C’est pavé de quoi, l’enfer, déjà ?
Une fois n’est pas coutume, un peu de gravité en préambule pour avertir nos éminents lecteurs qu’en fonction de leur degré de sensibilité, certaines des illustrations de cet article pourraient les déranger – on y parle d’une catastrophe. Du coup, bon, il s’agit certes de photographies parues dans la presse de l’époque, mais on préfère prévenir.
– Désolé mais c’est non.
– Mais attends au moins que je t’expl…
– J’ai dit non. Un énième billet sur le Titanic, sérieusement ? Mais on n’en peut plus du Titanic, sans déconner. On parle vingt fois par an d’une histoire que tout le monde connaît par cœur et tout le monde sait ce qu’il y a à savoir. On est un site exigeant, merde. On ne va pas exploiter ce genre de vieilles recettes pendant 107 ans.
– Alors c’est rigolo que tu réagisses comme ça parce que ça fait justement 107 ans cette année qu’il a coul…
– QU’EST-CE QUE TU N’AS PAS COMPRIS DANS NON.
– Et si je te dis que ça ne concerne pas directement le Titanic ?
– Je me méfie.
– C’est un peu lié tout de même. Une histoire de canots de sauvetage.
– Ah mais non mais bon sang pitié tout le monde sait qu’il n’y avait pas assez de canots sur ce foutu barlu.
– Ah mais justement.
– Justement quoi ?
– Tout part de là. Après le naufrage de Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-dire-Le-Nom…
– Voldemort ? Il n’est pas du tout mort noyé, je te signale.
– Mais non patate, le Titanic. Bref : après le drame de 1912, on s’est un peu partout mis à faire évoluer la réglementation sur la sécurité des navires de transports de passagers. Par exemple en obligeant les compagnies maritimes à prévoir un nombre de canots de sauvetage suffisant pour évacuer tous les passagers, pas seulement les plus riches ou les plus veinards.
– Si ça peut éviter de se retrouver une fois de plus comme des cons quand on s’engueule avec un iceberg, ça me paraît plutôt une bonne idée.
– Une bonne chose, oui. Sauf quand ça provoque indirectement la mort de 848 personnes.
– Hein ?
– Tu vois, je t’avais dit que ça t’intéresserait. Bienvenue à Chicago en juillet 1915. Trois ans ont passé depuis la catastrophe du Titanic. Aux Etats-Unis, les nouvelles règles de sécurité qui s’imposent aux compagnies maritimes sont en vigueur depuis mars 1915 et la signature par Wilson du Seamen’s Act.
– La loi sur le sperme ? Je ne vois pas le rapport avec les bateaux. Enfin je ne veux pas le voir.
– Seamen, pas semen, andouille. La loi sur les marins.
– Alors loin de moi l’idée de te contrarier mais je ne vois pas ce que vient foutre à Chicago la loi sur les marins. On n’est pas franchement au bord de l’océan, dans l’Illinois.
– Non mais on est au bord des Grands Lacs et ils sont vraiment grands, les Lacs en question : 244 000 kilomètres carrés, soit deux fois et demi le Portugal. Du coup, une partie des bateaux de commerce ou de croisière qui voguent à leur surface sont… Gros. Mais vraiment gros. Pas aussi grands que le Titanic, mais souvent encore plus chargés en passagers. Tiens, le Eastland, par exemple : le 24 juillet 1915, ce steamer fait le plein avec 2 572 passagers, près de 400 de plus qu’à bord du Titanic. Et encore, on avait réduit sa capacité dans le cadre du Seamen’s Act.
– Quelque chose me dit que ça ne va pas suffire.
– Ah nan, pas trop. Ce matin-là, le Eastland est un des quatre paquebots qu’a réservé la Western Electric pour faire un petit plaisir à ses salariés de l’usine de Cicero, ce qui te donne une idée de la taille du site en question. La plupart d’entre eux sont des gens modestes : ouvriers, secrétaires, mécanos… Beaucoup d’entre eux sont des immigrés de fraîche date – il y a pas mal de Tchèques, par exemples. Pour eux, à une époque où la notion de vacances ou de congés payés fait mourir de rire les chefs d’entreprise, c’est un grand jour : la boîte a décidé d’offrir une croisière à tout le personnel. Destination : Michigan City, à 60 kilomètres de là, sur l’autre rive du lac Michigan, pour s’y organiser un petit pique-nique tout simple de 4 ou 5 000 personnes.
– Je sens qu’il va y avoir des restes.
