Squelette bouillu, squelette foutu

Squelette bouillu, squelette foutu

– Bon, Sam : tu es un anatomiste du début du 16e siècle.

– Je suis presque sûr que non. Ou attends, on avait une soirée Call of Cthulhu de prévue ?

– Non. Mais Tu es quand même un anatomiste du 16e siècle pour les besoins de ce billet. Que fais-tu ?

– Je fais tout mon possible pour éviter de me faire gauler par le guet local au moment où je reviens nuitamment du cimetière avec trois cadavres fraîchement déterrés, flanqués en vrac à l’arrière d’une charrette essentiellement constituée de macabres et louches grincements, le tout par une nuit de brouillard ?

– Tu as toujours aimé en faire des caisses, hein ?

– Absolument. Je t’ai dit pour le coassement lugubre des corbeaux et la sourde lueur des rares lanternes qui éclairent de loin en loin le pavé humide ?

– Huhu. Cela dit, c’est à peu près ça : se procurer des corps n’est certainement pas la partie la plus simple du métier. Mais bon, c’est pour la science et la séance n’est pas terminée, tu as encore un corps à préparer. Objectif : transformer l’une des humaines dépouilles que tu ramènes à ton atelier en beau squelette de démonstration, à des fins pédagogiques. Autrement dit, virer de 40 à 60 kilos ou plus de barbaque superflue pour ne garder que le meilleur : 17 ou 18 kilos de nonos.

Là, par exemple, vous faites pas avoir, y a encore beaucoup de superflu.

– Parfait.

– Plus qu’à me dire comment tu t’y prends.

– Euuuh je lance un D100 sur ma compétence Anatomie ?

– Bien tenté, mais je vais te demander d’être un peu plus… précis.

– Je ne veux pas être crade, mais il ne suffit pas de patienter quelques… jours ? Semaines ?

– Si tu tiens absolument à attirer tout le quartier grâce à l’abominable odeur de décomposition qui émane de ta cave, tu peux le tenter. Et puis c’est long.

– Bon ben aucune idée. Enfin pas une qui soit à peu près propre, quoi.

– Tu n’es pas le seul, Sam. Préparer des squelettes de démonstration, si j’ose dire, n’est pas si simple. Et c’était un vrai problème pour les anatomistes, qui échangeaient quand même leurs meilleures astuces.

– Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que ce billet va être sale ?

– Parce que c’est le cas. En gros, au milieu du 16e siècle, tu n’as pas 36 façons de t’y prendre. Etape n°1 : se procurer un corps par des méthodes qui ne concernent que toi, je ne veux rien savoir – mais ce sera à peu près certainement illégal. Etape n°2 : enlever le plus gros.

– Pardon ?

– Ben tu découpes tout ce qui vient, quoi. Tout ce qui bloblote sous l’abdomen et dans la boîte crânienne, tu dégages – ce n’est pas perdu, ça te fait un entraînement à la dissection au passage. Pareil pour la peau, les muscles, etc. Le hic, c’est que c’est un peu comme avec la carcasse du poulet du dimanche, tu vois ? Y a toujours des bouts qui viennent pas. En plus, faut faire gaffe à pas niquer les tendons et les ligaments, tu vas en avoir besoin. Bref, ce n’est déjà pas simple et… T’es tout jaune, tu sais ?

– Eurglbblblbll.

– Etape n°3 : se procurer une boite à peu près étanche, assez grande pour contenir le cher disparu. Tu perces quelques trous sur les côtés de la caisse, tu étends ce qui reste du défunt à ce stade à l’intérieur, tu recouvres de chaux vive, tu asperges d’eau et tu attends patiemment.

– Combien de temps ?

– Deux bonnes semaines.

– Les trous, c’est pour quoi ? Je veux dire, il n’est plus censé respirer, le patient. Enfin j’espère.

– Non, c’est pour… L’évacuation.

