C’est pas de la tarte

C’est pas de la tarte

– Eh bien, dis-moi, ça sent bon.

– Uh, ok, « ça sent bon ».

– Nigaud. Je veux dire, ça sent bon.

– Ben dis-le alors, je t’en prie.

– Il m’agace, ça sent bon.

– Evidemment. Weekend, pâtisserie dominicale.

– Aaaah, bien. Tu nous prépares quoi ?

– Oh ben classique, une bonne vieille tarte aux pommes des familles.

– Mais pourquoi faire compliqué ?! C’est grandiose la tarte aux pommes. Une référence, un pilier de la gastronomie nationale. Un monument du patrimoine.

– Tu exagères un rien, mais je suis plutôt d’accord.

– J’exagère, j’exagère…bon, c’est vrai que c’est un peu moins une référence obligatoire que, typiquement, aux Etats-Unis. Je veux dire, ils ont quand même été jusqu’à appeler leur recette la « tarte américaine ». Genre par définition, la tarte américaine est une tarte aux pommes.

– Oui enfin on parle des gens qui pensent que c’est nous qui avons inventé les frites. Cela dit, c’est vrai qu’ils l’aiment, leur tarte aux pommes. Beaucoup.

– Beaucoup beaucoup.

Faut arrêter, là.

– Après tout, c’est quand même le pays qui a un héros populaire de la pomme.

– Ah oui ?

– D’ailleurs il suffit de se pencher un peu dessus pour se rendre compte que si les Etats-Unis ont toujours eu un rapport proche avec les pommes, il ne s’agissait pas tant de les manger que de les boire.

– Les boire ? Attends, reprends du début. Un héros de la pomme ?

– Oui-da. Je vois que tu ne connais pas M. Chapman.

– Mais…c’est pas le gars qui a tué Lennon ?

– Je te vois venir. Une grossière manœuvre pour me faire dire du mal du gars qui était pour la paix partout dans le monde sauf dans le domicile conjugal. Je ne tomberai pas dans ce piège grossier, même si j’ai très envie. Trop peur de la vengeance des groupes extrémistes hippies.

– J’ai essayé.

– Je te parle de John Chapman. Qui est arrivé bien avant tout ça, puisqu’il est né en 1774. On ne parlait pas encore des Etats-Unis d’Amérique, mais c’était dans le Massachussetts, à Leominster.

– Leominster… y’a pas un magicien qui s’appelle comme ça ?

– Peut-être. Toujours est-il que John est le fils d’un soldat qui se battra dans l’armée de Georges Washington, mais que pour rester dans la tonalité barbe, fleurs, et paix dans le monde, il va s’orienter vers une carrière d’horticulteur. Et aussi de marcheur. Et de prêcheur.

– Totalement un hippie, quoi.

– Exactement. En fait, au début du 19ème siècle, le jeune John se sent investi d’une mission. Une double mission, même. La première : il est sur Terre pour répandre des pommiers.

– Attends, répandre des pommiers, ça veut dire quoi, il se lance dans un programme extensif de plantation ?

– C’est exactement ça. Il se met à se balader avec un sac de pépins de pommes, donc de graines de pommiers, et à en planter à droite à gauche. A l’époque où le territoire des Etats-Unis se limite essentiellement à la côte est, et où la priorité est donc l’expansion vers l’ouest, il fait office de pionnier horticole. Il commence à planter des pommiers en Pennsylvanie, et ira jusqu’en Iowa. Le tout à pied, dans un territoire qui représente la fameuse Frontière.

Ca fait une belle trotte.

– Donc si je comprends bien, il marche vers l’ouest et plante des arbres.

– C’est ça.

– Mais, euh, pourquoi ?

– C’est sa deuxième mission. Chapman est un membre de la Nouvelle Eglise, une des nombreuses églises qui sont apparues sur le territoire américain. Egalement appelée église de Swedenborg, du nom de son fondateur. Bon, on ne va pas rentrer dans les détails, mais Chapman a un petit côté prêcheur et mystique. Un homme des bois, au sens propre, qui se faisait un devoir d’apporter la bonne parole à ceux qu’il croisait, colons comme Indiens. Ces derniers le considéraient d’ailleurs comme une espèce d’homme-médecine blanc, puisqu’il faisait profession de vivre dans la nature et de planter des arbres. Au-delà des arbres, il se faisait d’ailleurs un devoir de respecter et protéger toute vie animale, allant jusqu’à ne pas faire de feu de camp pour éviter que des moustiques se crament.

– La malaria lui dit merci.

– Sans doute. Sachant que par ailleurs il allait pieds-nus, et s’habillait souvent d’un simple sac de toile découpé. On raconte même qu’il utilisait sa casserole en étain comme couvre-chef.

