La guerre des mages

La guerre des mages

– Je bats…je rebats encore un peu, attention…gnnn…et voilà ! C’est ta carte ?

– Euh…non. Toujours pas.

– Attends, comment ça ?

– Ben c’est pas ma carte.

– Mais c’est la bonne figure ?

– Non.

– La bonne couleur alors.

– Même pas.

– D’accord, c’est…ah, ok, je vois. Non non, je comprends. J’ai fait une erreur. Permets-moi une autre tentative.

– Moi je veux bien, mais on en est à 26 là. T’as éclusé la moitié du jeu quand même. Je pense qu’il y a un problème sur le fond.

– Uh, je crains que tu aies raison. Ca doit venir de mon costume.

– De ton costume ?

– Bien sûr. C’est l’accessoire essentiel.

– Vraiment ?

– Puisque je te le dis.

– Ecoute, je ne veux pas être désagréable, mais je ne crois pas que le souci vienne de là.

Enfin, le principal problème.

– Comment ?! Tu contestes ? Tu remets en cause mon autorité de magicien ? Tu me défies, c’est cela ? Soit, duel de magie !

-Duel de magie ?

– Absolument. Puisque tu viens impudemment m’accuser de ne pas maîtriser les arts occultes, nous nous affronterons pour déterminer qui est le plus grand illusionniste.

– Non mais du calme, Gandalf. On n’est pas dans Donjons & Dragons ici. Ca n’existe pas les duels de mages.

– Oh que si. Si tu ne me crois pas, laisse-moi te raconter une histoire, qui va me permettre d’illustrer tout ce qu’on vient de dire. Celle du puissant mage Chun Ling Soo. Le maître des secrets de l’Orient mystérieux.

– Tu as toute mon attention.

– Tout commence…non, on va partir de la fin. Inversons le flux du temps.

Nous sommes le 23 mars 1918, et un événement stupéfiant choque Londres : un homme vient d’être tué par balle.

– Après près de 4 ans de guerre mondiale, ça surprend encore des gens ?

– Attention, ça ne s’est pas passé sur le champ de bataille, mais dans un théâtre.

– Quoi, encore un président américain ?

– Pas du tout. La victime est l’un des magiciens les plus réputés de l’époque, le fameux Chung Ling Soo. Un illusionniste chinois, établi dans la capitale britannique depuis près de 18 ans, et d’autant plus célèbre depuis qu’il a magistralement mis à jour et humilié un vil imitateur qui tentait de se faire une place en plagiant ses tours.

– Ah c’est pas bien la contrefaçon.

– Non, et on n’a pas fini de le dire.

– Et donc, il se fait assassiner pendant une représentation ?

– Assassiner ? Non, pas du tout, pourquoi ?

– Ben…tu as dit qu’il s’est fait tirer dessus.

– Ah mais non, mais ça il avait l’habitude. Il le faisait tous les soirs.

– Il…se faisait tirer dessus tous les soirs ?

– Ben oui. C’était le clou de son spectacle. A la fin de la représentation, deux assistants armés de fusils le mettent en joue, tirent, et il attrape les balles dans ses mains, voire entre ses dents. Cependant, ce soir-là, changement de programme : il décide d’arrêter une des balles avec le poumon.

– Ca marche moins bien.

– Ah ben il l’attrape, hein, mais il s’en remet pas trop. Soo s’écroule donc sur scène. Premier choc pour le public.

– Y’en a un deuxième ?

– Eh oui. Puisqu’il s’exclame alors : « j’ai été touché, baissez le rideau ».

– Ca me paraît plutôt logique comme réaction, je ne comprends pas ce qu’il y a de surprenant.

– Ce qui étonne, c’est que Chung Ling Soo ne parle pas anglais, uniquement le chinois. Depuis qu’il est installé à Londres, il ne communique que via son assistante, à l’exception de quelques mots maladroits prononcés avec un accent prononcé. Or là, alors qu’il se meurt, il s’exprime dans un anglais parfait.

– J’imagine qu’il y a une explication ?

