Les seigneurs des plaines
– Ha ! Jean-Christophe, à ta vue, mon cœur s’envole comme l’aigle intrépide qui parcourt le ciel !
– Euh, ah bon ?
– Oui ! Viens, entre.
– Tiens, tu as refait la déco. Sympa les tapis.
– Prends place. Allez, aspire un bon coup.
– T’es sûr ? OK…ah mais c’est infect ton truc !
– Ouais. J’ai beau faire j’arrive pas à supporter non plus.
– A ce sujet, je suis pas sûr que ce soit vraiment ton style, l’indien.
– Mais enfin, c’est complétement mes racines !
– Bon, qu’est-ce que tu nous fais là, une résurgence enfantine, tu veux qu’on aille jouer aux cow-boys et aux indiens. C’est l’histoire de Pocahontas qui te remonte à la tête ?
– Pas du tout. Je veux te parler du peuple.
– Tu as vraiment raté ton déguisement de révolutionnaire marxiste, je crains.
– Mais non. Le Peuple. Numunuu.
– Pardon ?
– Numunuu.
– Euh, numunuu à toi aussi j’imagine.
– Je n’en finis pas d’être navré par des lacunes linguistiques. Numunuu, ça veut dire le peuple.
– D’accord, mais enfin il ne serait pas connu par un autre nom un peu plus spécifique, ton peuple ?
– Tu as raison. L’Homme Blanc l‘appelle Comanche.
– Ce qui veut dire ?
– On évoque en général deux origines, qui viendraient toutes de l’espagnol. La première c’est camino ancho, ce qui veut dire chemin large.
– Mais, euh, pourquoi donner ce nom à un peuple indien ? J’ai pas le souvenir qu’ils soient restés dans l’histoire pour leur réseau autoroutier.
– Je suis bien d’accord, aucune idée. C’est pourquoi je préfère de loin la deuxième explication : une déformation, en passant par l’espagnol, d’un mot de la langue ute, kimantsi ou kohmahts, qui signifie globalement ennemi.
– Ah, donc c’est une autre tribu qui les a baptisés ennemis ?
– Oui. Comme on va le voir, les Indiens avaient suffisamment de problèmes avec les Européens de tous poils, mais ça ne les a certainement pas empêchés de déjà bien se mettre dessus entre eux. L’image d’Epinal des gentils écolos pacifistes est pas tout à fait juste. Ce n’est d’ailleurs pas la seule, et c’est bien pourquoi je te parle des Comanches.
– Allons-y, l’histoire des Comanches. Ne te sens pas obligé de remonter jusqu’à l’Oiseau-Tonnerre.
– Vraiment ? Tu me déçois. A l’origine, il y a les Shoshones, appelé aussi le Peuple du Serpent.
– Pourquoi ?
– Ah non mais Monsieur ne veut pas de références mythologiques, tant pis. Les Shoshones habitaient dans ce qui correspond en gros au Wyoming actuel.
A la fin du 17ème siècle, leurs voisins du sud, les Utes, découvrent l’usage du cheval par le biais des Pueblos. Et l’apprennent aux Comanches, avec qui ils s’allient début 18ème. Les Comanches utilisent les chevaux pour se battre, chasser le bison, et tirer leurs attelages. Qui jusque-là étaient plutôt limités.
En fait, l’apparition du cheval est un élément fondamental dans le développement d’une véritable culture comanche. Et c’est la raison pour laquelle ils se séparent des Shoshones et partent s’installer plus au sud.
– Attends, j’ai pas suivi. Le cheval est la raison pour laquelle ils se séparent des Shoshones ?
– Oui. Au sud, ils vont chercher à la fois des troupeaux de bisons plus nombreux, et les élevages de chevaux mexicains. C’est un trait caractéristique des Comanches : plutôt que développer leur propre cheptel par l’élevage, ce qu’ils font un peu mais pas plus que ça, ils préfèrent aller se fournir en chevaux auprès d’autres peuples.
– Ah ben c’est bien, ça fait marcher le commerce.
– Euh, alors deuxième trait caractéristique : ils vont se fournir en chevaux auprès d’autres peuples, mais les payer c’est pas trop leur truc. Ils sont plus dans une optique, je prends, et…c’est tout.
– La transaction comanche, un concept.
– Attention, ils sont aussi de très bons commerçants, comme on va le voir, mais pour ce qui est de l’approvisionnement en chevaux, vraiment, ils ont plutôt tendance à se servir.
– Attends, juste un truc
– Oui ?
– Tu dis que ce sont les Utes qui leur apprennent le cheval ?
– Exact.
– Les mêmes qui les auraient appelés « ennemis », en leur donnant leur nom ?
– C’est ça. Ils n’avaient pas toujours les meilleures relations avec leurs voisins.
– Ok. Donc direction le sud.
– Exact. Sud-sud-est, pour être précis. Ce qui les fait arriver en territoire apache. Apaches qu’ils entreprennent promptement de foutre dehors dans une grosse baston qui culmine lors de la bataille de la Grande Montagne de fer, qui dure la bagatelle de 9 jours. Et de fait, les relations entre Comanches et Apaches resteront toujours tendues et globalement peu amicales.
– Ca peut se comprendre.
– Je suis d’accord. Et c’est le début de l’histoire étonnante et méconnue de Comancheria.
– Je confirme que c’est inconnu, c’est quoi Comancheria ?
– C’est le nom donné à l’empire indien qui domine pendant à peu près un siècle le secteur des grandes plaines.
– Empire, carrément ?
