Canal historique
– Je, euh, c’est quoi cette…tenue ?
– Tu es impressionné par ma toge, c’est ça ?
– L’avantage du mot impressionné, c’est qu’il peut prendre de nombreux sens. Alors oui, je suis impressionné.
– C’est à la fois classieux et particulièrement conforta…
– Mais enfin tu peux me dire ce que tu fais enroulé dans un drap ?
– Une toge. Ben c’est toi, tu as dit qu’on allait parler de Merveilles du Monde. Je me suis mis dans l’ambiance.
– Ah, je crains qu’en l’occurrence il te manque un chapeau.
– Un chapeau ? Je ne vois pas bien le lien avec le phare d’Alexandrie, la statue de Zeus, ou le mausolée d’Halicarnasse, entre autres.
– Parce qu’il n’y en a pas.
– La Grande Pyramide ? Les jardins de Babylone ?
– Pas plus.
– Le Colosse de Rhodes ? Le temple d’Artémis ?
– Non point.
– Attends, on a fait le tour là.
– Le tour du malentendu. Je ne parlais pas des merveilles du monde antique.
– Ah ouais, d’accord, tu vas me sortir une liste de « merveilles » de troisième zone, désignées par un vote en ligne, le genre qui conclut que Paris est la ville la plus romantique du monde ou que le boudin-purée fait partie du patrimoine culturel de l’humanité. Je me drape dans ma toge et ma dignité pour récuser d’avance ce palmarès bidon.
– Tu as bien tort. En plus on ne va pas faire toute la liste, voire les listes. Je te propose plutôt de nous concentrer sur un sommet d’ingénierie qui fait assez largement l’unanimité.
– Mouais.
– Et qui a aussi changé la face du commerce mondial, bouleversé la géopolitique continentale, conduit des ministres et parlementaires de la République en prison. Et a coûté un nombre de vies humaines étourdissant.
– Ok, je t’écoute. Où on va ?
– Où on retourne plutôt. En Amérique centrale, très exactement, c’est-à-dire au niveau de l’isthme de Panama. Parce que l’histoire locale est très loin de s’être arrêtée aux mésaventures écossaises. Comme je te l’avais dit, c’est Charles Quint qui demande pour la première fois qu’on étudie la possibilité d’une liaison entre les côtes Atlantique et Pacifique. Il pense évidemment à une route, à l’époque. Ca ne se fait pas, mais ça n’empêche pas la ville de Panama de devenir un élément essentiel de la présence espagnol aux Amériques. C’est un port important, et une étape du train d’argent.
– Le train d’argent ?
– C’est le convoi de mules qui ramène régulièrement l’or et l’argent extraits des mines andines, pour faire simple. Il passe par Panama, puis traverse l’isthme avant d’embarquer vers l’Espagne à Nombre de Dios ou Portobello à bord de la flotte au trésor. C’était la source de la phénoménale richesse espagnole de l’époque, et capturer un ou plusieurs galions de la légendaire flotte était le rêve de tout bon corsaire, pirate, flibustier, ou boucanier qui se respectait.
On a tous appris ça à l’école, ou presque. Pendant l’école, disons.
– Ha ha, hissez la grand-voile et chargez les pièces, bande de chiens galeux !
– Exactement. En vertu de quoi la ville de Panama a été la cible d’une des plus massives et légendaires opérations de piraterie du 17ème siècle, à savoir l’attaque d’Henry Morgan. Morgan était très officiellement licencié par l’Angleterre, mais en 1671 il lance un appel à tous les frères de la côte disposés à le rejoindre pour aller piller le joyau de la couronne espagnole que constitue Panama. Il réunit ainsi plus de 2 300 hommes, et part à l’attaque à bord de son cerf-volant…
– Uh, pardon ?
– Le Cerf-Volant, c’est le nom de son navire-amiral. Qu’il abandonne, comme les autres, puisqu’après avoir remonté les fleuves aussi loin que possible, l’approche finale sur la ville de Panama doit se faire à pied, par définition. Si on avait pu aller jusqu’à Panama en bateau depuis l’Atlantique, ben on se serait jamais posé la question d’un canal et tout. La troupe de Morgan fait donc quelques jours de marche, et pille le port. Morgan prend sa retraite après ce coup de maître, et rentre en Angleterre, avant de revenir dans les Caraïbes comme gouverneur général de la Jamaïque.
– Pfff, tout ça pour finir sur des bouteilles de rhum de supermarché.
– Plains-toi. (Léonidas de Sparte)
Mais on n’est pas là pour parler de pillards sans foi ni loi qui amassent des fortunes à Panama par le vol et les moyens les plus immoraux.
En plus c’est plus du tout d’actualité.
– Restons-en pour l’instant à la traversée de l’isthme.
