Le scout radioactif
– Et si tu emballes la tête de l’allumette dans de l’alu, en laissant juste un peu de place pour que les gaz s’échappent, puis que tu la chauffes, elle doit partir comme une petite fusée[1].
– Ca marche ?
– Ben j’en sais rien. Tu sais comme je suis doué en travaux manuels, les miennes n’ont jamais bien décollé.
– Tout le monde n’est pas MacGyver.
– Et c’est pas plus mal.
– Oh ben quand même quoi, MacGyver !
– Entends-moi bien. Quoi que j’en sois particulièrement dépourvu, je sais reconnaître l’ingéniosité à sa juste valeur. Mais d’une, admets que les situations dans lesquelles tu as besoin de confectionner un canot pneumatique avec un trombone et un slip sont rares. De deux, en vrai, ça peut mal tourner.
– Un trombone et un slip, je veux bien croire que ça peut mal tourner.
– C’était un exemple. Si tu en veux un autre, un pot de peinture et un détecteur à fumée.
– Si je bidouille avec un pot de peinture et un détecteur à fumée, ça peut mal tourner.
– Ah oui. Ca peut chauffer. Littéralement. Nucléairement.
– Bouge pas, je prends un calepin. Je t’écoute. Alors, de la peinture… t’as dit quoi d’autre ?
– On va faire ça bien, je vais te raconteur l’histoire de David Hahn.
– C’est notre MacGyver?
– C’est lui. David est né en 1976, dans le Michigan. C’est un gamin curieux, comme un gamin, et il se passionne pour deux sujets. Le premier, c’est la chimie. Il reçoit un équivalent du Petit Chimiste, et il se met à faire des expériences. En parallèle, il rejoint les Scouts, et se fixe comme objectif de devenir un Aigle, c’est-à-dire le plus haut grade.
– Jusque-là, tout ça me paraît plutôt sain.
– Oui, dans l’ensemble. Cela dit, il aurait peut-être été utile que ses activités dans son « laboratoire » soient un peu plus surveillées. Ses camarades scouts se souviennent qu’il s’est pointé à un rassemblement en arborant une jolie carnation orangée, parce qu’il avait fait des essais d’autobronzants. Ou qu’il a fait en partie cramé une tente parce qu’il jouait avec du magnésium.
– Faut bien que jeunesse se passe.
– Je te sens très laxiste sur ce coup.
– J’ai un passé dans ce domaine.
– Ok. Un jour il a provoqué une explosion dans le sous-sol de la maison paternelle, parce qu’ignorant que le phosphore était pyrophorique (prompt à s’enflammer comme ça), il tapait dessus avec un marteau.
Il faut dire qu’à l’époque son objectif était de collectionner un échantillon de chacun des éléments de la table périodique. Y compris les radioactifs.
– Oui enfin bon c’est pas comme si un ado pouvait passer une commande de plutonium.
– Non, mais… Il s’intéresse à la question, ce qui lui permet en 1991 de gagner un badge du mérite scout au titre de l’Energie Atomique, quand il présente à ses petits camarades un modèle de réacteur.
– Comment ça un modèle ?
– Un modèle, une reproduction en carton.
– Ha, tu m’as fait peur.
– Toujours est-il que David atteint son objectif, et devient un Aigle.
Et à partir de là, il se dit qu’il est temps de passer aux choses sérieuses.
– Sérieuses comment ?
– Ben ça va bien les modèles. David décide de commencer à construire un vrai réacteur nucléaire.
– D’accord, mais enfin j’imagine que c’est comme quand j’ai voulu faire une navette spatiale en lego. On parle de matériaux qui sont un peu contrôlés quand même.
– C’est vrai. Mais les éléments fissiles, c’est-à-dire susceptibles de subir une fission nucléaire…
– Les éléments dits fissiles. C’est pour ça qu’ils sont pas faciles à obtenir.
– Je te félicite. J’ai fait la même à ma prof de physique en terminale, et la classe entière était déjà consternée[2]. Les matériaux fissiles, donc, sont cependant assez présents dans notre quotidien. A toutes petites doses, évidemment, mais ça se trouve. C’est là qu’il faut être ingénieux et patient. Déjà, David veut construire un surgénérateur.
– J’ai l’impression qu’on passe du gentil scout bricoleur au méchant de James Bond.
– Un surgénérateur, c’est juste un réacteur qui, à travers sa réaction de fission, produit plus d’éléments fissiles qu’il n’en consomme, puisqu’il convertit les isotopes fertiles (susceptibles de devenir fissiles). Avant que tu demandes, oui ce serait évidemment très intéressant en termes purement comptables de production d’énergie, mais à ce jour la technologie a été abandonnée à l’échelle industrielle, notamment pour des raisons de fiabilité et de sûreté.
– Deux préoccupations qui ne me semblent pas négligeables dans le nucléaire.
– Je suis d’accord. Mais David, lui, ça l’empêche pas de dormir. Il se met donc en quête de matériaux radioactifs.
– Mais enfin, où, il n’a quand même pas inventé un réacteur qui tourne à la banane ?
