Enquête en eaux troubles (1/2)
Il était à peine 9 heures. Quelque part. Mais pas dans le bureau du 3ème étage de ce bâtiment anonyme des franges du centre-ville. A travers les brumes cotonneuses répandues par une bière aux fruits dont le titrage ne devrait pas lui permettre de produire de telles volutes, j’entendais dans les escaliers le pas d’un homme décidé à hésiter à chaque marche, se demandant s’il préférait monter ou retourner se coucher. Mon associé, sans doute. Trois marches, un râle, et un « putain, faut que je me remette au squash ». Mon associé, définitivement. Je levais mes paupières exagérément lourdes. A travers pas mal de poussière et le panneau vitré « En Marge Investigations » en face de mon bureau, je distinguais une forme qui traversait résolument le couloir pour aller se ficher devant la porte des voisins.
– C’est ici !
– Ah m… Je m’y ferai jamais.
La forme se calait désormais en face de moi. Un silence. Le bruit d’un froissement, de plus en plus fort, ponctué par un juron.
– Mais qu’est-ce que j’ai encore fichu de mes clés !
– C’est ouvert, neuneu. Tu crois que je suis entré par la fenêtre ?
La porte s’ouvrit vivement, laissant entrer dans le bureau mon associé et la perspective d’une nouvelle journée à sonder le limon de la société pour tenter d’en extraire quelques pépites. D’un geste altier et résolu, il lança sa salutation matinale et son chapeau vers le porte-manteau. Comme tous les matins. Puis grommela et alla en traînant les pieds récupérer le couvre-chef dans la corbeille. Comme tous les matins.
– Je t’ai déjà dit que tu devrais au moins déplacer la poubelle. Et je ne m’appelle toujours pas Moneypenny.
– Comment tu fais pour être déjà là, et déjà pénible ?
– C’est un don.
– T’as dormi ici, hein ?
– Le canapé et moi avons une relation non-exclusive mais ancienne, qui ne te regarde pas. Et puis tu m’as dit que tu avais une affaire d’importance, je voulais être à l’heure.
– Plus qu’une affaire, une opportunité.
– Je t’écoute.
– Les nodules polymétalliques. Tu connais ?
– Bien sûr. Rien de ce qui touche au metal ne m’est étranger, je te rappelle.
– Tu me fais marcher.
– Après que tu aies monté les escaliers ? Je ne veux pas t’achever.
– Je vais te… C’est pas important. Les nodules polymétalliques, c’est l’avenir de l’exploitation minière. Ce sont des concrétions de minerai qui se trouvent au fond des océans, et qui sont essentiellement composées de manganèse, fer, silicium, aluminium, nickel, cuivre, or, ou cobalt. Autrement dit, des métaux très commercialisables. Et il se trouve que j’ai rencontré hier un investisseur qui se propose de…attends… « constituer un core roundtable de business partners qui financerait un incubateur à licornes pour développer un process scalable… »
– Te fatigue pas.
– Mais attends, ils ont même prévu des incentives sur la base de KPI avec des forecasts actualisables par quarter, et tout.
– J’imagine. C’est pour retrouver quoi cette fois ?
– Tu n’écoutes pas, des nodules.
– Attends. Je ne nie pas le potentiel minier des nodules polymétalliques des fonds marins, mais avant de continuer, tu devrais te pencher sur ceci…
Tiroir du bas. Les dossiers déclassifiés. Une enfilade d’enveloppes jaunies et identiques. H, I, J. Projet Jennifer. Je me levai et allai poser le document entre deux auréoles de gras et une tache de café sur le bureau de mon collègue.
– Jennifer ? T’as pas travaillé sur une personne disparue qui s’appelait comme ça ?
– Je l’ai longtemps cherchée, mais elle n’était pas disparue.
S’agit pas d’elle, cela dit. Le projet Jennifer, ou Azorian.
– Ha, double identité. Ca commence bien, deux noms, ça va être simple.
– Sans compter les prête-noms, mais tu vas voir, c’est pas si compliqué.
– Attends une minute. Je te connais un peu. Suffit qu’une paire de talons hauts aux cheveux sombres vienne faire couler un peu le mascara en te racontant ses malheurs, et t’es prêt à passer tes nuits en filature rien que pour ses beaux yeux.
