Livraison à domicile

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– Dis donc, je ne veux pas t’inquiéter, mais tu as vu le calendrier ?

– Euh, oui. Et donc ?

– Ben la fin de l’année approche, et je ne suis pas certain que tu aies fait tous tes devoirs.

– Alors là, manque de bol pour toi. Je viens d’envoyer ma déclaration de revenus.

– C’est bien, l’échéance était au printemps. Faudra pas venir te plaindre.

– Quoi ?! Mais…

– Cela dit je ne parlais pas de ça.

– Attends, tout le monde sait que mes résolutions de début d’année ont une durée de vie de 2 jours.

– A 48 heures près. Non mais le mois de décembre est là. Et comme sans surprise tu n’as pas été spécialement sage, va falloir faire de gros efforts sur ta lettre au Père Noël.

Et la transmettre pour relecture préalable, cette fois.

– Ma lettre au Père Noël ? Ca va, tu crois que j’ai quel âge ?

– Quelques années de plus que quand tu as été chassé du centre commercial parce que tu voulais te faire prendre en photo avec lui.

– Calomnies. Médisance gratuite, en plus. A qui voudrais-tu faire croire qu’un individu de plus d’une dizaine d’années peut encore croire dans une fable pareille ?

– L’histoire d’un être surnaturel dont la vocation serait d’amener des présents merveilleux à celles et ceux qui se seront bien conduits et seront rentrés en contact avec lui par les moyens appropriés ?

– Précisément, oui.

– Mais figure-toi que cette conviction est sans doute plus répandue que tu ne l’imagines.

– De quoi parles-tu ?

– De religion.

– Alors non. Certes les dévots attendent des gratifications de leurs divinités tutélaires, mais pas qu’elles viennent littéralement déposer des paquets devant leur porte, quand même.

– Eh bien ça dépend des religions.

– Tu veux qu’il y a des cultes dont les membres espèrent recevoir physiquement et par miracle le produit de leurs prières ?

– On parle plus de rituels que de prières, mais oui.

– Une véritable religion du Père Noël, quoi.

– Du Père Noël, non. Plutôt de John Frum.

– Et qui est donc cet individu ?

– Uh, c’est déjà toute une question. Pour y répondre, je te propose de partir le 15 février sur l’île de Tanna, au Vanuatu.

– Le 15 ? C’est le lendemain de la Saint-Valentin, c’est bon.

On peut même y aller un peu en avance.

Et donc, que se passe-t-il là-bas le 15 février ?

– C’est le jour où John Frum est célébré par ses fidèles.

– Je ne sais toujours pas qui c’est ou était.

– Si tu me laisses te décrire les cérémonies, je ne doute pas que ta légendaire sagacité te mettra sur une piste.

– La flatterie, comme c’est petit. Je t’en prie.

– Le 15 février, les cérémonies commencent avec la levée d’un drapeau (fatigué) des Etats-Unis. Devant lequel défilent alors des hommes portant des fusils à baïonnette en bois et qui portent des tenues militaires qui ont connu des jours meilleurs (un progrès notable puisqu’il y a encore quelques années ils paradaient torse nu, les lettres USA peintes sur la poitrine).

Dans l’hémisphère sud, le 14 juillet tombe le 15 février.

Et puis on danse, et on attend éventuellement le retour de John Frum, qui l’avait en principe promis pour un 15 février. Le retour de John, et des richesses censées l’accompagner.

– Attends un peu. Je vais m’avancer, mais je dirais que ce John a un rapport avec les Etats-Unis, non ? Peut-être même avec l’armée ?

– Sagacité légendaire, je l’avais bien dit. Oui, John était américain. En fait, avant que tu ne te lances dans des recherches patronymiques, il est tout à fait vraisemblable que son nom soit en réalité une déformation de John From America, John venu d’Amérique. Si tant est qu’il ait jamais vraiment existé.

– John l’Américain, on fait difficilement plus générique, quand même.

– Je suis bien d’accord. John Frum est la figure la plus connue, et la mieux identifiée, d’un mouvement plus général qui a touché de nombreuses communautés de l’ensemble de la Mélanésie : Papouasie/Nouvelle Guinée, Vanuatu, iles Fidji, îles Salomon. C’est ce que l’on a appelé les cultes du cargo.

– Du cargo ? Comme…la marchandise qu’on transporte en gros dans un bateau ou un avion ?

– Exactement. Parce que c’est un élément clé de ces croyances. Selon les anthropologues qui les ont étudiés, ces différents cultes ont sans doute émergé de façon indépendante, même s’ils sont apparus dans la même aire géographique, à peu près à la même période, et selon des lignes similaires. Pour faire simple, ils consistent pour les populations locales à reproduire, de façons pour le moins artisanales et bricolées, des comportements qu’ils ont observés chez des Occidentaux, pour obtenir les mêmes résultats.