– Non. Tu veux savoir où on peut trouver des éléments radioactifs ? Dans les détecteurs de fumée par exemple. Les modèles les plus répandus contiennent une quantité évidemment infime d’americium-241, un élément créé par les équipes du projet Manhattan. L’americium-241 émet des rayonnements alpha, la forme la plus dangereuse de radioactivité, mais qu’une simple feuille de papier suffit à arrêter (autrement dit, le rayonnement ne sort pas de votre détecteur). David contacte donc des fabricants pour récupérer un max de détecteurs « pour un projet éducatif ». Comme ça ne marche pas, il se fait carrément passer pour un prof. Il utilise aussi cette couverture pour écrire à l’Agence de Régulation Nucléaire et lui demander des informations techniques. Qu’il obtient.
– C’est pas flippant du tout.
– Tu veux d’autres pistes ? On peut trouver du radium-226 dans de la vieille peinture phosphorescente, et donc notamment sur les aiguilles des horloges et montres. De la même façon, il y a du tritium dans les lunettes pour armes à feu. Ou du thorium dans certains modèles de lanternes à gaz. Il achète aussi pour 1 000 dollars de piles au lithium, en extrait le lithium, s’en sert pour fabriquer du thorium pur. Une quantité 170 fois supérieure à celle qui exige de disposer d’une autorisation fédérale.
– Ca me fait mal, mais on ne peut pas lui retirer un vrai côté MacGyver.
– Le tout dans l’abri de jardin que sa mère utilise pour faire de la poterie (ses parents sont divorcés, et son père est plus trop chaud pour lui prêter son sous-sol après le coup du phosphore). Et puis tout ça tourne court en août 1994, pour une histoire de pneu.
– Il met des pneus dans son réacteur ?
– Non. Mais suite à des vols de pneus dans le voisinage, David se fait contrôler par la police alors qu’il circule dans sa voiture. Quand les agents ouvrent son coffre, ils trouvent toutes sortes d’objets métalliques divers, de poudres, et autres. Et une boîte à outils fermée par un cadenas. Quand ils demandent à David ce qu’il y a dedans, il leur répond qu’ils feraient mieux de ne pas l’ouvrir, parce que son contenu est radioactif.
– Il a le sens des relations avec les forces de l’ordre lui.
– Il a 18 ans. Du coup, tout le monde s’emballe. Le Plan
Fédéral de Réponse aux Urgences Radiologiques est déclenché, et le FBI,
l’Agence Fédérale de l’Environnement, le Ministère de l’Energie, et la
Commission de Régulation Nucléaire débarquent. Ils bouclent la bourgade de
40 000 habitants, et se mettent à démanteler l’abri dans lequel David
a fabriqué son surgénérateur.
– A ce point ?
– Mais oui. Une opération de type Superfund (une loi spéciale pour ce type de situation) est déclenchée, qui conduit à ce que l’installation soit proprement découpée, placée dans ces containers protégés, et entreposée dans un bâtiment spécial dans le grand désert du Lac Salé, avec d’autres matériaux à radioactivité basse d’origine industrielle ou militaire. Une opération à 60 000 dollars.
– Mais attend, il marchait son réacteur à bouts de ficelle ?
– Alors soyons clairs : il n’a pas eu le temps de récolter suffisamment de matériaux fissiles pour permettre une réaction nucléaire auto-entretenue en bonne et due forme. Il n’a jamais atteint la masse critique. Mais David, qui disposait d’un compteur Geiger, a confirmé que les niveaux de radioactivité au cours des semaines avant la descente fédérale avaient augmenté, ce qui prouve qu’il y avait bien eu un peu de surgénération et de production de nouveaux isotopes fissiles. C’est d’ailleurs parce que son compteur Geiger commençait à s’agiter alors qu’il était encore à cinq maisons de chez sa mère qu’il avait commencé à entreposer certains de ses matériaux dans le coffre de sa voiture.
-Bon alors, il a fini en prison ou il a été recruté dans un laboratoire ?
– Ni l’un ni l’autre. La suite est assez triste. Il s’engage dans l’armée, mais la quitte après avoir été diagnostiqué schizophrène et paranoïaque. En 2007, il attire à nouveau l’attention du FBI pour des accusations de vols de détecteurs de fumée.
– Ah oui, hein, pas deux fois.
– Tu m’étonnes. Il a aussi des problèmes d’alcool et de drogues. Et pour finir, il meurt à 39 ans, en 2016.
– Ah ben merde. Voilà ce que c’est que de jouer avec des matériaux radioactifs.
– Semblerait que non. D’après son père, il était suivi régulièrement par le service de santé des armées en tant que vétéran (il avait servi sur un porte-avion nucléaire), qui n’a pas constaté de trace d’empoisonnement radioactif. Et selon le rapport d’autopsie, la cause du décès serait plutôt l’alcool.
– Uh, c’est moche. En d’autres circonstances, il aurait pu finir inventeur. Ou au moins ingénieur.
– Ouais. Alors que là il restera le « boy-scout radioactif », comme l’a surnommé la presse.
– Comme quoi, c’est dangereux la poterie.
[1] Si si : https://www.thoughtco.com/make-a-match-rocket-607515
[2] True story.
2 réflexions sur « Le scout radioactif »
Donc c’est pas facile de trouver des éléments fissiles fossiles?
— OK OK je sors, OK pas de gestes brusques