Reflets lointains

Reflets lointains

– Je ne te présente pas Nikola Tesla, Sam ?

– Disons que j’ai déjà deux ou trois repères, oui.

– Ce n’est pas forcément le cas de tout le monde, je vais me permettre un petit rappel et tu me corriges en cas de besoin. Premier point : Nikola Tesla fait indéniablement partie du cercle restreint des génies purs en matière de science. La mémoire photographique, ça aide, mais même en dehors de ça, il avait quand même touché un joli jackpot génétique, le garçon. Le genre à réussir un calcul intégral de tête.

« Alors ça c’est ma bobine. »

– Premier point validé.

– Tesla, donc. Origine et enfance serbocroate. Ingénieur de formation. Émigré aux Etats-Unis en 1884, à 28 ans. Mort à 86 ans, ruiné, dans la chambre d’hôtel où il vivotait en passant ses journées à inventer des trucs sur un coin de table en discutant avec ses copains pigeons. Escroqué mille fois par ce salaud parfait d’Edison, qui a passé le plus clair de son temps à faire breveter en son nom les inventions et les découvertes de Tesla. Pionnier du courant alternatif et de l’électromagnétisme. Inventeur de la télécommande, précurseur des premiers systèmes radar. Ami et lecteur fidèle de Mark Twain. Gros sens de la mise en scène et du spectaculaire. Archétype voulu, assumé et soigneusement entretenu du savant fou, version électrifiée. Misanthropie prononcée. Obsessionnel de l’obsession. Insomniaque chronique. Excellent joueur de billard et redoutable adversaire aux cartes. Allergique à toute idée de mariage ou même de relation durable. Quelques tocs et manies amusantes : ne supportait ni l’odeur du camphre ni les boucles d’oreilles.

– Les boucles d’oreilles ?

– Et les perles. Véridique. Ne me demande pas pourquoi.

« Vade retro, infâme succube ! »

– Et figure clé de la pop culture.

– Oui. Elon Musk l’a transformé en marque de bagnole, déjà, mais ça va plus loin. Au-delà de son héritage scientifique, Tesla est devenu dès avant sa mort une des grandes références clé dans une infinité d’œuvre, de la BD au cinéma en passant par la SF ou le jeu vidéo, à commencer par Assassin’s Creed. Lovecraft lui-même l’a mis en scène pour en faire un des nombres visages du dieu Nyarlathotep. C’est un des premiers ennemis de Superman dans les comics DC. David Bowie l’incarne dans Le Prestige, un film qui date du temps où Nolan faisait encore du cinéma honnête au lieu de faire dans le patriotard ou le mystico-casse-burnes. Etc., etc. Tu ne comptes plus le nombre de références ou d’allusions à Tesla dans les séries télé, surtout quand tu touches à la culture nerd ou geekBig Bang Theory doit y faire une référence par épisode ou pas loin.

« Et ça, c’est aussi ma bobine. »

– Une vie bien remplie, y compris post mortem.

– Et il parlait avec les extra-terrestres, aussi.

– Pardon ?

– Enfin disons qu’il a reçu des messages chelous du fond de l’espace.

– C’est quoi, cette histoire, encore ?

– En 1899, Nikola est occupé à bosser dans ses ateliers de Colorado Springs.

Encore une journée normale au bureau.

– Quand soudain… ?

– Quand soudain, d’étranges perturbations électriques apparaissent sur l’un de ses capteurs.

– Pardon, mais vu le nombre d’appareils chelous qui zonzonnent autour autour, je suis moyennement surpris.

– Nope, ce n’est pas ça. Tesla écrit : « Les changements que j’ai relevés se produisent périodiquement, dans une succession ordonnée et mathématique que je ne peux rattacher à aucune cause connue de moi ». Tesla ne trouve aucune explication rationnelle. Les signaux qui foutent le dawa dans ses expériences ne sont pas dues à des perturbations solaires, magnétiques ou atmosphériques.

– On a connu des épisodes de X-Files qui commençaient plus mal.

– Tu ne crois pas si bien dire. La régularité et la répétition des séquences font que Tesla est convaincu qu’il y a un but, un message derrière ces signaux. Plusieurs années plus tard, il écrit : « Le sentiment grandit constamment en moi que j’ai été le premier à entendre le salut d’une planète à une autre ». Et il a consacré une bonne partie de sa vie et de ses recherches à essaye de trouver le moyen de répondre…

– Tu disais quoi, déjà, tout à l’heure, sur son sens du show ?