– Touché.
– Alors avant d’aller plus loin, elle vaut combien ta Jennifer ? On va pas finir sur la paille parce que tu auras voulu être chevaleresque.
– Au cours actuel, on parle d’une opération à 4 milliards de dollars.
– Bordel… Tu as toute mon attention.
– L’affaire commence le 8 mars 1968. Au large d’Hawaï.
– Ha ha, les côtes hawaïennes… Pipeline, Pea’hi, Honolua ?
– Nan. Beaucoup plus loin, et beaucoup plus profond. Soit à 2 600 bornes des côtes, et surtout à 4,8 km sous la surface [1].
– Mazette. On parle d’un sous-marin ?
– Affirmatif. Un K-129 soviétique, autrement dit un bâtiment diesel lanceur d’engins. Et ce 8 mars 1968, il coule. Les Rouges se lancent à sa recherche de façon assez visible, pour qui s’intéresse à ce genre de choses, en avril. Cependant ils sont littéralement à côté de la plaque, puisqu’ils cherchent à plusieurs centaines de kilomètres du bon endroit. En revanche, grâce à leur réseau d’écoute aquatique, les Etats-Unis ont une bien meilleure idée de la zone à fouiller. Ils mènent donc en juillet l’opération Sand Dollar, pour localiser précisément l’épave. Avec succès.
– J’imagine qu’Oncle Sam voudrait bien mettre la main sur un sous-marin d’attaque nucléaire soviétique, même compressé comme un César au fond de la flotte.
– Tu imagines bien. C’est la raison pour laquelle un projet
de récupération est élaboré à partir de 1970. L’objectif est de ramener les
ogives nucléaires, les livres de code, les moyens de communication, et tout ce
qui peut bien présenter un intérêt.
C’est le projet Jennifer, ou Azorian. L’idée est de monter une expédition capable de ramener du fond une épave de sous-marin, opération qui est tout sauf simple, sans éveiller l’attention des Russes. La CIA mandate la branche R&D de la compagnie d’exploitation minière en mer Global Marine pour concevoir et construire un navire équipé d’une pince géante, pour aller pêcher le sous-marin. Seulement tu te doutes bien qu’elle ne peut pas le faire en son nom, sinon ça risque de fuiter et toute l’opération finira à l’eau dans le mauvais sens du terme.
– Il faut un prête-nom. Un homme de paille. Un pigeon qui va se faire littéralement mener en bateau.
– Du calme Marlowe, c’est la CIA, pas une femme fatale. Mais oui, faut une façade. Idéalement, un industriel aux gros moyens, proche du ministère de la Défense, avec un prétexte crédible pour se faire construire ce type d’engin unique.
– Ca va pas être évident.
– Si, en fait. Entre en piste l’homme dont la biographie nous fait du pied depuis toujours, celui qui a réalisé des films pionniers, battu des records aéronautiques, couché avec à peu près toutes les vedettes de l’âge d’or hollywoodien (oui, y compris Hedy), servi de modèle pour Iron Man, ou encore inspiré Scorcese comme James Ellroy.
– Bordel, Howard !
– Hughes, exactement. Howard Hugues, qui possède, entre beaucoup d’autres choses, la Summa Corp. Elle passe officiellement commande du Hughes Glomar Explorer auprès de la Global Marine. Le Glomar est un bateau spécialisé dans l’exploration des fonds marins.
– Oui, mais pour quoi faire ? Suffit pas que le bateau opère sous un faux-nez, il faut aussi qu’il ait une mission qui n’éveille pas la curiosité soviétique.
– Très juste. La vocation du Glomar est donc précisément de faire des recherches sur les nodules polymétalliques sous-marins, en vue d’une possible exploitation minière. Le genre de projet complètement crédible de la part d’un homme comme Howard Hughes. La pièce maîtresse du Glomar, c’est sa pince mécanique géante, le « véhicule de capture », également dénommée plus familièrement Clémentine.
– Jennifer, Clémentine, de là à dire que les marins manquent de compagnie féminine…
– Possible.
A noter que Clémentine permet de remonter un objet du fond de l’océan directement dans la soute du navire, sans passer par le pont et donc risquer qu’un observateur indiscret découvre la nature de la pêche. Le Glomar appareille depuis la Californie le 20 juin 1974, et arrive sur site le 4 juillet.