– La plus simple qui soit : Chung Ling Soo est aussi chinois que toi ou moi. Ca fait 18 ans qu’il joue un rôle, et ce n’est pas son premier. Non seulement ça, mais en plus il l’a piqué à un autre. C’est l’histoire d’un magicien qui a construit sa carrière à la façon d’un bernard-l’hermite.

– On peut reprendre du début maintenant ?

– On peut. Nous sommes donc en 1861, aux Etats-Unis. Naissance de William Ellsworth Robinson. Son père est dans le milieu, il fait des spectacles de magie. Il lui apprend donc le métier, et le jeune William commence à se produire à l’âge de 14 ans. Il devient rapidement professionnel, sous le nom de scène de Robinson the man of Mystery.

On voit bien l’aura de mystère.

Cependant il ne perce pas. Ce n’est pas qu’il soit mauvais, c’est un illusionniste/prestidigitateur honorable. Mais ça ne fait que la moitié du succès. Il lui manque le charisme et la présence scénique nécessaires pour sortir du lot.

– Bon ben ça peut s’arranger ça. Il faut qu’il travaille à se créer un personnage haut en couleur.

– Oui, c’est sans doute une possibilité, mais Robinson va faire plus simple. Il va copier un collègue.

Une pratique qui a heureusement disparu depuis.

C’est ainsi qu’en 1887, il se réinvente comme Achmed Ben Ali, un mystérieux occultiste oriental. Totalement « inspiré », jusqu’au nom, de Ben Ali Bey, identité de scène du magicien allemand Max Auzinger, qui a créé cet archétype quelques années plus tôt, et connait un certain succès sous ce nom. Sachant que Robinson ne se contente pas de reprendre le personnage, il pompe aussi le numéro le plus connu d’Auzinger. Habillé en blanc sur une scène et un décor noir, il fait apparaître et se déplacer des objets, qui sont en fait manipulés par des assistants en noir. Mais comme Auzinger ne tournait pas aux Etats-Unis, personne ne remarque l’emprunt appuyé.

– Ah ben bravo.

– Cela ne suffit cependant pas à lancer une grande carrière solo. Robinson travaille alors successivement pour deux magiciens connus de l’époque, dont il fait les premières parties. Le premier est Harry Keller, notamment connu pour son numéro de « magie noire ». Puis il rejoint son principal concurrent, Alexandre « le Grand » Hermann. Pendant qu’il travaille pour Hermann, il l’entend dire du bien des fakirs, et devient donc Nana Sahib, le nécromant de l‘est indien. Puis, après qu’Hermann lui a dit qu’il préférait en fait les illusionnistes de Constantinople, c’est Abdul Khan.

– Un vrai caméléon. Mais cela dit, comment il fait concrètement ? Je veux dire, c’est un Américain, pas un Indien ou un Turc.

– Oh c’est simple, il se grime et se costume pour correspondre à l’idée que le quidam de la fin du 19ème peut se faire d’un mystique oriental. Sachant qu’il est sur scène, avec un éclairage adapté. Donc ça n’aurait sans doute pas été plus convaincant que ça pour un spectateur du 21ème siècle, mais à l’époque ça passe.

« Ils ont des grosses moustaches les Orientaux, non ? »

Robinson/Abdul Khan travaille donc pour Hermann quelques années, puis pour sa veuve et son neveu à sa mort en 1896. En 1898, il fait une rencontre qui va déterminer le reste de sa carrière. Il croise Ching Ling Foo.

– Ca sonne chinois.

– En effet. De son vrai nom Zhu Lianqu ou Chi Ling Qua, Ching Ling Foo se présente comme l’ancien illusionniste personnel de l’impératrice de Chine. Que ce soit vrai ou non, c’est un magicien accompli. Il est notamment connu pour des numéros de cracheur de feu ou de fumée, ou pour celui qui consiste à « décapiter » un de ses assistants sur scène, avant que ce dernier quitte les lieux en marchant. Il réalise une première tournée aux Etats-Unis en 1898, et à cette occasion il fait une démonstration au neveu Hermann, qui a donc repris le flambeau. Il lui présente notamment le fameux tour de l’aquarium. Tu le connais, tu l’as vu.

