Peculia non olet

Peculia non olet

– Sam, nous sommes en 69 après Jésus-Christ.

– Et toute la Gaule est envahie.

– Oui et ça fait même lurette, mais ça n’a strictement rien à voir avec le sujet du jour. Le chiffre 69 ne t’inspire rien ?

– Si tu crois que je vais sauter sur une perche pareille, c’est mal me connaître.

– Franchement, ça valait le coup d’essayer. Bref : 69, c’est une date marquante pour l’Empire romain parce qu’il est politiquement parlant à peu près aussi calme qu’un petit pois sur un djembé. Tu sais ce qu’on dit du régime impérial : une monarchie absolue, tempérée par l’assassinat ? Ben en ajoutant le suicide, l’Année des quatre empereurs en est un exemple tout ce qu’il y a de frappant. En juin 68, Néron s’est suicidé avant d’être rejoint par ses poursuivants ; il s’ensuit un bordel magnifique qui va durer toute l’année 69. Galba, son successeur, ne tient pas six mois avant de se faire proprement zigouiller par les Prétoriens, soit précisément l’unité censée garantir sa sécurité.

– On n’est jamais trahi que par les siens.

– Et ça fait un. Othon, qui monte sur le trône, affronte alors la rude concurrence d’un autre candidat, Vitellius, qui lui flanque une telle tatouille sur le champ de bataille qu’il préfère se tailler les veines lui-même.

– Et de deux.

– Le karma de Vitellius ne devait pas être terrible, parce qu’il se prend à son tour une dérouillée de la part de Vespasien. Et il meurt salement. Mais alors très salement : alors qu’il tente de quitter Rome en loucedé le 20 décembre, des partisans de Vespasien le reconnaissent. Il finit lapidé et balancé au Tibre.

– Sic transit gloria mundi.

– Si tu veux. Numéro 3 est mort, vive Numéro 4 : Vespasien monte sur le trône et va y rester bien accroché, une dizaine d’années tout de même. Le truc, c’est que la lutte pour le pouvoir a fini le boulot bien entamé par Néron et Rome n’a plus une thune en poche.

– Attends, on parle de Rome, quand même. Tu pilles un voisin quelconque et boum, problème résolu.

– Ce n’est pas tout à fait aussi simple que dans Civilization, Sam. Suétone donne l’ampleur du souci : « Le trésor et le fisc étaient si pauvres, que Vespasien fut obligé de recourir au pillage et à la rapine ; et c’est ce qui lui fit déclarer à son avènement au trône, que l’État avait besoin de quatre milliards de sesterces pour subsister. »

– Le pillage et la rapine ? Il écrit ça quand, Suétone ?

– Après la mort de Vespasien, j’imagine que c’était plus prudent. Reste qu’il n’a pas tort : Vespasien a un urgent besoin de pognon, d’autant qu’à Rome, il s’est lancé dans un vaste plan de reconstruction et d’urbanisme.

– Ben ça n’est peut-être pas le mom…

– Oh si. La ville a cramé en 64 – tu te souviens, le vieux cliché de Néron qui chante sur sa terrasse devant Rome en flammes ? Bref, il faut reconstruire. C’est lui qui lance la construction de l’amphitheatrum Flavium, par exemple.

– Wow, ça alors, l’amphiteatrum Flavium, je suis vachement impressionné. Parle-moi d’un truc connu, quoi. Un arc de triomphe. Un stade. Le Colisée.

C’est le Colisée, patate.

– Pas la peine d’être condescendant, tout le monde n’a pas fait latin première langue, d’accord ? Bon, et il le trouve où, le pognon ?

– C’est là qu’il est inventif. Tu admettras qu’on associe la Rome impériale à bien des choses, mais rarement à l’odeur de vieille urine croupie.

– Rarement.

– Et pourtant, ça ne devait pas franchement sentir la rose et l’églantine dans les rues de la ville. Oh, la Ville disposait bel et bien d’égouts impressionnants – le fameux cloaca maxima – mais le réseau était à ciel ouvert sur une bonne partie de sa longueur, au 1er siècle. Et pas une villa, pas un immeuble et pas une latrine de Rome n’y est relié par des canalisations comme on les connaît, avec ton gros pipi qui part direct dans le réseau de collecte des eaux usées.