– Je te confirme. Tôt matin du 24 juillet, les ouvriers et leurs familles ont commencé à embarquer sur le Eastland, amarré sur la rive sud de la Chicago River. A 7 heures 10, le navire a atteint sa limite ; 2 573 passagers sont à bord quand l’équipage constate que le bateau commence à pencher doucement en direction de la rivière. Ils essaient bien de le stabiliser en remplissant les ballasts d’eau, mais ça foire et le bateau prend de plus en plus de gîte. En quelques minutes et pendant qu’une partie des passagers quitte le bord en catastrophe, le Eastland s’incline de plus en plus fortement. À 7 heures 28, il se couche d’un coup, brutalement. Le voilà naufragé dans huit mètres d’eau, à six mètres du quai.
– Attends mais tu n’as pas parlé de 800 morts ?
– 848, dont 844 passagers.
– Enfin mais ils sont morts comment ? Le Titanic, je comprends, il est à des lieux des côtes, la mer est glacée et c’est la nuit. Là, on en est en plein été, juste à côté du quai et au beau milieu des docks ?
– Ils sont morts noyés. A cause de la bruine assez dense qui tombait encore à cette heure-là, beaucoup de gens étaient descendus à l’intérieur du navire au lieu de rester dehors. Ils se sont retrouvés prisonniers quand l’eau est entrée à l’intérieur du bateau.
– C’est gai.
– Très. Ceci dit, ils ne sont pas tous morts noyés.
– Ah, quand même.
– Non, certains se sont fait écrabouiller par les meubles quand le bateau a basculé. Quand tu sais qu’il y avait un piano dans l’un des salons, tu te dis que ça a dû en dégager quelques-uns d’un coup dans un grand boiiiing.
– Mais bordel.
– Et encore, ça aurait pu être bien pire si l’équipage d’un bateau voisin, le Kenosha, n’avait pas eu le réflexe immédiat de ranger toutes les embarcations qu’ils pouvaient trouver le long de la coque du Eastland avant d’ouvrir les hublots pour faire sortir tous ceux qu’ils pouvaient, pendant que les gens commençaient à se noyer trois mètres en dessous. On les a entendu plusieurs minutes hurler et cogner contre l’intérieur de la coque avant que l’eau ne les dépasse.
– Sympa.
– Oh ça pourrait être pire, Céline Dion pourrait chanter. Autour, c’est le chaos. Catapultés hors du navire, les passagers se débattent dans les eaux boueuses de Chicago River, des hurlements retentissent de partout dans le froid du matin. Depuis les quais, on fait tout ce qu’on peut, on lance des cordes, des bouées, tout ce qu’on trouve et qui flotte – même des landaus en bois ou des casiers à poulets…
– On enlève les poulets d’abord, quand même ?
– Ton cynisme de façade ne trompe personne, Sam. Ceux qui savent nager sautent à l’eau pour aller aider ceux qui se noient en contre-bas. Harlan Babcock, un reporter du Chicago Herald, écrit le lendemain : « Lorsque le bateau a basculé sur le côté, ceux du pont supérieur ont été éjectés comme si de nombreuses fourmis avaient été balayées d’une table. En un instant, la surface de la rivière était noire d’une humanité en lutte, en pleurs, effrayée et en train de se noyer. De petits bébés flottaient comme des bouchons. »
– …
– Les opérations se poursuivent toute la journée et personne ne glande, crois-moi, mais très vite, on ne sort plus que des corps de la carcasse du Eastland : à 8 heures du matin, trente minutes après le drame, on a sauvé tous ceux qui pouvaient l’être mais le plus sinistre reste à faire : sortir les corps de l’eau. Des dizaines, des centaines de corps. Il y en a tant et tant que toutes les morgues de la ville sont vite saturées et qu’on doit réquisitionner un hangar de l’armée. Et voilà comment les autorités de Chicago se retrouvent avec 848 cadavres sur les bras par une belle journée d’été. Des hommes et surtout des femmes, plus nombreuses à être entrées s’abriter avec leurs enfants à l’intérieur du navire. Le soir, les familles commencent à s’y présenter pour identifier les corps des leurs, en marchant au milieu des longues rangées de dépouilles dans l’ambiance que tu peux imaginer. Il y en a un qu’il faudra un peu plus de temps pour identifier, un petit garçon de 7 ans, le numéro 396.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il n’y a plus grand monde pour l’identifier. Ses parents et sa grande sœur sont morts et sa grand-mère va mettre plusieurs jours à trouver le bon endroit. Elle l’a reconnu grâce à ses chaussures.
– Doux Jésus.