– Pourquoi j’ai demandé, bordel ?

– Etape n°4 : foncer droit vers la rivière ou la source cours d’eau vive la plus proche, de préférence loin des regards, immerger la boite et patienter une semaine de plus, le temps que l’eau courante lave ce qui reste des chairs décomposées.

– Beuargh.

– On approche de la fin, va. Dernière étape : frotter ce qui peut encore rester de petits bouts de viandes diverses et laissez sécher au soleil. Si les durées et les dosages sont bons, te voilà en possession d’un très beau squelette en os authentique et complet, toujours cohérent grâce aux ligaments et aux tendons proprement desséchés, mais toujours fidèles au poste. Au pire, tu assembles ce qui bouge avec quelques lacets ou quelques morceaux de fil.

– C’est longuet.

– Oui, hein ? Ben figure-toi que c’est exactement l’avis de Vésale, qui était d’autant mieux placé pour connaître ce genre de manuel du parfait petit anatomiste qu’il s’est lui-même farci quelques opérations de ce genre du temps de ses chères études à Louvain, puis à Paris. Long, donc, mais aussi sale et pénible. D’où la technique que le plus grand anatomiste de la Renaissance a ensuite mis au point.  

Vas-y Wasa, vas-y Vésale.

– Et qui consiste en quoi ?

– Disons qu’il te faut « une grande et large marmite » parce que je cite toujours, « l’art de la cuisson m’avait enseigné le pouvoir d’amollir en médecine ».

– Oh non.

– Oh si. Vésale perfectionne une technique déjà employée pour traiter la dépouille des quelques grands de ce monde, à une époque où tout le monde en réclamait son petit bout à lui pour des questions de prestige : il fait bouillir les corps, ce qui a deux avantages. Et d’une, ça facilite grandement la séparation des os, du gras et des chairs. Et de deux, ça abime nettement moins les tendons qui relient les os entre eux que la chaux vive. Et ça, c’est bon pour la science !

Et pour le style, baby.

– Je n’en doute pas. Pourquoi ?

– La Renaissance marque le début de l’essor de l’anatomie et de la médecine moderne, après des siècles passés à s’aligner sagement sur les textes hérités de l’Antiquité, considérés comme indépassables. Là, on commence à oser, à tenter – et donc à étudier. Et pour ça, il n’y a pas de secret : avant d’apprendre à réparer une fracture, t’as quand même un poil intérêt à comprendre comment c’est foutu dedans. D’où le nombre considérable de squelettes utilisés dans les écoles d’anatomie, de chirurgie et de médecine au cours des siècles suivants. Aujourd’hui, ils sont pour la plupart en plastique ou en résine. Hier, il fallait bien alimenter la demande avec d’authentiques squelettes.

– D’où la grave question de la méthode à utiliser pour proposer du matériel pédagogique de qualité.

– Exactement. La méthode décrite par Vésale est antérieure, mais il a eu le mérite de la codifier dans un très joli ouvrage publié alors qu’il n’a pas encore 30 ans, De humani corporis fabrica, en 1543. Grosse année pour le savoir et la science, d’ailleurs, 1543 : c’est aussi celle où Copernic publie ses travaux sur l’héliocentrisme.

– « De la fabrication du corps humain » ?

– De la structure, plutôt, mais je vois que toutes ces heures à transpirer au collège sur ton Gaffiot n’ont pas été inutiles. De la conception à l’écriture en passant les gravures et à l’impression, c’est un tour de force, l’un des plus beaux ouvrages scientifiques de l’histoire. Un livre fondateur, quoi. Et qui commence précisément par l’étude du squelette humain, donc les moyens de fabriquer des spécimens bien fichus. C’est tout l’objet du chapitre 39 du Livre I, que je te recommande, c’est un délice à lire.

Regardez-moi cette beauté.

– Oh j’imagine.