– Euh, t’es sûr ? Tu sais, je fréquente pas plus que ça les spectacles de magie.

– Non, au ciné.

Robinson assiste à la démonstration de Foo, je te laisse donc deviner ce qu’il se dit.

– Si je créais un personnage de mage chinois ?

– Exactement.

Heureusement que ça ne se fait plus, vraiment.

Pour se faire de la pub, Ching Ling Foo met au défi quiconque de reproduire le coup de l’aquarium, avec 1 000 dollars (plus de 30 000 actuels) à la clé. Une pratique qui était assez courante à l’époque dans le milieu (on se souvient que Houdini était aussi coutumier du fait). Robinson l’observe à plusieurs reprises, y travaille, et prétend pouvoir reproduire le numéro, mais Foo refuse de le rencontrer pour voir. Robinson le prend mal, et en gardera une certaine rancune qu’il ne va pas tarder à mettre à profit. A noter en attendant que Foo rencontre un réel succès aux Etats-Unis, puisqu’il sera notamment l’objet de deux films en 1900, dont un réalisé par Edison dans lequel il utilise des effets spéciaux pour présenter des tours inspirés en particulier de son fameux aquarium (on peut le voir ici).

– Foo devient une vedette.

– Oui, mais il ne faut pas oublier qu’on est au tout début du 20ème siècle. Foo est connu aux Etats-Unis et dans le milieu professionnel, mais pas forcément chez les spectateurs des autres continents. Ainsi, en 1900, un promoteur français cherche un spectacle similaire à celui de Foo, pour moins cher. Qui se présente ?

– Attends, Robinson ?

– Tout juste. Il s’habille à la chinoise, se maquille, se rase la tête à l’exception d’une grande tresse, et ne parle à personne sinon son assistante chinoise Sui Sin. Qui est autant chinoise que moi, s’appelle Olive Path, et vit avec lui après qu’il ait laissé sa femme et son enfant aux Etats-Unis.

– Eh ben bravo, encore.

– Que veux-tu, plus on est de Foo…C’est ainsi qu’en avril 1900, Hop Sing Loo fait ses débuts aux Folies Bergères. Ca marche plutôt bien, et il part donc rapidement à Londres. Là, il est Chung Ling Soo, le Grand Magicien Chinois.

Pardon, le Merveilleux Conjureur Chinois.

– Chung Ling Soo, pour copier Ching Ling Foo ?

– Ah ben tant qu’à faire, autant être proche de l’original. Donc fais attention et prend des notes. Soo est le fils d’un missionnaire écossais et d’une Cantonaise, orphelin, élevé et entraîné par un mystique chinois. Il rencontre rapidement le succès, et devient l’un des magiciens les mieux payés du pays.

On remarque plus l’ascendance écossaise, quand même.

Attention, dans la communauté des magiciens, tout le monde sait très bien qui il est et qui il imite. Mais c’est un milieu dans lequel on garde les secrets. Tout se passe donc au mieux pour Robinson/Soo, qui a enfin atteint le haut de l’affiche. Jusqu’en 1904, quand Ching Ling Foo décide de venir faire quelques dates à Londres.

– Uh, il va y avoir quelques explications.

– Oui, mais malheureusement pour Foo, même si c’est lui qui a été plagié, Soo est installé depuis 4 ans quand il débarque. C’est donc lui qui est reçu comme un copieur. D’autant qu’il se produit dans un théâtre voisin de celui de Soo. Et qu’il y a encore deux autres magiciens « chinois » qui proposent des spectacles du même genre à Londres (Pi Pa Poo et Goldin Poo).

– Pi Pa Poo et Goldin Poo ?

– Ben oui. Toujours est-il que Foo est plutôt agacé, et défie Soo. Il lui propose de s’affronter.

– Un duel de magiciens ?

– Oui.

Oui, mais non.

