La racine du mensonge
Nous sommes au 21ème siècle, et les progrès de l’humanité comme de ses technologies nous amènent à cette situation : alors que nous sommes sur le point de disposer en moins d’un an non pas d’un mais de plusieurs vaccins, dont certains basés sur une technique nouvelle, contre une maladie nouvelle, les rumeurs, théories du complot, et autres fausses nouvelles sont aujourd’hui plus nombreuses en ligne que les photos de chats (soit…presque aussi nombreuses que les vidéos pornos ?). Evidemment, le web ne sert en l’occurrence que d’accélérateur, on ne l’a pas attendu pour colporter toutes sortes d’âneries depuis les débuts de l’histoire. Même si aujourd’hui c’est à croire que certains s’en sont fait un boulot à temps plein. Sérieux, faites autre chose.
Si la grande, écrasante majorité d’entre nous n’ira évidemment jamais répéter ces aberrations parce que vous ne fréquentez que des sites web de grande qualité, vous avez bon goût et êtes brillants, il est cependant probable qu’à peu près tous les parents que vous connaissez, y compris peut-être vous-mêmes, ont un jour ou l’autre, contribué à la survie d’un joli petit morceau de propagande de guerre. Non, je ne parle pas du Père Noël, mais des légumes.
Attention, il ne fait aucun doute que manger des légumes est bon pour la santé. Que manger des légumes soit plaisant, c’est une autre affaire. Quiconque a jamais prétendu que les brocolis étaient bons est un menteur de la pire espèce.
Notre propos du jour portera cependant sur une autre légende alimentaire moderne.
C’est un fait relativement méconnu, mais au début des années 40, l’Europe était en guerre. Rome était sous l’autorité d’un brave patriote qui souhaitait seulement que l’Italie reste l’Italie en retrouvant ses racines, et l’Allemagne avait élu un végétarien. Qui aurait pu prédire que ça finirait mal ? Toujours est-il qu’arrivé à l’été 40, la situation prenait des airs calamiteux pour la Grande-Bretagne. Ou, comme le disaient sans doute les premiers concernés, « légèrement inconfortables ».
Après avoir évacué ses troupes de Dunkerque, une opération qui si l’on en croit sa dernière représentation filmée dura environ 8 ans et provoqua la mort de nombreux protagonistes par ennui profond, Londres se trouvait dépourvu d’allié continental une fois la France vaincue. La Grande-Bretagne n’était séparée de nombreuses divisions Panzer que par la seule Manche, et accessoirement tout à fait à la portée des bombardiers allemands. Et autant le Channel s’avéra une barrière efficace contre les attaques terrestres, autant l’aviation du Reich ne se priva effectivement pas de pilonner l’Angleterre comme s’il lui revenait à elle seule de venger toute l’histoire des crimes britanniques contre la gastronomie.
Cet affrontement d’une dizaine de mois entre la Royal Air Force et la Luftwaffe resta dans l’histoire comme la Bataille d’Angleterre [1], pendant laquelle le sort de la guerre fut placé entre les mains de pilotes pour beaucoup à peine adultes et rapidement formés avant d’être collés aux commandes d’engins à la fiabilité pas toujours bien assurée. Le pilote de la RAF reste l’une des figures du héros de la Seconde Guerre Mondiale, en particulier et c’est normal dans la culture locale.
[1] Techniquement, la Bataille d’Angleterre renvoie à la période de juillet à octobre 40 pendant laquelle s’affrontèrent les chasseurs allemands et britanniques, en plein jour, tandis que les opérations de bombardement nocturne du Royaume-Uni, le Blitz, durèrent de septembre 40 à mai 41.
Sans vouloir diminuer un instant leur mérite, il convient également de souligner la contribution des ingénieurs et techniciens qui, un peu à l’arrière, avaient la lourde charge de concevoir les moyens de donner à leur camp le léger avantage technologique qui pouvait tout faire basculer. De ce point de vue, l’Allemagne menait le bal en matière de propulsion à réaction et de balistique, et a ainsi développé les premiers jets et premières fusées à vocation militaire. Au point qu’une fois le conflit terminé, Américains et Soviétiques se tirèrent la bourre pour récupérer leurs meilleurs experts, mais c’est une autre histoire. Les Britanniques avaient de leur côté un autre atout, à savoir les premiers radars embarqués.