– Pour laquelle Thomas Jefferson suggère en 1778 que l’Espagne construise un canal. Des plans sont étudiés, mais sans plus. Quelques années plus tard, en 1820, les Etats-Unis creusent le canal Erie, entre New York et le lac du même nom. On en a déjà touché un mot. Forts de cette expérience réussie, ils commencent en 1826 à discuter de l’idée d’un canal traversant le Panama avec la Gran Colombia.
– Qu’est-ce que c’est ?
– La Gran Colombia ? C’est le nom du pays fondé par Simon Bolivar, et qui prend son indépendance vis-à-vis de l’Espagne en 1813. La Grande Colombie, ou République de Colombie, couvre alors les territoires que nous connaissons aujourd’hui comme la Colombie, le Panama, le Venezuela, l’Equateur, plus un peu de Pérou, de Brésil, et de Guyane.
Comme la Colombie, mais plus grande.
Les Etats-Unis voudraient une concession au niveau de l’isthme, dans le secteur du fameux golfe de Darien, mais Bolivar n’est pas chaud.
– Un président sud-américain a des réticences vis-à-vis des Etats-Unis ? Ca aussi ça appartient au passé, dis donc.
– C’est une tradition qui remonte. La carte de la région n’est pas encore définitive, et ça bouge encore dans les années qui suivent. En 1831, le Venezuela et l’Equateur quittent la République de Colombie, qui se rebaptise la République de Nouvelle Grenade, sur un territoire qui couvre la Colombie, le Panama, et des bouts de Costa Rica, Nicaragua, Equateur, Venezuela, Pérou, et Brésil. Soit à peu près l’ancienne vice-royauté espagnole de la Nouvelle Grenade, d’où le nom.
– Ca fait quand même un peu catalogue d’explosifs.
– Attends, ils n’ont pas fini de changer de nom. En 1843, il y a un projet britannique de canal, mais il reste exactement ça, un projet. En 1846, les Etats-Unis et la Nouvelle-Grenade concluent un traité, qui donne aux Etats-Unis des droits de transit à travers l’isthme, et le droit d’y intervenir militairement.
– Uh, je suis pas sûr que ce soit une bonne idée.
– Le fait est que cette disposition ne restera pas lettre morte. En 1848, on découvre de l’or en Californie. Quel est le rapport, me diras-tu.
– Mais enfin, quel est le rapport ?
– La ruée vers l’or renouvelle l’intérêt pour un canal, qui permettrait de nettement raccourcir le trajet naval. Pour aller de New York à San Francisco par le cap Horn, il faut compter 22 500 bornes environ. En coupant à travers l’isthme, à peu près 9 500. Un sacré raccourci. Par conséquent, entre 1850 et 1855, les Etats-Unis profitent de leur concession et construisent une voie de chemin de fer entre les côtes Atlantique et Pacifique. C’est bien, mais il faut quand même décharger les marchandises au port, les charger sur les trains, traverser, et réaliser l’opération inverse avant de partir. Un canal, ce serait mieux.
– Ca se tient.
– En 1858, nouveau changement sur la carte. Il faut dire que depuis l’indépendance le pays est tiraillé entre centralisateurs et fédéralistes, donc tu as régulièrement des territoires, notamment le Panama, qui réclament leur propre autonomie, et finissent par partir.
– Une opposition jacobins-girondins.
– En quelque sorte. Cela conduit donc à une nouvelle reconfiguration, qui est ma préférée puisqu’elle s’appelle la Confédération Grenadine.
– Ca donne envie.
– Evidemment, la Confédération Grenadine finit par se diluer.
– C’était inévitable.
– Après un passage par les Etats-Unis de Colombie, on aboutit en 1886 à la République de Colombie, qui correspond à la Colombie et au Panama actuels. Mais entre-temps, il s’est passé quelque chose d’important : en 1869, c’est l’ouverture du canal de Suez. Sur le papier, c’est la même chose que ce qui est imaginé à Panama, à savoir une liaison entre deux océans/mers à travers une bande de terre. Autrement dit, le succès de Suez fait rentrer la France dans le jeu.
– Comment ça ?
– Le canal de Suez a été réalisé par la Compagnie Universelle du canal maritime de Suez.
– Universelle, rien que ça ?
– Faut avoir de l’ambition. La Compagnie est fondée et dirigée par Ferdinand de Lesseps, un diplomate de profession, avec le soutien de Napoléon III.
Lui, bonapartiste ? Je ne vois pas ce qui vous fait dire ça.
Fort de son succès, Lesseps s’intéresse assez logiquement à Panama. Il se rend sur place pour faire quelques visites, étudie la question avec des ingénieurs de sa connaissance, et élabore un projet en 1877. Par conséquent, en 1878, les Etats-Unis accordent une concession pour le réaliser.