– Et ce n’est pas tout, il a aussi fallu s’occuper des vivants ce jour-là. Les urgences des hôpitaux ont vite été débordées par l’afflux de blessés. Beaucoup se sont fait écraser contre le bastingage ou les parois, d’autres ont pris de plein fouet des tables ou des étagères dans la figure, d’autres ont des coupures et des contusions partout… De partout, on ramène des couvertures, des linges, des pansements, des habits de rechange. Les restaurants du port préparent en catastrophe des soupes chaudes pour réchauffer les rescapés. Tout Chicago s’y colle, sans plaindre sa peine.
– Et ensuite ?
– Le lendemain matin, Chicago prend conscience de l’importance de la catastrophe. La ville en avait déjà connu sa part, notamment quand un incendie avait ravagé la moitié du centre historique à la fin du 19e siècle, mais jamais de cette ampleur. En 1871, on avait compté 300 morts. Ce coup-ci, non seulement le bilan est multiplié par trois, mais sept victimes sur dix avaient moins de 25 ans.
– Bordel.
– Le vendredi 28 juillet, quatre jours après la catastrophe, la circulation de Chicago vire au convoi funèbre géant. Il y a tant d’enterrements qu’on manque de corbillards, on doit utiliser des camions de livraison.
– Et on sait ce qu’il s’est passé ?
– Oh oui.
– Et c’est là qu’on retrouve le Titanic ?
– Exactement. Si le Eastland a basculé, c’est parce qu’il était trop lourd et mal équilibré. Et s’il était trop lourd et mal équilibré, je te le donne en mille ?
– Aucune idée.
– C’est à cause des canots de sauvetage. Enfin pas seulement : mal conçu, le navire se traînait une sale réputation de bateau poissard (« hoodoo boat », en VO) depuis son lancement en 1903 et il avait au départ été conçu pour transporter 500 personnes, pas 2500. Mais l’obligation d’ajouter des canots de sauvetage, c’est l’élément décisif.
– La cerise sur le bateau, quoi.
– Bravo, c’est tout à fait l’esprit de ce billet, je te félicite, vraiment.
– Oui ben pardon, c’est tellement sinistre que je fais un effort, merde. Et puis attends, ça ne va pas du tout ton truc. Tu ne vas pas me dire que c’est en ajoutant trois pédalos à un barlu de 80 mètres de long que ça change quelque chose ?
– Ah si, je te le dis. Enfin ce n’est pas moi qui l’affirme, ce sont les tribunaux qui ont géré ce merdier sur le plan juridique pendant pas loin de 25 ans, avant de comprendre qui était responsable de quoi. Et ce sont bien les conséquences de la nouvelle législation post-Titanic qui ont indirectement provoqué le naufrage.
– Explique.
– Oh ben ça va être rapide : l’Eastland avait été conçu pour transporter six embarcations de sauvetage et il en transportait onze en juillet 1915, sans oublier 37 radeaux de sauvetage de 600 kilos chacun et près de 3000 gilets de sauvetage, à 3 kilos pièce.
– Ben ça fait beaucoup, mais quand m…
– Oh Si. Parce qu’on avait installé ou stocké tout ça là où on pouvait, c’est-à-dire sur le pont supérieur. Soit exactement là où ça n’est pas une bonne idée parce que ça fait chier les lois de la physique et que la physique est susceptible.
– Ah.
– Comme je te le dis. Il y a un truc qui s’appelle la hauteur métacentrique et apparemment, c’est essentiel à la stabilité du bateau mais comme j’ai fait Lettres, je ne saurais pas t’en dire tellement plus.
– Et évidement, personne ne s’est dit que ce serait peut-être une bonne idée de vérifier si rajouter plusieurs tonnes de matériel à un bateau déjà connu pour avoir été conçu avec le cul ne pourrait pas poser un léger problème ?
– Nope. Personne n’a testé la stabilité du Eastland . Les équipements et le matériel installé pour sauver la vie des gens a fini par les tuer.
– Moche…
– Moche. Dans l’ensemble, ça a sauvé vachement plus de gens que ça n’en a tué, hein.
– Et le Eastland, il a fini comment ? Découpé sur place ?
– Pas du tout. Figure-toi qu’on l’a renfloué et que la Navy l’a racheté pour en faire un bateau de guerre en le rebaptisant au passage. Le Eastland a connu une nouvelle jeunesse sous le nom de USS Wilmette.
– Ah ben ils devaient être confiants, les marins, tiens.
– Très. Et ça a duré un moment : l’armée s’en est servie jusqu’en 1945 avant de le vendre à une boîte qui a fini par le découper en morceaux en 1947.