– Un peu la combinaison entre un rôdeur et un druide, quoi.

C’est la version optimiste.

– En quelque sorte. Toujours est-il que c’est ainsi que John Chapman passe quelques décennies à arpenter l’ouest en répandant la bonne parole et des pépins de pommes. Puis il disparaît en 1845. Avant de renaître quelques années plus tard.

– Ha ? C’est…singulier. Donc c’était vraiment un prophète, ou c’est l’état-civil qui s’est planté ?

– Ni l’un ni l’autre. John Chapman n’est plus, mais l’heure est maintenant à la légende de Johnny Appleseed, Johnny Pépins de pomme. Chapman va en effet progressivement prendre la figure d’un héros du folklore américain, de la conquête de la Frontière, mais une conquête apaisée, celle d’un homme des bois bienveillant qui plante des arbres fruitiers. Il semble que le mouvement commence vraiment en 1871, avec un article dans Harper’s Magazine qui bénéficie d’une diffusion nationale. Le désormais nommé Appleseed devient ainsi dans les années qui suivent le héros folk officiel du Massachussetts, manifestement c’est un truc qui existe. Puis il obtient la consécration ultime en 1948 en figurant dans un dessin animé Disney consacré aux légendes américaines. Johnny est facile à reconnaître, c’est celui qui a une casserole sur la tête.

Le point commun entre toutes ces légendes ? Pas l’acuité historique, déjà.

Et maintenant que l’histoire est bien implantée jusque dans les petites têtes blondes, et que l’Amérique est officiellement amoureuse de la pomme, on va pouvoir saccager un peu la légende.

– Vandale.

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Commençons avec le côté gentil illuminé, tellement gentil et tellement illuminé qu’il était accueilli à bras ouverts partout, y compris chez les Indiens. Non. Il semblerait plutôt que leurs relations étaient marquées par une méfiance mutuelle, et il racontait lui-même qu’il avait à plusieurs reprises manqué de se faire capturer par des locaux qui ne l’appréciaient pas plus que ça.

– Pourtant, c’était pas le pire des colons. Le gars plantait des pommiers, quoi.

– Ouiiii, alors justement. C’était tout sauf innocent. Chapman/Appleseed plantait ses pépins en amont des pionniers, il les devançait. Il y avait une raison très concrète pour ça. A partir de 1792, la Ohio Company of Associates décide que tout pionnier qui établit une installation permanente à l’ouest de celles déjà existantes se verra attribuer 100 acres de terre. Et le critère pour déterminer qu’une installation est permanente, c’est de planter 50 pommiers et/ou 20 pêchers en trois ans. Par conséquent, en anticipant et en plantant ses pépins avant que des colons arrivent dans un secteur, Johnny pouvait ensuite leur revendre la terre, considérée comme une installation.

– Ah d’accord. C’était une forme de spéculation immobilière.

– En quelque sorte, oui. Une façon de planter son drapeau sur un territoire pour en acquérir la possession. Par conséquent, et même s’il avait de fait adopté un mode de vie frugal voire digne d’un ermite, à sa mort, Appleseed possédait ainsi près de 500 hectares de terre.

– Bien joué.

– Autre conte gentillet, c’est grâce Appleseed que l’Amérique a pu se goinfrer de délicieuses tartes et compotes.

– Tu veux dire que ses pommiers n’ont pas survécu ?

– Oh si, et on va y revenir. Mais les pommes qu’ils produisaient étaient pour la plupart largement imbouffables. Pas bonnes. Astringentes, taniques, pas bonnes. Mais aucune importance.

– Ben si, quand même.

– Mais non. Parce qu’à l’époque on ne cultivait pas les pommes pour les manger. L’idée était bien plutôt de les boire.

– Tu veux dire… ?

– Je veux dire que de la même façon qu’on sait depuis Babylone que le meilleur usage du blé ou de l’orge c’est la bière, ou depuis presque aussi longtemps que ce qu’il y a de mieux à faire avec du raisin c’est du vin, la pomme dans l’Amérique du 19ème servait avant tout à produire du cidre. Et pour ça, l’important c’est qu’elle contienne suffisamment de sucre pour fermenter, le reste est accessoire.

– Quand même, tu pousses.

– Point. Le cidre faisait partie du régime alimentaire de base des pionniers de l’époque, au même titre que le vin pour les moines du Moyen-Age. Parce qu’on n’était jamais trop sûr de la qualité de la flotte, que le whiskey pouvait toujours être frelaté, et que la bière était trop chère. On estime ainsi que la consommation quotidienne de cidre représentait la moitié de ce que les Américains boivent comme eau aujourd’hui. Le cidre constituait un élément fondamental de la vie sur la Frontière, qui affichait par conséquent un certain degré d’alcool.