– Quels résultats ?

– Pour te répondre, parlons de l’événement qui a considérablement développé les cultes du cargo, même si on verra qu’il n’en constitue pas le véritable début : la Guerre du Pacifique.

– Le bel intitulé contradictoire.

– Dans leur campagne contre les forces japonaises, les troupes des Etats-Unis se lancent dans une progression très méthodique d’île en île à travers l’océan. Elles vont ainsi entrer en contact avec un certain nombre de populations qui n’ont à l’époque eu que peu d’échanges avec des Occidentaux, voire pas du tout. Imagine alors le spectacle. Surgissent de l’horizon des individus pour la plupart à la peau blanche, qui débarquent avec des machines jamais vues, de grands bateaux en métal, voire des avions, des camions, et des jeeps. Ils trimballent avec eux des radios, de la nourriture en boîte, des réfrigérateurs. Ils ont des cigarettes, des bonbons, des sodas qu’ils distribuent généreusement. Ils parlent dans des appareils étranges, et quelques jours ou semaine plus tard, d’autres marchandises arrivent, voire tombent du ciel en parachute. Sans plus d’explication sur le contexte et l’origine de ces produits, il y a de quoi croire en une forme de miracle, de magie.

Faites pas les malins, à une époque on a tous pensé que c’était une machine à faire de l’argent.

– Ca peut se comprendre, en effet.

– En vertu de quoi on voit, après le départ des troupes, les communautés locales ratisser de grandes surfaces en guise de pistes d’atterrissage, construire des antennes et postes de radio en bois, et procéder à des défiles comme celui dont je t’ai parlé, dans l’espoir que ce sont ces rituels qui font venir le précieux « cargo ». C’est un peu cliché de citer Clarke…

– « Toute forme suffisamment avancée de technologie est indiscernable de la magie. »

– Mais on est exactement là-dedans.

– Donc si on défile et qu’on passe des « appels radio », John Frum va revenir avec ses cales pleines.

– Oui. Et non.

– Comment ça non ?

– Non parce que John Frum serait venu à Tanna avant la guerre, ce qui renvoie à la signification plus profonde des cultes du cargo.

– Allons bon, ça se complique.

– Entendons-nous bien : les cultes de cargo apparus comme je te l’ai expliqué après la venue de troupes américaines pendant la Seconde Guerre ont tout à fait existé, dans ces formes. Et le terme même de culte du cargo est apparu à ce moment. Mais les racines sont sans doute plus anciennes, et les implications plus larges.

– Creusons donc.

– S’il y avait sans nul doute dans les années 1940 des populations mélanésiennes qui n’avaient jamais vu un homme blanc, la présence occidentale était néanmoins déjà établie dans le secteur dès la deuxième moitié du 19ème siècle, à travers deux biais : les missionnaires, et les colons. Commençons par les missions.

– Je t’en prie, parle-moi de la pénétration missionnaire dans ces zones vierges, humides, et touffues.

– Tu devrais avoir tellement honte.

– Ca te va bien de dire ça.

– Comme partout où ils arrivent pour convertir, les missionnaires vont expliquer aux Mélanésiens qu’ils doivent abandonner une bonne partie de leurs habitudes et mœurs. Ce qui dans la forme d’anglais arrangé pratiqué là-bas est regroupé sous le nom de « kastom », pour custom, la coutume, et qui regroupe aussi bien la consommation des alcools locaux que le culte des ancêtres. Ce qui nous amène au domaine plus spécifiquement religieux, dans lequel les missionnaires vont notamment familiariser les locaux avec le concept de millénarisme. C’est-à-dire pour faire simple la croyance d’une fin des temps qui sera marquée par le retour du messie, qui saura alors justement récompenser ses fidèles.

– Ok, donc ça c’est l’apport, si on veut, des missions. Et les colons ?

– Les colons, ce sont par exemple les Allemands, les Australiens, les Britanniques, ou les Français. C’est ainsi que les Nouvelles Hébrides, qui sont devenues le Vanuatu en 1980, étaient partagées entre la France et le Royaume-Uni. Outre soutenir l’œuvre missionnaire, les colons proposent aux Mélanésiens des formes de travail en général manuel et assez peu valorisé, et ils représentent les premiers exemples de ces étranges individus qui reçoivent des marchandises et produits exotiques d’un ailleurs mystérieux. Maintenant, tu prends tout ça, tu mélanges…

– Je ne suis pas encore bien sûr de voir ce que ça donne.

– Ca donne par exemple Vailala en 1922.

– Vailala ? V’là que les dieux nordiques s’en mêlent maintenant !