– Ben oui. Entre 1750 et 1850, à peu près, les Comanches sont la puissance centrale dans cette région. Alors qu’ils sont confrontés aux Espagnols, puis aux Mexicains, aux Français, et aux Américains états-uniens, les 13 groupes familiaux qui composent Comancheria exercent leur autorité sur un territoire qui se répartit entre les Etats actuels suivants : Nouveau Mexique, Texas, Oklahoma, Kansas, Colorado, et Chihuahua au Mexique.
Le coup de bol des Comanches, c’est qu’ils réussissent à éviter les épidémies qui tuent les indigènes par millions sur l’ensemble du continent. Grâce à leur maîtrise du cheval, les Comanches, que certains appellent les « Mongols des Grandes plaines », étendent leur autorité sur une vingtaine de tribus, et leur langue devient la lingua franca de toute la région.
– Pas mal. Donc le modèle c’est Gengis Khan ?
– Non, pas vraiment, c’est pour dire qu’ils sont vraiment de très bons guerriers à cheval. Il n’y a pas d’autorité centrale, déjà. En plus, la puissance de Comancheria ne repose pas principalement sur la force militaire. Dans les années 1780, les Comanches s’allient aux Espagnols contre les Apaches. Ils leur échangent des biens manufacturés et du maïs contre des esclaves et des chevaux, pris aux Apaches, et de la viande de bison, prise, euh, aux bisons. La couronne espagnole paie en plus un généreux tribut aux Comanches pour les tenir tranquilles.
– Sans doute une bonne idée.
– Quand le Mexique devient indépendant en 1821, il n’a plus trop les moyens de payer. Les Comanches ont d’autres soucis, puisqu’ils doivent de leur côté gérer l’arrivée de plusieurs tribus venues de l’est, poussées par les colons.
– Ah, les colons arrivent. Mauvaise nouvelle.
– Pas forcément. Les Comanches commercent avec eux, notamment des chevaux, contre entre autres des fusils. Des chevaux qu’ils vont du coup « chercher » au Mexique, notamment au Texas, qui est mexicain à l’époque, mais aussi au-delà du Rio Grande. Dans le même temps, les relations entre Comancheria et le Nouveau-Mexique, qui est lui aussi mexicain à ce moment, sont pacifiques et commerciales. Au point que le gouverneur du Nouveau-Mexique ignore les instructions de la capitale qui lui enjoignent de lutter contre les Comanches, qui dans le même temps pillent allégrement d’autres parties du territoire. En parallèle, ils concluent des accords avec les Etats-Unis à l’Est et les Cheyennes et Arapahos au nord, qui leur permettent notamment de venir chasser le bison en terre comanche.
– Sont malins ces Comanches.
– Plutôt. Ils jouent de leur position centrale pour se mettre au cœur d’un grand marché commun entre Mexique, colonies anglo-américaines, et marchands français. Quand le Texas devient indépendant en 1836, son gouvernement, qui a fait les frais des raids, choisit une politique accommodante avec ses voisins orientaux, qui du coup vont piller plus au sud.
– Parce qu’ils continuent quand même à piller ?
– Ah oui, et pas qu’un peu. Dans les années 1830 et 1840, les Comanches ramènent du Mexique des dizaines de milliers de montures, et des milliers d’esclaves.
– Attends, d’esclaves ?
– Ouais. Les Amérindiens dans leur ensemble ont été victimes d’un drame historique et de crimes ignobles, c’est incontestable, pour autant tous n’ont pas été tout gentils non plus. Les Indiens pratiquaient déjà l’esclavage avant l’arrivée des Européens, et au sein de la Comancheria il prend une grande échelle. Dans les années 1840, les esclaves, venus du Mexique ou d’autres tribus, représentent environ un quart de la population comanche.
– Qui s’élève à ?
– Difficile à dire, autour de 30 000 individus. Pas énorme dans l’absolu, mais suffisant pour bien faire souffrir le Mexique. Au point que dans certaines provinces, la loi impose de constituer des groupes d’au moins 30 personnes, armées, pour s’aventurer en dehors des villes. En fait, le nord du Mexique souffre tellement que quand les troupes américaines l’attaquent en 1846, la résistance est faible, ce qui permet aux Etats-Unis de s’emparer de vastes territoires mexicains (une partie du Texas, le Nouveau-Mexique, l’Arizona, et la Californie) sans trop de mal.
Malheureusement pour eux, la situation se dégrade aussi sensiblement pour les Comanches à la fin des années 1840.
– Qu’est-ce qui leur arrive ?
– Un peu tout. Déjà, la variole et le choléra, apportés en 1848 et 1849 par des colons qui se précipitent vers la Californie pour y trouver de l’or. Dans le même temps, une sécheresse de trois ans réduit massivement la population de bisons. En 1851, d’après les chiffres du gouvernement américain, la population comanche est tombée à 12 000 individus. Dans les années qui suivent, d’autres épidémies se succèdent. Les Comanches sont en outre désormais au milieu du territoire des Etats-Unis, qui ne voient vraiment aucune raison de laisser les grandes plaines aux Peaux-Rouges.
– Bref, c’est plié pour la Comancheria.
– Malheureusement oui. Les Comanches font de la résistance, mais les derniers groupes armés se rendent au milieu des années 1870.
– Moche.
– Oui. Aujourd’hui, l’histoire de la Comancheria est largement oubliée, c’est d’ailleurs surtout à un article de 2012 qu’on la doit. Mais le fait est, quand on y réfléchit, que la côté ouest des Etats-Unis fut colonisée 40 ans avant les grandes plaines. C’était pas pour rien.