La technologie de la détection d’objets par ondes électromagnétiques n’était pas à proprement parler secrète en 1940. Le principe était connu depuis plusieurs décennies, et tous ceux qui allaient finir impliqués dans la Seconde Guerre Mondiale y travaillaient. Le Royaume-Uni disposait néanmoins d’une légère avance en matière de réalisation, avec un premier réseau d’antennes terrestres déployé sur la côte en 1935. Ce système dit Chain Home se révéla plutôt efficace, mais il avait un défaut : les antennes étaient fixes, et pointées vers l’Est. Autrement dit, elles ne servaient plus à rien une fois que les avions allemands avaient atteint le territoire et étaient passés derrière elles. La tâche de surveiller le ciel britannique était alors confiée au Royal Observer Corps, qui s’appuyait sur une autre technologie, robuste et éprouvée par une longue pratique, mais plus faillible pour repérer des avions au milieu du ciel : les yeux. Ces derniers se montrèrent encore moins efficaces, voire plus efficaces du tout, quand commença la campagne massive de bombardements connue sous le nom de Blitz. Non seulement les Allemands attaquaient derrière les postes radars, mais en plus en pleine nuit. A croire qu’ils ne voulaient pas se faire voir, et c’était quand même un peu pas du jeu.
Heureusement pour sa gracieuse majesté, ses ingénieurs travaillaient déjà depuis quelques années sur le stade suivant de la technologie radar, à savoir le radar embarqué. Embarqué dans un avion, donc mobile et capable de changer son orientation. La production du premier système d’Airborne Interception (AI) radar, radar d’interception aéroporté, pu ainsi être lancée en juillet 40, ce qui s’appelle tomber à point nommé. Ces AI Mk. IV furent montés en série (l’allume-cigare restait optionnel) sur les eux aussi tous nouveaux Bristol Type 156 Beaufighter.
L’équipe Beaufighter/AI Mk. IV remporte sa première victoire en interceptant un bombardier allemand dans la nuit du 19 au 20 novembre 1940. L’avion est piloté par le lieutenant John Cunningham, et je vous invite à retenir ce nom.
Parce qu’on va momentanément passer à tout autre chose.
La carotte (daucus carota), est une plante bisannuelle de la famille des apiacèes (anciennement ombellifères), largement cultivée pour sa racine pivotante charnue, comestible, orangée, et consommée comme légume. Et c’est une racine riche en carotène. Or le carotène est un précurseur de la vitamine A, qui se trouve être particulièrement bénéfique à la santé oculaire. Il est ainsi démontré que la consommation de vitamine A est bonne pour les yeux, et contribue à diminuer les risques de cataracte et dégénérescence maculaire. Si ces derniers effets n’ont été établis que récemment, le lien entre la vitamine A et la bonne santé de l’œil est connu depuis plus longtemps. La vitamine A permet la production des cônes et bâtonnets, ces deux types de récepteurs qui tapissent le fond de votre œil. Au point qu’une carence en vitamine A peut entraîner la cécité nocturne, c’est-à-dire l’incapacité à voir en conditions peu lumineuses (parce que si vous ne voyez rien dans la nuit noire, pas de panique, c’est normal, ça s’appelle la nuit noire). Autrement dit, si vous ne consommez pas de vitamine A, vous ne pourrez pas voir dans l’obscurité (relative), et manger des carottes est un moyen de s’en prémunir. Et d’améliorer l’état de vos yeux en général.
Mais quel est le rapport avec le radar d’interception embarqué ?!