– Il est probablement convaincu de ce qu’il dit, Sam. D’autres l’ont cru depuis et il n’est pas le seul. L’idée que l’homme n’est pas seul dans l’espace est déjà récurrente du temps de Tesla et ce n’est pas seulement un truc de romanciers comme Wells. Un bon paquet de scientifiques s’intéressent à un sujet qui n’a pas fini de faire jaser et qui se poursuit largement aujourd’hui : la quête de la vie dans l’Univers – une vie intelligente, si possible, une vie avec laquelle il serait envisageable de dialoguer. Et non seulement Tesla en fait partie, mais il n’est pas le premier.

– Au 19e ?

– Oh oui. La chercheuse et astrobiologiste française Florence Raulin-Cerceau, pas franchement suspecte d’être une fantaisiste de première, a bossé sur ces premières tentatives de communication interplanétaire. Au moment où Tesla capte ses signaux chelous à Colorado Spring, ça fait déjà bien un siècle que des savants tout ce qu’il y a de sérieux s’ingénient à imaginer le moyen de passer le bonjour à E.T.

– Mais ça ne demande pas… Je ne sais pas, un niveau de technologie qui dépasse un peu le niveau de la locomotive à vapeur et de l’ampoule à filament ?

– L’espèce humaine est industrieuse et inventive, Sam, prête à investir toute son intelligence et ses moyens au service d’une noble cause. Un peu de confiance, merde.

– Ça ne répond pas à ma question. Ils veulent faire comment, pour attirer l’attention des extra-terrestres, tes savants ?

– Alors en fait l’idée, ça serait de leur faire coucou avec des miroirs.

– Pardon ?

– Non mais des gros miroirs, attention.

Nan, plus gros.

– Je… Attends, l’idée, c’est de leur faire des signaux lumineux ? Un peu comme d’un bateau à l’autre ?

– Parfaitement.

– C’est un peu plus loin, quand même, ils sont au courant ?

– Mmmmh alors déjà, pas tant que ça.

– Hein ?

– On est au 19e, Sam. L’idée qu’il puisse y avoir de la vie dans le système solaire, autrement dit sur le palier quand on se place à l’échelle de l’univers, est parfaitement plausible. Mars, tiens : dans les années 1860, on commence à détecter les fameux canaux martiens, jugés bien trop rectilignes pour être naturels. Ce qui pousse certains à imaginer qu’il y a de la vie sur la planète rouge – H. G. Wells reprendra l’idée en 1898, en publiant la Guerre des Mondes.

– Avec un certain succès.

– Je pense qu’on peut le dire, oui. Au passage, la version fantastique de Wells est une des toutes premières à introduire l’idée qu’une rencontre avec d’autres formes de vie pourrait être une catastrophe. Jusque-là, l’optimisme prévaut.  

– Avant de se croiser pour prendre l’apéro, faut déjà attirer leur attention.

– D’où l’idée des miroirs – des réflecteurs, en fait, capable de capter et de renvoyer la lumière du soleil avec assez de puissance pour envoyer des signaux à l’autre bout du système solaire.

– Me paraît complétement foireux, si tu veux mon avis.

– Oh on a eu mieux. Carl Gauss, que tu connais pour sa fameuse courbe en cloche, avait eu de son côté l’idée de tracer d’immenses signaux dans la toundra sibérienne.

– Quoi, un peu comme les naufragés qui écrivent A L’AIDE sur la plage avec trois bambous ?

– Exactement.

– Sommaire.

– On est en 1820. En 1840, c’est au tour du très digne astronome Joseph von Littrow, directeur de l’Observatoire de Vienne, de suggérer un truc similaire, avec une petite touche délicieuse.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire qu’il propose de creuser des tranchées de 30 bornes de large pour dessiner des formes géométriques, puis de les remplir avec du kérosène.

– … Oh non…

– Oh si : il suffit de craquer une allouf’ la nuit, et boum, t’as un joli signal lumineux.

– T’enflamme pas. C’est fumeux, si tu veux mon avis.

– D’accord, mais ça un côté concert de Rammstein infiniment cool, non ?

