu’eux, lui. Mais vraiment. Il passe son temps à leur tailler des croupières et à les ridiculiser de manière toujours plus implacable au fil de ans.
– Doué, mais puant.
– Conscient de ses capacités, on va dire. Pour un jeune homme doué, ambitieux mais sans fortune et issu du peuple, il n’y a pas 36 solutions pour s’élever dans ce bas monde, au moins dans l’Italie du 16e siècle.
– Les ordres ?
– Gagné. On l’envoie se faire voir chez les Napolitains, non sans un certain soulagement. Il y suit des cours à l’Université, où il fait péter les scores dans un domaine étonnant et dont l’art s’est quelque peu perdu depuis : la mnémotechnique.
– Attends j’ai su ce que c’était…
– Andouille. C’est l’art de travailler sa mémoire par toute une série de méthodes imaginées pour la plupart dans les grandes universités médiévales et salement utiles pour maîtriser des savoirs que tu es encore à quelques siècles d’aller retrouver en trois clics sur le web. Tu as toute une série de « trucs » et d’exercices comme la méthode des loci.
– Un truc nordique ?
– Pas de Loki, patte : des loci, des lieux. C’est le palais mental cher à Sherlock Holmes : à chaque idée, fait, chiffre ou texte à mémoriser, tu associes une place dans le palais imaginaire que tu construis dans ta tête. Plus les lieux que tu imagines sont frappants et impressionnants, plus il est facile de les associer à ce que tu cherches à mémoriser.
– Eh ben il devait tabasser en soirée, ton Filippo.
– Je t’accord que ça n’était probablement pas tout à fait le roi des dance floors mais il s’en cogne, quelque chose de bien. Pendant que les autres étudiants se comportent comme… ben des étudiants, lui continue d’explorer les ressources de son intelligence. Et elle est hors du commun, plus vive peut-être que celle d’un Pic de la Mirandole dont il faudra bien que je te parle un jour. Filippo, ce n’est pas un Pic, c’est un cap, c’est une péninsule.
– Oh c’est malin, ça. Restons déjà sur ton Filippo.
– Le truc, c’est que on intelligence n’inclut toujours pas la modestie. Filippo a le don de ne pas savoir cacher le mépris ennuyé que lui inspirent ses camarades d’une part, ses maîtres d’autre part.
– Tous des glands.
– A ses yeux et pour schématiser, oui. Ce qui ne l’empêche pas d’entrer chez Frères Prêcheurs en juin 1565 – les Dominicains, ceux dont l’habit blanc se rehausse de noir. Et là, c’est mieux.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire qu’il a enfin la sensation d’entrer dans un cadre à sa mesure. Il est même suffisamment impressionné pour prendre le nom d’un de ses maîtres, Giordano Crispo, métaphysicien de son état. Celui qui est désormais Giordano Bruno se fait ordonner prêtre en 1573 et vit en frère modèle, verbo et exemplo.
– Kékégné ?
– Par le verbe et par l’exemple, la devise dominicaine. Mais voilà, chassez le naturel, il revient au galop. Non seulement Bruno est un aventurier de l’esprit, mais il a comme une légère allergie à l’autorité, surtout quand elle se base sur l’équivalent ecclésiastique d’une paire de galons et pas sur la compétence. « Je hais le vulgaire et la multitude me contrarie », résumera-t-il dans un de ses livres.
– Le don se de se faire apprécier.
– S’il n’y avait que ça, encore. Mais sa soif de savoir le pousse vers des lectures… Disons coupables.
– Quoi ? Tu veux dire Union ou Dorcel Magazine ?
– Tu as de la buée sur tes lunettes et non. Je pensais plutôt à des traités d’alchimie, de logique aristotélicienne, de sciences arabes, de savoirs talmudiques et ésotériques.
– Oulala, quelle excitation, quel tabou de l’interdit, je frôle la demi-molle.
– Tout le monde n’a pas le vice dans le sang, Sam. Bref, allez savoir à quelles étonnantes expériences ce grand curieux s’adonne dans le secret de son monastère mais il se livre de toute évidence avec quelques trucs chelous avec des cornues, des réchauds et des poudres à la con.
– Un coup à foutre le feu, ça.
– Oh ça viendra mais pas à cause d’une erreur de manipulation de sa part, en l’occurrence. En tout cas, c’était un poil risqué de frôler les savoirs occultes et l’alchimie, en plein 16e siècle eh ben figure-toi qu’il va faire pire.
– Pire ? La démonologie ? La nécromancie ?
– L’astronomie et la cosmologie.
– … J’espérais des têtes de chèvre et des pentacles et voilà qu’il me sort un putain de télescope.
– Tu es déçu ?
– Je suis plutôt dessous. Au 36e dessous, là.