Revenons à la Grande-Bretagne en 1940. Elle subit non seulement des bombardements, mais également un blocus maritime. Dans les années 30, 70 % de la nourriture des Grands-Bretons étaient importés, notamment la moitié de leur viande, 70 % des fromages et du sucre, ou 80 % des fruits. Avec une certaine clairvoyance, le gouvernement britannique commença à élaborer des plans de nutrition de guerre dès 1936, et lança même l’impression de tickets de rationnement en 1938. Dès le lendemain de la déclaration de guerre à l’Allemagne, soit le 4 septembre 1939, il réactive le ministère de l’Alimentation mis en place pendant la Première Guerre. En plus d’administrer le rationnement, le ministère avait également pour mission de diffuser des messages éducatifs pour inciter les citoyens à manger mieux (Dieu sait qu’ils en avaient besoin) et à tirer le meilleur parti nutritionnel des aliments disponibles.
Parmi ces derniers, les carottes. Elles étaient abondantes, puisque produites localement, et pleines de bonnes choses, entre autres la vitamine A. Les autorités firent donc la promotion de toutes sortes de recettes à base de carottes : croquettes aux carottes, crème à la carotte, confiture de carottes, carottes au curry, boisson à la carotte, carrrolade (un substitut à la limonade)… Vous pensiez sérieusement que quelqu’un, même un Anglais, aurait pu avoir l’idée du carrot cake en temps de paix ?! On inventa même pour l’occasion des personnages publicitaires.
Et c’est alors que se pointa une autre branche du gouvernement : le ministère de l’Information. Et vous vous doutez bien qu’en temps de guerre, un truc avec un nom pareil n’a plus qu’un rapport occasionnel avec l’information et surtout son caractère objectif. Si le ministère en question avait sans doute à cœur que la population se nourrisse correctement et évite de se faire écraser (pendant le seul premier mois du black-out mis en place pour cacher les centres urbains aux yeux des bombardiers allemands, on estime que plus de 1 000 personnes furent victimes d’accidents avec des voitures qui roulaient feux éteints), sa priorité était ailleurs : garder secrète l’existence de ses radars d’interception embarqués. De là un léger glissement dans l’argumentation : de « les carottes sont bonnes pour les yeux et essentielles à une bonne vision nocturne », on passe à « les carottes améliorent la vue dans le noir ». Vous sentez la nuance ?
Vous vous souvenez du lieutenant John Cunningham ? Evidemment, puisque je vous ai expressément invités à retenir son nom. Le premier pilote à abattre un bombardier de nuit grâce à son radar. Eh bien pas du tout. Après un petit passage entre les mains du ministère de l’Information, il devient John « Cat’s Eyes » Cunningham, l’homme aux yeux de chat.
A la fin du Blitz, en mai 1941, Cunningham est un as crédité de 20 victoires, dont 19 pendant la nuit. Son secret, d’après la propa…pardon, l’information officielle ? Il se goinfre de carottes, ce qui lui a permis de développer une acuité visuelle nocturne exceptionnelle. Et ça n’a évidemment rien à voir à une quelconque forme de technologie de détection secrète dont disposerait la RAF. Tout le Royaume-Uni est invité à suivre son exemple. L’enfumage militaire rejoint les préoccupations de santé pour relayer ce message, qui surjoue éhontément les bénéfices de la brave racine. La population y croit. Sa résistance face à l’adversité fait l’admiration aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, où les messages pro-carottes finissent également par arriver. Et l’idée se répand donc (libre à vous d’imaginer l’existence d’un puissant lobby mondial de la carotte qui aurait également pesé de tout son poids évidemment écrasant).
Le résultat se fait sentir jusqu’à aujourd’hui. Qui n’a jamais entendu que les carottes permettaient de mieux voir la nuit ? Je ne vois aucune main. Un joli mythe moderne, qui visait simplement à cacher l’existence des radars embarqués. Le plus beau étant que les Allemands, au moins les militaires, n’ont sans doute jamais été vraiment dupes.
3 réflexions sur « La racine du mensonge »
Splendide et très bien écrit comme toujours !
Merci
j’ai la ref de cat’s et voleur de tableau. je ne suis plus jeune…snif