– Mais ils ne mangeaient donc jamais de pommes ?

– Si, mais c’était marginal. La production avait comme vocation première la fabrication d’alcool. Tout cela va changer avec les années 1920. Et la Prohibition. Pour lutter contre le fléau de l’alcool, le gouvernement emploie des moyens discutables, pendant que le Congrès installe un contrebandier dans ses locaux, et le FBI abat des milliers de pommiers pour éviter que leurs fruits finissent dans des barriques. Le secteur doit se réorienter, et va donc tout faire pour convaincre les Américains de manger des pommes, plutôt que de les boire.

Comme souvent, cette mode arriva en France quelques années après.

C’est à ce moment qu’un proverbe anglais du milieu du 19ème siècle est réarrangé pour donner le fameux « an apple a day keeps the doctor away », autrement dit manger une pomme par jour évite d’être malade. Le slogan est enregistré pour la première fois sous cette forme en 1922. Vingt-cinq ans plus tard, Disney peut donc faire d’Appleseed un héros positif, celui qui a permis que le pays se régale de tartes et de compotes, alors que c’était plutôt un spéculateur immobilier qui développait la production alcoolière vers l’ouest.

– Oui mais enfin c’est pas mal non plus.

– Non, mais on n’en ferait pas forcément un exemple pour les enfants. Encore que, on parle des années 40. Cela dit, et de façon sans doute involontaire, Appleseed a effectivement apporté une contribution importante au développement de la production pommière à manger. On lui doit le développement d’une très grande variété génétique chez les pommes du continent américain.

– Comment ça ?

– Moi je veux bien t’en dire plus, mais va falloir parler botanique.

– Je suis prêt.

– Bon. La pomme. Vraisemblablement originaire de l’Asie mineure, quelque part du côté du Kazakhstan. Un pays qui aujourd’hui encore compte des forêts dans lesquelles les arbres les plus présents sont des pommiers, d’une très grande variété.

– Accessoirement, il me semble que l’Asie mineure a aussi été proposée par certains théologiens comme le lieu du jardin d’Eden et de sa fameuse pomme, on est raccord.

– Oui, à ceci près que la Bible ne précise jamais quel est le fruit du fameux arbre de la connaissance du bien et du mal. Cependant en latin le même terme, malus, signifie à la fois mal et pomme.

– Et cotisation supplémentaire sur l’assurance.

– D’où la confusion. A noter que la pomme a eu une place de choix dans plusieurs récits mythologiques, de celle qui provoque la guerre de Troie aux pommes qui apportent la jeunesse éternelle, qu’elles soient conservées par l’Ase Idunn ou cultivées dans le jardins des Hespérides.

– Ah oui. Les pommes d’or. En italien, pomodoro, qui logiquement signifie donc tomate.

– La pomme est arrivée en Europe via la route de la Soie, avant de partir vers l’Amérique. Mais il y a une chose importante à savoir à son sujet. Et là, il faut que nous ayons une conversation à propos des fleurs et des abeilles.

– Non mais ça va, j’ai passé l’âge. J’ai vu des films.

– Gros malin. La pomme, comme près de la moitié des espèces végétales à fleurs, dispose d’un mécanisme d’auto-incompatibilité. Comme les poires, pêches, prunes, et cerises, notamment. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ca signifie, pour te donner une analogie humaine, que la consanguinité n’est pas possible. Tu n’es pas sans savoir que sur une fleur typique, on trouve à la fois des organes sexuels mâles et femelles.

– Bien sûr que non.

Ici c’est un cerisier, mais c’est pareil.

– Par conséquent, en principe, il est possible qu’une fleur, ou qu’un arbre, s’autopollinise, c’est-à-dire qu’il féconde ses propres fleurs avec son propre pollen.

– Paraît que ça se fait dans les états du sud.

– Non, ça se fait partout pour certaines espèces. Mais justement pas celles qui sont auto-incompatibles. Leurs fleurs ne peuvent pas être fécondées par un pollen génétiquement similaire. Ca veut dire pas la même fleur, pas le même arbre, mais pas non plus un arbre situé plus loin mais avec le même patrimoine génétique. Ce qui a une conséquence très concrète sur les pommiers.

– A savoir ?

– Imagine que tu aies un pommier, qui te donne des fruits qui te satisfont, qu’il s’agisse d’en faire du cidre ou de la compote. Tu voudrais bien en avoir un deuxième. Tu récoltes donc les pépins d’une des pommes, tu les plantes, tu en prends soin, tu patientes plusieurs années, puis tu disposes de ta première récolte.