Ching Ling Foo (l’original) met au défi Chung Ling Soo (la copie) de reproduire 10 de ses numéros au siège du Weekly Dispatch, un journal qui a monté la rivalité en épingle. Robinson accepte. Mais Foo lui demande aussi de prouver qu’il est chinois, devant la délégation chinoise de Londres. Et là c’est non. Robinson et la presse ignorent donc cette deuxième requête, arrivée dans un second temps. Du coup Foo a alors la mauvaise idée de refuser de se présenter pour le défi. Soo se déclare donc vainqueur, et il est considéré comme l’original, la presse allant jusqu’à dire qu’il a littéralement fait disparaître son rival.

– Le copieur réussit donc à faire passe-passer l’original pour un plagiat. C’est pas juste.

– Ben non. Du coup le spectacle de Foo, qui avait marché partout, fait un four et il quitte le pays après un mois. Tandis que Robinson bénéficie d’un grand succès pendant 14 ans. Sachant que sur toute cette durée, il restera fidèle à son personnage public de Chinois ne parlant pas anglais. Pour le dire autrement, il faudra attendre tout ce temps pour qu’il en soit quelque sorte châtié. Ce qui nous ramène au soir du 23 mars 1918, et au tour qui lui sera fatal.

– Non mais alors c’est quoi ce tour, en vrai ?

– Il s’appelle « Condamné à mort par les Boxers », en référence à la révolte du même nom.

– Je ne savais pas que les pugilistes avaient tenté de prendre le pouvoir.

– Alors non, il s’agit d’un mouvement de révolte apparu en Chine entre 1899 et 1901, à la fois contre les colons et la dynastie Qing. Il est mené par une société secrète, les Poings de la Justice et de la Concorde, d’où le nom de révolte des Boxers qui y sera attaché en Occident. Sachant que tout cela n’est qu’un prétexte pour présenter sur scène une exécution par arme à feu dans un contexte chinois. Le tour est réalisé par Soo/Robinson avec deux assistants, et participation du public.

– Explique-moi.

– Le principe est simple : le magicien va se faire tirer dessus par ses assistants, et miracle, il va arrêter les balles. C’est une illusion relativement ancienne, puisqu’elle a été pratiquée à partir du 17ème siècle, et elle est quand même réellement dangereuse, puisqu’elle a fait un certain nombre d’accidents et de morts. Après avoir expliqué, ou plutôt fait expliquer par son interprète, ce qui va se passer, Soo demande à deux volontaires dans le public de marquer des balles de fusil. Détail important, on parle de fusils qui sont chargés par le canon.

– Ah oui, on y enfonce l’amorce, la poudre, la balle, et tout.

– C’est ça. On parle donc bien de balles, pas de cartouches. Au moment de charger les armes, le magicien subtilise les balles marquées par les spectateurs. Les fusils sont donc chargés avec des balles non marquées.

– Attends, ils sont vraiment chargés ?!

– Oui, mais les fusils disposent d’une deuxième chambre, qui n’est elle remplie que de poudre. Il y a une chambre avec la balle, et une autre avec la poudre. C’est cette dernière qui est mise à feu. Il y a donc une détonation, mais aucune balle n’est tirée, et le magicien peut alors exhiber les balles marquées qu’il avait depuis le début.

N’essayez pas chez vous.

– Bon, je ne dis pas que je le ferais, mais ça m’a l’air sérieux. Qu’est-ce qui a foiré ?

– C’est sérieux, et ce soir-là Robinson n’en est pas à son coup d’essai. Mais il est victime de négligence dans l’entretien des fusils. Dans l’un d’entre eux, faute d’un nettoyage suffisamment poussé, un dépôt de poudre s’est progressivement accumulé dans la chambre qui accueille la vraie balle. Ce soir-là, il est suffisamment important pour prendre feu quand l’autre chambre est amorcée, et expédier le projectile dans la poitrine de Robinson, qui se tient à quelques mètres.

– Rideau pour Chung Ling Soo.

– Ainsi qu’Ahmed Bey, Nana Sahib, Abdul Khan, et William Robinson.

– Cinq d’un coup, quand même.

– C’est de la magie.

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