– Sans se faire repérer par les Rouges ?
– Un peu, si. L’URSS avait reçu des informations sur la possible nature de sa véritable mission, et deux patrouilleurs viennent sur zone, mais en fait l’amirauté ne croyait pas qu’une telle récupération soit possible, donc le Glomar peut opérer tranquille. Enfin, façon de parler.
– Il se passe quoi ?
– La catastrophe. Clémentine flanche. Elle rencontre des problèmes, sans doute des cassures sur la coque, et les deux tiers de l’épave retombent pendant la remontée.
Ce n’est cependant pas un échec total, puisque la griffe ramène quand même deux ogives, ainsi que les corps de 6 membres d’équipage. Et peut-être aussi d’autres composants, va savoir.
– Si je résume, l’armée a réussi à mettre la main sur deux têtes nucléaires soviétiques sans que personne ne se doute de rien. C’aurait pu être mieux, mais je trouve que c’est déjà pas mal. Une affaire somme toute rondement et discrètement menée, non ?
Le point d’interrogation résonna jusqu’à emplir toute la pièce. Mon associé ne me quittait pas des yeux, et ses sourcils se soulevaient au même rythme que le coin de mes lèvres. Tout en soutenant son regard, ma main se dirigeait en pilote automatique vers le premier tiroir de mon bureau. Celui qui contient le matériel réservé à l’examen des dossiers les plus épineux. Avec une dextérité que lui aurait enviée Clémentine, j’en sortais le kit d‘étude. La bouteille était aux deux tiers vide, mais les verres encore à moitié propres. Je fis passer le niveau juste au-dessous des trois quarts.
– Comment dire ? Non, pas vraiment. On avait déjà une opération militaire extrêmement sensible sous couverture, on va rajouter une couche de polar industriel, avec investigation journalistique et intervention politique.
– Je me ressers et je t’écoute.
– Juin 1974. La Californie baigne mollement dans une indolence pré-estivale. Le vent de la Vallée balaie la cité des anges, attisant les passions comme les projets criminels. Sous la lune roug…
– Oh, on se concentre, t‘es pas là pour faire du Chandler.
– Donc, Los Angeles, le 5 juin 1974. Le Glomar ne va pas tarder à appareiller. Sur ce, un cambriolage. Quatre individus braquent le seul gardien d’un bâtiment administratif, qui à ce moment n’abritait par ailleurs qu’une standardiste et dont le système d’alarme était en panne depuis plusieurs jours. Ils se rendent direct dans le bureau de l’assistant d’un des trois dirigeants de la boîte. La société en question, c’est la Summa Corp.
– Attends, tu as déjà mentionné ce nom…
– La Summa, c’est tout simplement la holding d’Howard Hughes.
– Ah oui, quand même ! Pas la PME du coin.
– Pas vraiment. Nos cambrioleurs sortent une torche à acétylène, et attaquent un coffre-fort.
– Ils cherchent quoi ?
– Selon le rapport officiel, ils embarquent 68 000 dollars et plusieurs objets de valeur, mais aucun document. C’est pourtant essentiellement ce que contenait le bâtiment, et on peut imaginer que les braqueurs le savaient.
– Ben, pas forcément.
– Le cambriolage semble un peu « facile », si tu vois ce que je veux dire.
– Complicité interne ?
– Y’a des soupçons. Quoi qu’il en soit, 10 jours plus tard, un homme contacte les administrateurs pour discuter affaire. Il demande 1 million de dollars pour rendre des documents. Les discussions tournent court, parce que Hughes refuse de payer, en considérant que les documents auront été photocopiés de toute façon.
– Il n’a pas forcément tort.
– Non. Plusieurs semaines plus tard, alors que le Glomar est parti en mer, le gars dont le bureau a été dévalisé se rend compte qu’un mémo qui détaillait le principe d’Azorian était peut-être bien dans le coffre en question. La CIA et le FBI sont prévenus. On décide de tenter de recontacter les cambrioleurs, en leur proposant le million qu’ils demandaient, le tout en collaboration avec le LAPD. A ce moment, le Glomar était positionné sur le site, prêt à opérer.