« Youhooooou les copains, on est làààà ! »

– Alors ça, oui.

– Au-delà de ça, l’idée, c’est que la géométrie est un langage universel au sens strict du terme, le signe qu’il y a sur terre une intelligence capable de s’adresser à une autre intelligence, ailleurs dans le système solaire.

– Mouais.

– Ah mais je suis d’accord. Il suffit de voir ma gueule devant un rapporteur et un compas pour comprendre que la géométrie ne parle pas à tout le monde.  D’où les miroirs !

– Je vois mal le rapport.

– On garde l’idée du signal lumineux, mais on fait plus simple : on met le clignotant pour imaginer une sorte de système holographique interplanétaire, quoi.

– Mmmmouais.

– Devine quoi, on retrouve Carl Gauss. Et non seulement il veut des miroirs, mais il veut BEAUCOUP de miroirs. Une centaine exactement, de cinq mètres de côté chacun, pour composer une surface capable de réfléchir la lumière du soleil jusqu’à la Lune. C’est juste un début, histoire de montrer que c’est jouable.

– Ben dis donc, faut pas le péter, son bousin, parce que bonjour la période de malchance derrière. Et sinon, il a un pote qui a une boite de miroiterie, Gauss, ou quoi ?

– Du tout, il sert la science et c’est sa joie. Et ce n’est que le début : en 1874, le poète et inventeur français Charles Cros reprend l’idée en grand, en imaginant un miroir parabolique capable d’éclairer Mars ou Vénus.  En 1875, Edvard Engelbert Novius imagine de son côté un ensemble de 22 500 lampes électriques.

– Son projet phare, j’imagine.

– Andouille. L’année suivante, d’autres astronomes proposent de coller des réflecteurs au sommet de la Tour Eiffel pour renvoyer la lumière du soleil couchant vers Mars.

– Trop cool.

– Bizarrement, ça ne s’est pas fait, sans doute parce que ça aurait coûté une blinde.

– Je sens que tu vas casser le rêve de tous ces braves gens.

– Moi non, la réalité, oui. Oh, il y a bien eu quelques efforts pour financer les recherches, comme le prix Pierre Guzman : 100 000 francs pour le premier capable de communiquer avec une planète quelconque et obtenir une réponse.

– Laisse-moi deviner, personne ne l’a jamais obtenu ?

– Non, mais figure-toi qu’on retrouve Tesla : il l’a réclamé en 1937 en récompense de ses travaux sur la communication interstellaire.

– Et il ne l’a pas eu ?

– Ah ben non. Quant aux miroirs, l’astronome américain William Pickering a fait quelques calculs en 1909 qui expliquent pourquoi tous ces plans sont restés….

– … Des plans sur la comète…

– … lettre morte. Pickering, c’est celui a lancé pour la première fois l’idée d’une Planète X, autrement dit d’une nouvelle planète située au-delà de Neptune dans le système solaire.

– Ben ce n’est pas Pluton ?

– Oula Pluton, c’est… compliqué. Mais revenons à Pickering. Il fait un calcul tout con et en conclut qu’un système de miroirs capable de couvrir la distance de la Terre à Mars coûterait environ 10 millions de dollars de 1909 à construire. Hors de prix, sans compter que pour trouver le terrain nécessaire, bon courage. Autrement dit, on oublie les miroirs géants.

– C’est bien une logique de comptable, je te jure.

– Mais une logique.

– Bon. Mais on sait ce qui avait foutu le bordel dans les appareils de Tesla, au fait ?

– Héhé.

– Quoi, « héhé » ?

– Non, on ne sait pas.

-C’est nul.

– Ah non. Ce qui serait nul, c’est de savoir que c’est le grille-pain qui merdait. Là, disons que ça reste ouvert…

2 réflexions sur « Reflets lointains »

  1. Comme pour l’observatoire de Parkes, en Australie, dont les signaux extraterrestres provenaient du four à micro-ondes que les gens pressaient ouvraient avant de l’avoir éteint ?
    (je me demande si ce n’est pas chez vous que je l’ai lu, mais comme je n’ai pas vu de renvoi sur une de vos propres pages, j’ai un doute… à moins que je ne l’ai loupé ?)

  2. Rappelons que la meilleure preuve que la vie intelligente existe dans l’univers, c’est que personne n’a jamais essayé de nous contacter…

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