En passant, y’a pas que les cerisiers qui sont jolis en fleurs.

– Je vais chercher le pressoir.

– Eh non. Parce que les pommes en question n’auront rien à voir avec celles du premier.

– Mais enfin pourquoi ? Sorcellerie !

– Pas du tout. Mais les pommes de ton premier arbre sont le résultat de la fécondation par un pommier différent, puisque l’auto-fécondation est impossible. Leurs pépins ne portent donc pas le même code génétique que l’arbre. Tu suis ?

– Je suis.

– Ensuite les fleurs de ton deuxième pommier vont elles aussi être fécondées par un pollen différent. Il n’y aucune raison pour que les fruits des deux arbres se ressemblent.

– Mais…je…alors comment on fait ?

– Pour reproduire les fruits d’un arbre donné ?

– Oui.

– On le clone.

– On clone des arbres ?!

– Et depuis longtemps. C’est le bouturage. Tu coupes une branche d’un arbre, et tu la replantes, ou tu la fixes sur une souche, je te passe les détails. Tu obtiens ainsi un deuxième arbre identique au premier. Ce qui, pour les espèces auto-incompatibles, est impossible à partir des graines.

– Oui mais attends, tu as ton clone, d’accord. Mais pour obtenir les mêmes fruits que sur le premier arbre, il faut aussi qu’il soit fécondé avec le même pollen différent, non ?

– Absolument. Il faut l’arbre et le pollinisateur pour obtenir une récolte stable. Par conséquent, dans les pommeraies, il y a une partie des arbres, jusqu’à 10 %, qui est là pour polliniser l’autre. Elle est essentielle, même si sa production est sans intérêt.

– D’accord. Donc si je te suis, en plantant des pépins plutôt que des greffons, Appleseed a donc favorisé la diversité génétique des pommes présentes en Amérique.

– Exactement. Tiens-toi bien, il aurait ainsi créé quelques 16 000 variétés. Sachant qu’on estime le nombre de variétés de pommes domestiques à plus de 20 000.

– Ah oui. Mais pourquoi ?

– Je viens de te l’expliquer.

– Non, je veux dire, même si c’est pour faire du cidre, si tu as trouvé une variété qui te convient, tu as intérêt à la reproduire plutôt qu’à jouer à la roulette génétique. Pourquoi Appleseed a planté des pépins plutôt que des greffons ? On n’avait pas encore découvert la technique ?

– Oh si. D’ailleurs beaucoup de pommes européennes sont arrivées en Amérique sous forme de greffons. La raison est plus simple, et plus universelle.

– La thune ?

– Presque, la flemme. Travailler sur des greffes demande du boulot. Les colons américains se sont donc plutôt tournés vers les graines, ce qui nécessite beaucoup moins d’efforts et d’attention. Certes, les pommes étaient moins bonnes voire pas bonnes du tout, mais ce n’était pas grave puisqu’on en faisait du cidre. Et en ce qui concerne Appleseed plus précisément, il y avait une autre raison.

– Je retente, la thune ?

– Toujours pas. Je t’ai dit que même si c’était un gros propriétaire terrien, les richesses matérielles ne l’intéressaient pas. C’était un mystique. Et c’est là sa raison particulière de ne pas greffer.

– Quoi, c’était contre sa religion ?

– Littéralement, oui. Il refusait de travailler par greffe, parce que c’était contraire à ses croyances. En tant que  Swedenborgian, il considérait que la greffe faisait souffrir les plantes. Donc il ne faisait que planter, d’où une hybridation galopante. Ce qui a permis et permet encore aux horticulteurs américains de développer des quantités d’espèces. Un processus qui s’est longtemps fait au petit bonheur la chance, mais qui passe de plus en plus par des outils d’édition génétique. Où l’on sélectionne et croise des caractéristiques de goût, de teneur en sucre, ou de résistance aux conditions et aux parasites. Et de plus en plus souvent, malheureusement, d’esthétique et de robustesse, pour avoir des pommes qui sont belles à voir et le restent longtemps dans les étals, mais qui vont avoir un goût fadasse, voire pas de goût. Genre la Red Delicious.

– Ah, salauds d’Américains qui nous inondent de leurs pommes pourries.

Ils ont même des magasins spécialisés pour vendre leurs cochonneries. Et des gens y vont.

2 réflexions sur « C’est pas de la tarte »

  1. Si vous faites les American legends de Disney je veux un En Marge sur Casey Jones the brave engineer (et son influence sur la musique) aussi !

    Merci à tous les deux pour vos billets

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