– Non mais vraiment, hein. Il te donne toute une série de conseils très utiles si jamais l’envie te prend de faire bouillir un cadavre dans ta cuisi… Bon, oublie, mais disons que c’est pittoresque. Et il te donne aussi une jolie notice de montage pour remonter le puzzle à la fin. Au passage et n’en déplaise à Vésale, ça donne des squelettes esthétiquement assez moches, aux os tâchés et noircis par la cuisson. Mais il n’empêche : c’est bien grâce à Vésale que les facultés de médecine européennes commencent petit à petit à se doter de squelettes de qualité, appréciés des petits et des gr… Bon des grands, surtout. Certains grands, disons. Les gens avertis, quoi.

– C’est beau, la pédagogie.

– Le problème, c’est que la demande va exploser à partir du 17e siècle : non seulement le nombre d’étudiants en médecine augmente, mais l’ostéologie devient une science à part entière. Et puis dans certains cercles, ça devient du dernier chic d’avoir son propre squelette chez soi, dans son cabinet de curiosité. C’en est au point qu’au début du 18e siècle, les spectacles de squelettes sont un truc à la mode : l’historienne des sciences Anita Guerrini, dont je te recommande le blog, a même retrouvé une réclame londonienne de 1716 pour un spectacle de squelette animé : apparemment, des marionnettistes permettaient au cher défunt de fumer la pipe et de souffler sur des bougies dans une ambiance macabre à souhait.

– Tu as des gens qui ont une existence post mortem plus animée que de leur vivant, dis donc.

– Mais tout ça a des conséquences : du côté des étudiants comme du grand public, on veut des jolis squelettes, bien blancs et bien propres. La technique de Vésale devient obsolète et il faut trouver d’autres techniques, plus rapides et plus… disons esthétiques.

– Et ça implique… ?

– Les anatomistes du 18e siècle sont malheureusement plus discrets que Vésale, sans doute parce que le regard sur la mort change petit à petit et que les bonnes blagues que se permettait Vésale au 16e siècle passent moins à leur époque. C’est paradoxal, parce que c’est aussi la grande vogue des body snatchers et des cours de médecine où les professeurs font pudiquement comprendre aux étudiants qu’il serait tout de même bien pratique qu’ils aient un squelette chez eux pour s’entraîner. Mais sans leur expliquer comment, en tout cas pas dans des manuels.

– Mais on a une petite idée ?

– Oh oui. Les petites recettes et les bons plans s’échangent dans les amphithéâtres et dans les salles de dissection. Mais tu ne vas pas aimer.

– Au point où on en est, tu sais…

– A en croire ce que laissent entendre à demi-mots des anatomistes anglais comme Alexander Monroe ou William Hunter, on fait au plus simple. Soit on remplace la technique de la cuisson vapeur chère à Vésale au profit d’une… Comment dire, d’une macération dans l’eau froide, certes plus longue mais qui dégrade moins l’os, soit on se démerde pour laisser les os prendre le soleil pendant des mois.

– Le soleil pendant des mois ? En Angleterre ?

– Touché. Il reste heureusement une autre solution qui consiste à laisser faire la nature, mais en l’aidant un peu.

– Je… ?

– Qui c’est les plus fort évidemment, Sam ?

– Ben les Verts ?

– Les vers, en l’occurrence, Sam. Ou les fourmis, d’ailleurs, mais beaucoup d’asticots et de fourmis.  Beaucoup. Et un peu de patience. 

2 réflexions sur « Squelette bouillu, squelette foutu »

  1. Coucou!
    Je suis tombée par hasard sur ton site en me renseignant sur Osowiec (après avoir écouté The attack of the dead men de Sabaton)
    Tu as une pléthore de beaux articles bien écrits, passionnants, et donc agréables à lire.
    Les références à Tolkien, le jdr, la mythologie scandinave, et j’ai même cru déceler du Stargate, ne rendent le tout que plus intéressants !!

    Merci pour ton style

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