– On est au 16e siècle, bijou. L’astronomie sent autant le fagot que le satanisme parce que ça touche aux mystères de la Création, à la place de l’Homme dans l’univers et aux desseins de Dieu. Et que c’est un Dominicain : il n’est pas nécessairement censé tripatouiller dans une direction qui pourrait tôt ou tard chatouiller le dogme d’un peu trop près.
– Ah je comprends mieux.
– Attention, hein : contrairement à une idée reçue, l’Église a plutôt tendance à soutenir la science et la recherche – m’enfin dans certaines limites et faut voir à pas pousser mémé dans les orties quand même.
– Laisse-moi deviner : il pousse mémé dans les orties ?
– Il lui botte salement le cul, Sam. De 1565 à 1576, les heurts avec d’autres moines et sa hiérarchie se multiplient. Il commence à franchement agacer au point qu’il se voit contraint de tailler la route en catastrophe, avec une accusation d’hérésie collée aux miches.
– Outch.
– Comme tu dis. Il commence une cavale qui va durer 16 ans et l’emmener sous plusieurs identités dans toute l’Europe ou presque, contraint de décamper dès qu’on le démasque. En Italie d’abord, où il vivote en donnant des cours de grammaire ici ou là, puis en Savoie où les protestants l’accueillent un temps avant qu’il ne réussisse l’exploit de s’engueuler aussi avec eux, puis à Lyon et à Toulouse, où il peut enfin s’installer quelques mois pour enseigner. Il publie quelques livres qui le rendent célèbre, dont un traité sur la mémoire, le Clavis Magna, qui attire l’attention du roi de France – Henri III, en l’occurrence. Lequel le rencontre et tombe sur le cul en constatant l’ampleur de la mémoire et de l’intelligence aiguë de Bruno.
– Il le protège ?
– Oui. Il lui offre un répit de cinq longues années de paix en le nommant « lecteur extraordinaire et provisionné » au Collège des Lecteurs Royaux, futur Collège de France. Il écrit beaucoup à cette époque et se fait à peu près un ennemi par page. Il a le style moqueur et brillant, le sarcasme facile… Quand il passe par Oxford en 1583, ça ne rate pas : après les catholiques et les protestants, il réussit à se fâcher avec les anglicans. Il faut dire qu’il se paye la fiole des savants anglais en les accusant de mieux s’y connaître en bière qu’en sciences.
– Seems legit. Mais sur le fond, on lui reproche quoi ?
– Oh ben des idées un peu trop avancées, les mêmes que Copernic. En gros, pour lui, c’est la Terre qui tourne autour du Soleil et non l’inverse. Le Créateur n’a donc pas mis l’homme au centre de la Création loin de là. Pour lui, l’univers est infini et contient une infinité de planètes, de soleils et de mondes comme le nôtre – des mondes où logent d’autres espèces intelligentes, pour Bruno. En gros, nous ne sommes pas les enfants uniques de Dieu… « Nous affirmons qu’il existe une infinité de terres et de soleils et un éther infini. Des êtres habitent ces mondes. »
– Ah carrément. Des extra-terrestres.
– Oh ben tant qu’à faire et quitte à envoyer bouler les trois quarts du dogme chrétien, autant que ce soit de bon cœur.
– Mais il n’a pas envie de freiner dans la provocation, à un moment ?
– Pas le genre. Bruno a comme une rage de savoir qui le dévore. Il le SAIT, qu’il a raison. Foi ou pas, ce n’est pas la question. Les Écritures ont tort. Le Pape a tort. Les conciles ont tort. Et Giordano Bruno, lui, a raison.
– Un melon format pastèque.
– Doublée d’un sentiment d’impunité qui va lui faire faire une grosse erreur : il rentre en Italie.
– Tu me diras, après quinze jours en Angleterre, tu dois être prêt à crever pour une heure à Rome.
– Il passe par l’actuelle Allemagne avant, où il se fait sans surprise expulser de la moitié des villes de la région avant d’arriver en Italien, direction Venise.
– Loin de Rome tout de même.
– Et du pape, oui, particulièrement ravi de voir l’enfant terrible repointer le bout de son nez dans la péninsule… Dans la cité des Doges, il passe un drôle de deal avec un bourgeois local, Mocenigo, un type cousu d’or et persuadé d’avoir le cerveau du siècle qui demande à Bruno de lui enseigner son savoir. Bruno accepte, comptant l’endormir avec deux ou trois trucs mais Mocenigo estime fort justement qu’il lui bourre le mou au gros sel. En 1592, après l’avoir séquestré des mois, Mocenigo dénonce Bruno à l’Inquisition, qui l’arrête aussitôt mais le traite évidemment avec humanité et cœur.
– Sérieux ?
– Nan. On le torture à tout hasard joyeusement – mais il n’avoue rien, ne reconnaît rien, nada, tchi, que dalle. Pendant tout son procès.
– Et c’est long ?
– Huit ans.
– Ah très bien. Ce n’est pas d’aujourd’hui, les lenteurs de la justice. Concrètement, on l’accuse de quoi ?