Aaaah, Rome. Ville éternelle. Son marbre. Son ivoire. Sa splendeur. Ses gros cacas qui flottent dans le Tibre.

– Et ça marche comment, du coup ?

– A la mano. Pour le vulgus pecum, tu remplis ton seau et tu le descends tous les matins pour le balancer là où tu peux. Dans les thermes, les latrines publiques ou les villas, ça finit dans des réservoirs qu’il faut bien vider. Et c’est là que Vespasien réalise qu’il est littéralement assis sur un gros tas…

– De pisse.

– De thune. Enfin oui, de pisse, mais la pisse vaut son pesant d’or et tu le sais d’ailleurs très bien, t’en parles à la première occasion.

– Mais qui achète de la pisse ?

– Plein de monde, à commencer par les teinturiers et les lavandiers. Ils la récupèrent dans les latrines publiques parce qu’en 70, on n’a toujours rien trouvé de mieux que l’urine pour dégraisser des fringues et préparer la laine avant de la teindre : c’est truffé de potassium, de phosphore et de sels minéraux. Et vu la dose d’ammoniac qu’on y trouve, c’est tellement efficace pour blanchir des trucs qu’on en fait même des pâtes pour se nettoyer les dents.

« Trois litres à peine ! J’ai bien fait de boire tout ce thé. »

– Eurgh.

– Faut bien frotter, trois minutes complètes, matin midi et soir. Et je veux que ça mousse.

– Attends, l’idée de Vespasien, c’est de taxer mon gros pipi.

– Parfaitement.

– C’est ridicule.

– Mais tu vas parler autrement de ton pipi, oui ? C’est peut-être ridicule mais c’est rentable, et là où il y a de la thune, il y a de la taxe. Vespasien installe une nouvelle taxe, le chrysargyre, qui tombe sur tout ce qui touche au commerce et à l’artisanat, collecte d’urine comprise : la « vectigal urinae ». Ceci dit, tu n’es pas le seul à trouver ça ridicule. Les Romains ont la dent dure et sont les premiers à se foutre de la gueule des techniques fiscales du père de la patrie. A commencer par son fils.

– Papiers.

– Titus.

– Celui de Titus et Bérénice ?

– Lui-même. Et Titus, en dehors d’être un soldat hors pair et un fin négociateur, est aussi du genre à aimer tout ce qui brille. Le théâtre, les arts, les spectacles. Et franchement, l’urine, ça fait plouc, à la limite du répugnant. Suétone raconte que Titus l’avait tellement en travers qu’il en parlé à Vespasien : « « son fils Titus lui reprochait d’avoir institué un impôt sur les urines. Il lui mit sous le nez le premier argent qu’il perçut de cet impôt, et lui demanda s’il sentait mauvais. Titus lui ayant répondu que non : ‘Atqui ex lotio est. Peculia non olet’, répondit Vespasien.

– Oui alors il va peut-être falloir traduire.

– « C’est pourtant de l’urine. L’argent n’a pas d’odeur. »

– Ah mais c’est de là….

– Eh oui. L’idée qu’on se cogne bien de l’origine du pognon quand on l’a dans sa poche vient de ce moment où Vespasien a brandi un aureus sous le nez de son fils pour lui donner une petite leçon de pragmatisme fiscal.

Question couleur, on sent un certain goût pour la constance.

– Et le nom des vespasiennes…

– … vient lui aussi tout droit du 1er siècle, même si Vespasien n’a jamais inventé le principe des chiottes publiques à Rome : il s’est contenté de taxer le commerce de la pisse.

– C’est quand même ballot d’atteindre l’immortalité pour une histoire de pissotière quand t’as lancé la construction du Colisée.

– L’immortalité n’a pas d’odeur non plus, Sam.

Evidemment, que Goscinny a fait des vannes sur le sujet. Evidemment. Il a fait un ALBUM ENTIER pour pouvoir la placer.

One thought on “Peculia non olet

  1. Plutôt « pecuNia non olet », non ?
    Sinon, je me suis jeté sur un Bailly pour voir si « argyros » ne signifiait pas par hasard « douche »… grosse déception.

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