– Faudrait pas que le mémo circule.
– Non. Au même moment, un scénariste télé, Leo Gordon, est contacté par Donald Woolbright, un marchand de bagnoles de LA avec un casier long comme le bras, du temps où il créchait à Saint-Louis. Woolbright dit avoir accès aux documents volés, et propose un plan pour les vendre au Spiegel. Gordon lui file 4 000 dollars. Le Spiegel nie avoir jamais été contacté à ce sujet. Gordon tuyaute la police, et on tend un piège avec un appât d’un million de dollars, en discutant avec Woolbright la possibilité d’une immunité s’il permet de récupérer les dossiers. Mais le piège foire. Selon la police, les responsables de Hughes n’auraient pas fait preuve d’une grande coopération et bonne volonté.
– Après de premiers soupçons de complicité interne, ça commence à sentir bizarre.
– En octobre, Woolbright met les voiles, vend sa baraque et disparaît. En mars 1975, il est recherché pour tentative d’extorsion et de recel. Entre-temps, le 1er février 1975, un journaliste du New York Times reçoit un tuyau selon lequel les cambrioleurs ont embarqué des documents secrets de Hughes, puis tenté de les échanger contre rançon. Les informations sont confirmées le 6, c’est alors qu’on parle du projet Jennifer.
Le New York Times prévoit de publier ses informations le 9 février, mais sans référence au projet Azorian ni au Glomar. Le Los Angeles Times l’apprend, et découvre également que le chef du LAPD a eu des échanges avec les autorités à propos du contrat Glomar, du lien avec la CIA, et des efforts pour retrouver les fichiers. Le Los Angeles Times sort donc le tout le 7. Il parle cependant d’un sous-marin dans l’Atlantique nord. La CIA, dirigée à l’époque par un certain George H. Bush, contacte les médias en leur demandant de garder tout ça sous le manteau pour cause de sécurité nationale, mais ça tient un gros mois.
D’ici là, la perte de documents confidentiels est confirmée par Hughes le 9 février, et on apprend que le Pentagone n’a jamais approuvé le bâtiment Summa pour le dépôt de documents classifiés.
– Mais quel joli sac de nœuds que cette affaire.
– C’est un forfait complet. En mars 1975, Woolbright se rend peu de temps après son inculpation pour tentative d’extorsion et de recel. Au final, il est acquitté.
– Ben, quand même, objection !
– Reste assis. Acquitté…parce que le cambriolage a été organisé en interne, à la Summa, pour faire disparaître des documents réclamés par les autorités dans le cadre des nombreuses affaires de Hughes.
– Whaouh. C’est un festival.
– Une fois les articles parus, une journaliste du nom d’Harriet Phillippi demande à la CIA de publier ses documents sur le Glomar, sa mission, et les tentatives pour étouffer l’affaire, au nom du Freedom of Information Act. La CIA prend alors le parti de ne « ni confirmer ni infirmer » (« neither confirm nor deny ») l’existence du projet. Ce qui donnera naissance aux termes de « réponse Glomar », « glomarisation », ou encore « déni glomar », autrement dit la position qui consiste à bloquer une demande d’information en sortant cet argument. L’expression est restée dans le vocabulaire juridique américain. Tout ça pour ponctuer ce que la CIA considère toujours comme une des plus remarquables opérations d’espionnage de la Guerre Froide.
Mon partenaire hocha la tête pensivement, avant de décider brusquement de descendre chercher un peu de solide au troquet le plus proche. Seul dans le bureau, je pris encore quelques instants pour penser au Glomar Explorer, envoyé à la casse en 2015 après une carrière dans l’exploitation pétrolière. Puis je levai mon verre aux six pauvres types remontés à la surface par Clémentine. Avant d’être cérémonieusement renvoyés au fond de l’eau par les marins américains dans des cercueils en métal, pour cause de radioactivité. Le tout dûment documenté, avec transmission du film aux autorités russes bien des années plus tard (1992).
[1] Soit à peu près le niveau de compétence des développeurs Blizzard en charge des personnages Overwatch.
2 réflexions sur « Enquête en eaux troubles (1/2) »
Jales Ellroy ?!? Celui qui a écrit Alerican Tabmöid ?