– Mais non, Vailala, une partie de la Papouasie/Nouvelle-Guinée. A partir de 1919 et jusqu’en 1922, elle va être traversée par un étrange mouvement, appelé Vailala Madness, qui est considéré par beaucoup comme le premier des cultes du cargo. L’idée de base est que les ancêtres, les Grands Anciens, sont appelés à revenir bientôt.

Non, pas ces Grands Anciens-là.

Ils doivent revenir, mettre un terme à la colonisation, et apporter avec eux une grande profusion de ces biens que les Occidentaux possèdent. On est donc bien dans le millénarisme. La conséquence concrète est celle qu’on a pu observer ailleurs chez tous les convaincus que la fin du monde était proche : à quoi bon ?

– A quoi bon poursuivre ses activités normales ?

– Exactement. A quoi bon continuer à bosser. A quoi bon économiser. Les Mélanésiens rassemblent et claquent donc tout ce qu’ils ont pour organiser de grands banquets et de grosses fêtes dans la forêt en attendant les bateaux des aïeux. C’est par ailleurs l’occasion pour eux de renouer avec leurs kastoms réprouvées.

– J’imagine que les autorités locales n’ont pas apprécié.

– Non, elles répriment, et des leaders de ces cultes finissent au trou. Ca n’empêche pas le phénomène de se reproduire ailleurs : culte Taro en Nouvelle-Guinée, culte Tuka aux îles Fidji, culte nu d’Espiritu Santo, et culte de John Frum, notamment. Parce que selon ses adeptes, c’est en fait au début des années 30 que John Frum serait apparu à Tanna, pour inviter les iliens à l’honorer, en vertu de quoi il reviendrait le 15 février chargé de cadeaux.

– Attends, tu as dit culte nu ?

– Oui, les adeptes se baladaient à poil. On a déjà vu ça ailleurs. Cela dit pour satisfaire ta curiosité lubrique, selon les endroits, ces cultes pouvaient tourner à l’orgie générale ou au contraire prôner l’abstinence.

– Faut tomber sur la bonne île.

– C’est ça. En outre, les adeptes de ces cultes du cargo qui n’en portaient pas encore le nom pratiquent aussi l’imitation des habitudes des Blancs, tout en prônant le retour à leurs kastoms parce que la religion c’est compliqué, pour hâter le retour des Ancêtres. Il faut dire qu’un certain nombre d’entre eux pensaient que les Occidentaux venaient en fait du pays des morts, ce qui pouvait expliquer leur teint pâle, et travaillaient comme intermédiaires pour les Anciens qui étaient les véritables créateurs de leurs richesses. Cependant les Blancs abusaient un rien de leur position, et se gardaient l’essentiel des biens en question plutôt que de dûment les remettre aux descendants des Grands Anciens.

– Bon, ils n’avaient peut-être pas tous les détails, mais ils avaient globalement saisi que la colonisation c’était une arnaque.

– C’est ça. Donc ils cherchaient à rentrer directement en contact avec les Anciens. D’où les « fausses » radios ; ou la reproduction de coutumes occidentales encore plus spécifiques et singulières à leurs yeux.

– Par exemple ?

– Couper des fleurs pour des mettre dans des vases. Ou prendre le thé.

– C’est clairement ce qui fait apparaître des provisions.

– Hé, une fois encore, mets-toi à leur place.

– Je plaisante.

– On voit donc qu’au-delà du caractère très matérialiste qu’on retiendra des cultes du cargo après la Guerre, c’est-à-dire organiser des rituels exotiques pour obtenir des conserves ou de l’électroménager, il y a également dès l’origine un souhait de retrouver ses traditions et de renverser l’autorité coloniale.

– On pourrait parler de mouvement politique.

– Tout à fait. Et d’ailleurs c’est dans cette direction qu’ont évolué plusieurs de ces mouvements. Parce qu’au bout d’un moment, quand même, ils ont percuté que défiler avec des faux fusils, construire des pistes pour avions, ou ériger des tours radios en bois ne ferait pas venir des cargos. Et que s’ils voulaient vivre comme ils voulaient ils avaient intérêt à prendre les choses en main. On est passé d’une simple attente de marchandises miraculeuses à des mouvements visant à mieux s’organiser collectivement pour demander des évolutions politiques et l’indépendance. Cela dit le culte de John Frum est encore vivace à Tanna. On pourrait même dire qu’il poursuit une saine croissance de jeune religion, puisqu’il y a déjà eu un schisme et des affrontements physiques entre dévots de différentes factions.  Heureusement, il n’y a eu que des blessés pas trop graves.

– C’est l’avantage de la guerre avec des fusils en bois.

– Certes. Tu as même un représentant frumiste au parlement local. Et quand on lui demande s’il n’est pas fatigué d’attendre le retour de son messie parti il y a plus de 80 ans, le leader de la principale branche répond que les chrétiens patientent bien depuis près de 2 000 ans.

– Touché.

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