– Les Etats-Unis ?!
– Les Etats-Unis de Colombie. Ce qui fait d’ailleurs râler les Etats-Unis. D’Amérique.
– Les Etats-Unis de Colombie sont aussi d’Amérique.
– Oui, d’accord, ça grince entre la Colombie et les Etats-Unis, ok ?
– Ok.
– En 1879, le projet de Lesseps est définitivement bouclé. Sur le papier, je veux dire. Il s’agit d’un tracé de 75 kilomètres, pour relier la ville de Panama à l’Atlantique. Ferdinand fonde donc la Compagnie du Canal Interocéanique de Panama.
– Tu n’as pas oublié quelque chose ?
– Ah, si, pardon. La Compagnie Universelle du Canal Interocéanique de Panama. Ferdinand a besoin de sous pour son chantier, donc il émet des actions de sa compagnie. A vrai dire, ça marche moyen. Le projet est estimé à 600 millions de francs au total. Il met donc en vente des actions pour 400 millions, mais ne trouve preneur que pour 300. Le projet est quand même lancé en 1881.
Allez, c’est parti.
– Ils trouveront bien de quoi compléter. Attends, un projet pareil, une fois réalisé, c’est le succès économique assuré. C’est un investissement en or.
– Kof kof.
– Pardon ? Tu tousses ?
-Non non, je disais…ahem…tunnel sous la Manche.
– Oui, bon. C’est pas pareil.
– Non, c’est pire. Vois-tu, le projet de Lesseps est plus court de 60 % que celui de Suez. Mais il est beaucoup, beaucoup, non mais vraiment beaucoup plus compliqué. Comme je te le disais, Lesseps s’est rendu sur place, en 1876. Mais il n’a fait que quelques visites, et pendant la saison sèche. Il veut donc un canal dit à niveau. C’est-à-dire au niveau de la mer, comme en Egypte.
– Ben, oui, qu’est-ce que tu voudrais d’autre ?
– Justement. En Egypte, le canal traverse du désert, pour dire les choses simplement, et le terrain est plat. Ce n’est pas extrêmement compliqué de percer une voie d’eau entre la Méditerranée et la Mer Rouge. Pour le dire autrement, tu n’as pas à couper à travers des montagnes ni du terrain difficile. Au Panama, c’est une autre paire de manches. Tu te souviens ce qu’on a dit de la création géologique de l’isthme.
– Il est pour partie d’origine volcanique, c’est ça ?
– C’est ça. Autrement dit, tu as du relief. De la roche. Construire un canal à niveau signifie qu’il faut tout araser, tout ratiboiser, pour construire une voie à une altitude nulle à travers de la forêt tropicale et de la montagne. De la montagne pas très haute, certes, mais même s’il ne s’agit « que » de quelques dizaines de mètres, ça fait des millions de mètres cubes de roche à extraire. Essentiellement à la main, en plus. Il y a quelques pelles mécaniques à vapeur, mais ça ne va pas loin.
– D’accord, je vois le problème. Mais, cela dit, c’est quoi l’alternative ?
– Un canal à écluses. Plutôt que de tout ramener au niveau zéro (le niveau de la mer), tu peux prévoir des sections de différentes hauteurs, avec des écluses pour faire monter et descendre les bateaux. Mais Lesseps n’en veut pas, et ça va être une catastrophe.
– A ce point ?
– Ah oui. Et sur plusieurs plans. Le tracé du projet Lesseps relie la ville de Panama, sur la côte Pacifique, à l’embouchure de la rivière Chagres, côté Atlantique. De façon assez paradoxale quand on pense à une voie qui fait la jonction entre l’Atlantique et le Pacifique à travers l’isthme, le point Atlantique se situe au Nord-Ouest du point Pacifique.
– Tu veux dire qu’on va de l’Atlantique au Pacifique en voyageant d’Ouest en Est ?
– Exactement. Le point de départ du chantier est donc l’estuaire de la Chagres. Je t’ai dit que Lesseps avait visité les lieux pendant la saison sèche.
– Tu l’as dit.
– Il ne sait donc pas que la région est soumise à des pluies torrentielles pendant environ les deux tiers de l’année. La Chagres connaît ainsi des crues de 10 mètres.
– Ah oui, ça va pas être évident de travailler.
– Par ailleurs, on creuse. Quand on creuse et qu’il pleut, beaucoup, ça provoque des glissements de terrain. Donc non seulement il faut recommencer, mais les glissements de terrain c’est dangereux.
– En effet.
– Sachant qu’en plus du terrain, il y a la faune locale. L’Amérique centrale, ce sont notamment des serpents et des araignées venimeux.
Même les grenouilles, bordel.
Sachant évidemment que ces bestioles font considérablement moins de victimes que le plus redoutable animal dans le coin : le moustique.
