Les ombres de la chouette
Le 18 septembre 1888 aurait pu être un jour heureux pour Kitty Belaney, qui donne ce jour-là naissance à son premier enfant, Archibald. Mais la jeune femme sait que les temps qui viennent s’annoncent difficiles et qu’elle ne peut guère compter sur son mari George pour l’aider à prendre soin du petit – George est trop instable, trop coureur, trop chasseur, trop alcoolique aussi pour être fiable. A 30 ans, il a déjà brûlé l’essentiel de la fortune familiale dans deux aventures commerciales improbables au Canada et en Floride, dont il est revenu sans le sou. Kitty sert les dents et s’occupe seule du petit, mais la naissance d’un deuxième enfant, en 1890, complique encore la situation : incapable d’assurer le minimum, George Belaney disparaît dans la nature. Seule, Kitty ne s’en sort pas – ce sont les deux sœurs de George, Ada et Carrie Belaney, qui prennent alors les enfants sous leur aile.
Obsession américaine
Archibald grandit au bord de la Manche – une enfance sans histoire dans une maisonnée stricte et puritaine, mais où on prend soin de lui. La littérature et l’étude du solfège et du piano sont la règle, les marges de liberté sont rares mais Ada sait lâcher la bride à Archibald lorsque celui-ci, très jeune, se prend d’affection pour les Amérindiens et la nature sauvage, cette Frontière américaine pure et libre qui fascine bien des enfants de sa générations, nourris aux récits d’un Fenimore Cooper ou d’un Jack London dont Archibald dévore à 15 ans le tout premier roman, L’Appel de la forêt, paru en 1903.
Entre ses livres et les animaux que sa tante lui permet de garder dans le grenier de la maison – lapins, serpents, souris… – Archibald se prend à s’imaginer des parents de fiction, pour remplacer ceux qui lui ont fait défaut. L’adolescent s’invente une romance entre un père coureur des bois et une mère apache, et la rêverie s’installe, sans cesse enrichie de nouveaux détails.
Ses passons virent à l’obsession et Archibald obtient enfin à 17 ans l’autorisation qu’il réclame à sa tante depuis un an : partir pour le Nouveau Monde. En mars 1906, le jeune garçon part de Halifax pour les côtes du Canada avant de gagner Toronto où il travaille un temps, avant de monter vers le Nord à Témiscamingue, au Québec, puis au bord du lac Temagami où il s’installe un temps auprès d’une communauté amérindienne, les Ojibwé, le « peuple des eaux profondes ». Bien accueilli, il y apprend le métier de trappeur, la langue et le canotage – il y rencontre aussi celle qui devient sa première femme, Angèle Egwuna, qu’il épouse avant de reproduire le schéma paternel en l’abandonnant avec leur fille, Agnès. C’est le père d’Angèle, frappé par sa vue perçante et ses dons d’observateur, qui l’appelle pour la première fois Wa Sha Quon Asin – la petite chouette.
En 1912, Archibald s’est installé à Bisco, une toute petite ville au nord du lac Huron, où il vit en travaillant comme garde forestier l’été, comme trappeur l’hiver. Son adresse exceptionnelle au tir et au lancer de couteau en font une figure de cette petite communauté de bûcherons et d’ouvriers du bois, comme sa virtuosité au piano : Archibald est l’âme des soirées dansantes, du moins jusqu’au moment où il s’effondre ivre mort, déjà victime d’un sérieux problème avec l’alcool. Et dès cette époque, Archibald précise la fiction construite dans son enfance pour raconter à qui veut l’entendre qu’il est un métis, fils d’un pionnier écossais et d’une mère apache. Il retouche le surnom que lui avait donné son beau-père Ojibwé : la « petite chouette » devient la « chouette cendrée » – Grey Owl.
La première guerre mondiale interrompt cette vie imaginée. Enrôlé volontaire dans l’armée canadienne, Archibald combat comme tireur d’élite jusqu’au printemps 1916, quand une sérieuse blessure au pied l’écarte du front belge. En 1925, alors qu’Archibald est revenu s’installer dans la région de Temagami, sa vie prend un tour nouveau quand il rencontre une jeune femme d’une tribu Mohawk, Anahaero – Gertrude Bernard pour l’état-civil canadien. Anahaero, convaincue qu’Archibald est un authentique métis, a une influence profonde sur Belaney qu’elle amène doucement à s’éloigner du mode de vie des trappeurs et à cesser de chasser les animaux pour leur fourrure. Poussée par sa compagne, frappé par la diminution drastique de la population de castors dans l’Ontario, Archibald évolue vers une vision plus protectrice de la nature, comprenant qu’elle n’est pas un vivier inépuisable. Et c’est encore sa femme qui pousse « Grey Owl » à se lancer dans un plaidoyer pour la nature auprès d’une société encore largement indifférente à la destruction des espaces naturels, à la fin des années 20.