– D’un peu tout. L’hérésie bien sûr, mais aussi l’alchimie. On lui reproche aussi de croire à la réincarnation. Oh, et on lui reproche aussi d’avoir affirmé que Marie n’était peut-être PAS TOUT À FAIT restée une oie blanche avant la naissance du Christ.
– Ah évidemment ça peut choquer.
– Oui. Et pourtant, Giordano Bruno se bat pied à pied, ridiculise ses accusateurs, pointe leurs paradoxes et les renvoie régulièrement à leurs propres écrits. Et pour cause, il les connaît par cœur.
– La mémoire…
– Oui. Après des années de procédure, chose étonnante, le tribunal de Venise acquitte Bruno. Chose nettement moins étonnante : le Pape apprécie moyen moyen.
– Ah tiens.
– Et il ne se contente pas de ronchonner : il exige du Doge qu’il lui livre Bruno.
– Ah ça non !
– Oh si. Le Doge fait carpette et remet au Pape le type que son propre tribunal vient de déclarer innocent. Et boum, rebelote.
– Non, un nouveau procès ?
– Oui mais vachement moins long : sept ans seulement. Là encore, Bruno est décidé à aller au bout de ses idées. Sommé de se rétracter, il a une réponse pleine de panache mais légèrement suicidaire : « Je ne crains rien et je ne rétracte rien, il n’y a rien à rétracter et je ne sais pas ce que j’aurais à rétracter. »
– Je pense qu’il veut dire qu’il ne se rétracte pas.
– Voilà. Il manque flancher plusieurs fois, mais non : foutu pour foutu, il reste fidèle à ce qu’il est, à ce qu’il pense. Et ça ne rate pas : en janvier 1600, bonne année : Bruno est déclaré hérétique et condamné à être livré au bras séculier avec cette formule qui se passe de toute traduction, ut quam clementissime et citra sanguinis effusionem puniretur.
– Tu m’énerves, monsieur j’ai fait du latin gnagnagna.
– Je charrie : il s’agit d’une peine infligée« avec la plus grande clémence et sans verser le sang ».
– Oh ben ça va, il s’en tire b…
– Sans verser le sang, ça veut dire qu’on le fait cramer sur le bûcher, Sam.
– Ah ben paye ta périphrase.
– C’est mignon, hein ? Bref : le 17 février 1600, il fait froid, à Rome. Enfin pas pour tout le monde.
– C’est un mercredi ?
– Aucune idée, pourquoi ?
– Ben ça ferait le mercredi des cendres.
– Tu n’as aucun respect pour rien, c’est ça ?
– Non, effectivement.
– … On amène Giordano Bruno nu et ligoté sur le Campo de Fiori, au beau milieu de la ville, sur un bûcher dressé exprès pour lui. Pour qu’il ne puisse pas parler, on lui a cloué la langue à un mors de bois.
– Oh merde.
– Il trouvera pourtant le moyen d’un dernier geste de défi en détournant les yeux du crucifix qu’on lui présente.
– Et ?
– Eh bien des ninjas surgissent soudain des quatre coins de la place, assassinent les gardes et le libère avant de fuir à bride abattue, on ne sait pas du tout ce qu’il est devenu.
– Vraiment ?
– Bien sûr que non, andouille. Il brûle vif, le bourreau ayant soigneusement pris soin de ne pas l’étrangler discrètement au dernier moment, comme ça se faisait parfois.
– Triste.
– Certes. Reste un homme qui plaçait sa morale personnelle au-dessus de sa propre vie. D’autres n’ont pas eu ce courage, à commencer par Galilée qui avait sans doute l’exemple de Giordano Bruno en tête quand il a renoncé à la thèse héliocentrique à son propre procès, en 1633.
– Franchement, je me garderai bien de leur reprocher.
– Certes pas. Pour le gag, le sujet était encore sensible pour l’église jusqu’au début 20e siècle. En 1889, la statue de lui qui a été installée à l’endroit exact où il est mort, à Rome, a moyennement plu au pape Léon XIII qui s’est fendue d’une encyclique bien fumasse où il condamne fermement l’érection…
– Hahaaa.
– … de la statue… Je cite, Giordano Bruno est encore considéré alors comme « un homme scélérat et perdu, doublement apostat et hérétique convaincu », et la statue comme « la principale, publique et permanente injure d’une série d’offenses gravissimes ».
– Ah quand même.
– Vi. Et ça n’est pas tassé tant que ça depuis. En 1981, le Vatican a cassé la condamnation de Galilée. Mais pas celle de Bruno…
3 réflexions sur « Burning Bruno »
« C’est l’art de travailler sa mémoire par toute une série de méthodes imaginées pour la plupart dans les grandes universités médiévales et salement utiles pour maîtriser des soirs que tu es encore à quelques siècles d’aller retrouver en trois clics sur le web. »
Je suppose que c’est « maîtriser des savoirs » non pas des soirs ^^’
Merci !
Minou !