– Ha, évidemment. Malaria ?
– Oh oui. Et fièvre jaune, aussi. C’est une véritable hécatombe. Non, en fait c’est plus que ça. En 1884, on tourne à 200 ouvriers morts par mois.
– Vache.
– Exactement. Sachant qu’à ce rythme, il est impossible de disposer d’une main d’œuvre expérimentée. Si on rajoute les difficultés techniques qui n’avaient pas été bien évaluées, manifestement, les terrassements à recommencer, les travaux réalisés ne représentent alors que 10 % de ce qui était prévu. Mais les caisses ne sont pas loin d’être vides. La situation est mûre pour que ça tourne mal.
– Parce que tu trouves que pour l’instant ça se passe bien ?
– Pour que ça tourne mal en France.
– Ah bon ?
– Oui. Et attends-toi à voir certains individus dans des rôles auxquels on ne s’attend pas forcément.
– Vas-y, je suis prêt.
– Pour faire simple, la Compagnie Universelle a méchamment besoin de sous. Lesseps veut donc lancer une souscription publique d’obligations, mais pour cela il faudrait modifier la loi. Il sollicite alors un financier, Jacques de Reinach. Qui va focuser sur un shake-up des stake-holders pour upgrader la roundtable.
– Hein ?
– Ben faut passer par un scale-up de la task force si on veut atteindre les targets à temps pour les deadlines.
– Euh, ok, donc il met en place des montages financiers, c’est ça ?
– Si on veut. Son idée du montage financier, en l’occurrence, consiste surtout à utiliser les fonds de la Compagnie pour acheter des journalistes et des soutiens politiques.
– Acheter, tu veux dire… ?
– Ben oui, de la corruption en bonne et due forme. Par exemple, il file de l’argent au journal de Clemenceau, La Justice.
– Clemenceau ? Eh ben c’est du propre.
– Tu n’as pas encore tout vu. Tu as donc des journaux qui soutiennent le projet et font sa pub, mais il faut aussi lever l’opposition du Parlement. Reinach régale donc un certain nombre de députés. Et miracle, la loi est modifiée en 1888. Elle autorise l’émission d’emprunts comme celui proposé par Lesseps.
– Dans l’intérêt général, évidemment.
– Entre-temps, Lesseps est allé chercher quelqu’un pour régler les difficultés techniques du projet. Et pas n’importe qui, Gustave Eiffel.
– Tant qu’à faire.
– Eiffel préconise, sans grande surprise, un canal à écluses. C’est cependant trop tard, puisque la Compagnie fait banqueroute en 1889, en engloutissant la mise de 85 000 épargnants. Ce qui conduit à l’ouverture d’une information judiciaire pour abus de confiance deux ans plus tard. Et c’est en septembre 1892 qu’éclate véritablement le scandale de Panama. Grâce à…pfff, j’ai du mal.
– Pourquoi ? Qui ça ?
– Edouard putain de Drumont.
– Drumont ? Le Drumont ?
– Absolument, Edouard Drumont, journaliste antisémite et antiparlementaire notoire. Va savoir comment, il a obtenu des documents de Reinach, qui se trouve être juif. Drumont se fait donc un plaisir de révéler les dessous de l’affaire dans son journal, la Libre Parole. Tu penses que des dizaines de petits épargnants ruinés par un financier juif et des députés corrompus, il n’allait pas se priver.
– Il a dû prendre son pied, ce fumier.
– Certainement. En novembre, Reinach est retrouvé mort. Plusieurs figures politiques, dont le président de la Chambre des députés, sont mis en cause. 104 députés auraient ainsi touché des enveloppes. Le ministre de l’Intérieur démissionne, et Clémenceau perd son siège de député. L’ancien ministre des Travaux publics, qui avait fait de son mieux pour allouer des fonds publics à Lesseps, finit condamné à 5 ans de prison.
– Ah oui, ça rigole pas.
– Lesseps reçoit aussi 5 ans, mais il bénéficie d’un vice de forme. Même Eiffel est poursuivi, et il prend comme les autres.
– 5 ans de prison ?
– Oui. Il fait appel, et la peine est réduite à deux ans. Il ne s’arrête pas là et saisit la Cour de Cassation. Elle finit par le réhabiliter, et il est blanchi. Mais le scandale de Panama reste une affaire retentissante.
– Ca se comprend.
– Quant au projet, il est abandonné, avec un bilan au moins aussi scandaleux, puisque les pertes estimées s’élèvent à 22 000 hommes en 8 ans.
– Seigneur. Il était effectivement peut-être temps d’arrêter les frais.
– Je pense aussi. Cela dit, ne va pas croire qu’on abandonne tout.
– Comment ça ?
– Ha ha, va falloir attendre la suite.
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