Vedette avant l’heure
Conteur hors pair, « Grey Owl » devient en quelques articles une petite célébrité dans le monde médiatique et littéraire anglophone. Sa philosophie écologiste avant l’heure touche autant qu’un message d’amour et d’admiration pour les beautés d’une Nature avec qui il s’agit de vivre en équilibre, et pas d’exploiter en conquérant. Les articles s’enchaînent au même rythme que les reportages et les documentaires qu’on consacre à Archibald et à Anahaero, bien servis par les deux castors qu’ils ont adopté, Mac Ginnis et Mac Ginty, et qui ont élu domicile sous Beaver Lodge, une cabane de rondins aménagée au bord du lac Ajawaan. Lorsque Country Life, un éditeur londonien, lui commande un livre, c’est de son nom amérindien qu’Archibald signe son premier ouvrage, The Men of the Last Frontier, paru en 1931. Au dos du livre, une photo montre un homme aux longs cheveux noirs et au profil aigu, la peau sombre, vêtu de peaux de daim. Le cœur du message de Grey Owl s’y exprime simplement : « n’oubliez pas que vous appartenez à la nature, et pas qu’elle vous appartient. »
L’illusion est parfaite : faux autochtone mais bon héraut de la défense du monde sauvage, Grey Owl séduit par son humanité, sa douceur et une fine connaissance des grands espaces qui lui vaut une nomination comme responsable de la conservation du parc national du Mont Riding, dans le Manitoba, puis d’une structure identique dans la région du Saskatchewan au cœur du parc du Prince Albert, où Grey Owl s’installe avec Anahaero. En 1935 et 1936, deux ouvrages vont donner une ampleur internationale au travail de Grey Owl : Pilgrims of the Wild, qui décrit sa conversion à la protection de l’environnement, précède de peu le conte pour enfants Sajo et ses castors, énorme carton de librairie qui ouvre à Grey Owl l’accès au grand public et à la jeunesse.
Les talents de son éditeur londonien, Horatio Dickson, Grey Owl se lance alors dans une tournée de quatre mois dans toute l’Europe qui en fait une vedette internationale. En novembre 1936, rentré à Toronto, Grey Owl donne une conférence fracassante à l’occasion de la parution de son dernier livre, Récits de la cabane abandonnée. Devant 2000 personnes réunies dans le hall du King Edward Hotel et tandis que plusieurs centaines de déçus patientent dehors, il exhorte l’assistance de sa belle voix grave à protéger le grand nord canadien, pillé et déboisé par l’industrie et les machines.
Ce message, le pionnier de l’environnement le porte encore un peu plus tard, en 1937, pour une dernière tournée de trois mois en Grande-Bretagne. Grey Owl est au sommet de son influence : à Londres, c’est devant Georges VI et ses filles, Margaret et Elisabeth, que le faux Indien donne une conférence.
Cinquante nuances de Grey Owl
C’est pourtant le début de la fin. Epuisé par le rythme de ses tournées, rattrapé par les ravages de son alcoolisme passé sur son organisme, séparé de Anahaero qui aspire à une existence plus calme et plus discrète, la Chouette Cendrée se réfugie à Beaver Lodge, demandant à ce qu’on le laisse seul. C’est là, face au lac, qu’il s’éteint à 49 ans un jour de printemps 1938, victime d’une pneumonie. C’est aussi là qu’on l’enterre et qu’il repose toujours, auprès de Anahaero et d’une de ses filles, toutes deux mortes dans les années 80.
Mais sa mort marque aussi le temps des révélations. Dans certains cercles journalistiques, la véritable identité de Grey Owl était un secret de polichinelle mais le premier à avoir percé Grey Owl à jour, Gregory Clark, avait voulu attendre sa mort pour publier son enquête, par respect pour son combat. La révélation fait l’effet d’une bombe et beaucoup s’estiment floués par une imposture qui brouille au passage la valeur et la sincérité du message d’Archibald. Les détails de son étrange existence ressortent, pas toujours glorieux. Son alcoolisme est évoqué, comme sa tendance maladive à s’approprier une culture qui lui était étrangère, y compris dans ses codes ou ses rituels les plus graves. Archibald ne s’est jamais beaucoup embarrassé des lois et le grand public découvre aussi qu’il a été marié à plusieurs femmes en même temps, sans prendre grand soin des enfants qu’il a pu avoir avec elles. On retire ses livres de la vente un peu partout dans le monde, tandis que le volume des dons aux associations de défense de la nature recule sérieusement dans les années qui suivent sa mort.
Huit décennies plus tard, l’homme laisse toujours un souvenir ambigu. Ses défenseurs pointent l’authenticité de ses convictions et la sincérité d’un combat que personne ne conteste. Le faux « Grey Owl » était un homme profondément convaincu – mais aussi un usurpateur, pointent ses détracteurs. Pour eux, Archibald Belaney est un menteur, un homme qui s’est sciemment fondu dans la peau d’un Amérindien idéal, entretenant une image fausse et idéalisée de peuples autochtones alors confrontés à la dureté d’une politique canadienne qui ne jurait que par l’assimilation. Et les deux sont vrais…
One thought on “Les ombres de la chouette”
« Kitty sert les dents » -> serre
Touchant récit, qui pointe cette éternelle question: Tous les moyens sont-ils bons quand la cause est noble?