Un grand moment de cul(ture)

Un grand moment de cul(ture)

– Je dis juste que ce n’est pas une heure décente pour parler de cul.

– Il est toujours 23 heures quelque part et il ne s’agit pas de parler de cul mais de pornographie.

– Ah oui, autant pour moi, pardon. Très différent.

– Disons que dans le deuxième cas, on s’intéresse à l’aspect culturel d’une activité qui a de bonnes chances d’être aussi consubstantielle de l’Humanité que le rire ou la manie d’oublier ses clés à l’intérieur. Même si le terme lui-même – pornographie – ne date que des Lumières. Étymologiquement, il signifie « décrire/écrire/dessiner des prostituées », ce qui n’est pas tellement étonnant : c’est probablement dans les bordels que les artistes trouvaient leurs premiers modèles ou leurs sources d’inspiration.

– Dis donc, les Lumières avaient le don d’éclairer des zones insoupçonnées.

– Oui, on revient peu dessus en français au lycée, hein ? Et pourtant, on trouve difficilement période plus folle du cul que les Lumières. Même si je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu nos profs de français évoquer des merveilles de textes érotiques vintage comme ceux qu’a pu écrire Diderot dans ses Bijoux indiscrets.

Oh, ça ne devait pas être au programme.

– C’est dommage, ça fait un angle mort dans notre éducation d’honnêtes érudits, je trouve. Bref : sans vouloir faire dans l’introduction de copie de philo au bac, depuis que l’homme est homme, on dessine, on décrit, on raconte, on grave et on représente par à peu près tous les moyens possibles et imaginables cette intéressante activité qui consiste à se faire des trucs et des machins tout seul, à deux ou à plusieurs et avec comme seules limites les merveilles de l’inventivité humaine d’une part, celles de l’anatomie d’autre part. Tout ça pour dire que le porno, c’est culturel, Sam.

– Tu veux parler de cul, quoi.

– Oui. Mais de vieux cul. On va ressortir les vieux dossiers X.

Non, pas ceux-là.

– Tous les goûts sont dans la nature évidemment, mais on est dimanche MATIN pour l’amour du c…

– Qu’est-ce qui caractérise le porno, Sam ?

– Tu veux vraiment que je te réponde, là ?

– Sur le plan technologique, je veux dire ?

– Oh ben là encore c’est un peu vaste et sans aucunement m’y connaître, bien entendu, je dirais q…

– La caractéristique du porno, c’est que l’humanité s’est toujours débrouillée pour lui appliquer n’importe quelle nouvelle forme d’art dans la nanoseconde qui suit son invention. C’est évident avec le web ou la bande dessinée, mais plus tu remontes, plus c’est pareil. Peinture, sculpture, danse, imprimerie… Dès qu’il existe une nouvelle technologie, une nouvelle forme d’expression artistique, il y a un loustic pour te proposer des gravures instructives sous le manteau, sujet infiniment riche qui nous vaudra sans doute d’autres billets à l’avenir. Je suis prêt à parier qu’à Lascaux, certains de tes rougissants ancêtres planquaient entre deux tranches d’ours au miel une corne gravée de trucs intéressants, avant d’aller se coucher dans le fond de la grotte un peu avant tout le monde, faites pas attention, je me sens un peu malade, tout ça.

– Théorie défendable.

– Et quel est d’après toi LA technologie qui a mis le porno à la portée de toutes les bourses ?

– Je… Le cinéma ?

– Gagné. Et à ton avis, il s’est déroulé combien de temps entre l’invention des frères Lumière et le premier film à caractère, disons, érotique ?

– Trois nanosecondes ?

– Pas tout à fait, mais pas loin : onze mois. Le premier film érotique – il n’y a aucun acte sexuel à l’écran, simulé ou  non – date de 1896 et cocorico : c’est le Français Albert Kirschner qui l’a tourné : le Coucher de la mariée, un film court et évidement muet qui montre une jeune épousée qui fait un strip-tease devant son mari, le soir de leurs noces.

– C’est encore gentillet.

– C’est surtout assez marrant dans la  mesure où le même Kirschner était un propagandiste catholique convaincu qui a une autre première à son actif : il a tourné le premier film consacré à la Passion du Christ.

– Pas mal.

– Mais je sens que tu veux en savoir plus.

– Ben faut avouer que ta mariée qui se dépoile derrière un paravent, je comprends l’effet que ça peut faire un vétéran de la guerre de 1870 mais disons que les temps ont changé et que ça me paraît à peu près aussi érotique qu’un clafoutis aux œufs, quoi.

– J’ai compris, il te faut du lourd, de l’explicite, du zizi panpan de qualité. Le premier vrai film X de l’histoire, quoi.

– Je ne réclame rien, j’insiste sur ce point.

– Non non je vois bien. Tiens, éponge-toi, tu es en nage.

– Et même en âge d’en avoir pour mon argent, merde.

– En Marge est gratuit, Sam. Mais va, je suis une grande âme. Le premier film de boules de l’histoire, donc…

– Oui ?

– … N’est qu’une supposition. Les historiens du genre pensent que les premiers films non simulés ont probablement été tournés en Amérique du Sud, soit que la législation y ait été plus cool, soit que tout le monde s’en soit cogné. Pour le reste, trouver LE premier film X jamais tourné au monde est délicat : la plupart étaient clandestins, produits sous des faux noms, avec des actrices et des acteurs anonymes, des réalisateurs sous pseudonymes… Et personne ne se souciait trop d’aller en poser une copie aux archives, quoi.

– Tu fais monter la sauce pour ça ?  

– Mais il y a un sérieux candidat : El Sartorio, ou El Satiro. Vu le modèle de pellicule, les techniques, les plans et une foule d’autres indices, les spécialistes de la culture porn pensent qu’il a pu être tourné en Argentine en 1907 ou 1908. D’autres sources, elles, penchent pour un court-métrage tourné plutôt à Cuba dans les années 30 et je peine à voir comment le débat pourrait être tranché. Ce qui est certain, vu le niveau de technicité qu’il fallait afficher au début du cinéma, c’est que les premiers films X ont été tournés par des professionnels du cinéma. Le porn amateur, faudra attendre un peu.

– Ne parle pas de trancher des trucs dans ce contexte, merci. Et on doit à qui, cette merveille du 7e art ?

– Ben justement, impossible de le savoir. Producteur : inconnu. Réalisateur : inconnu. Scénariste : inconnu. Satyre en rut : inconnu. Jeunes filles perdues dans la campagne : inconnues.

– Attends comment ça, satyre en ru…

– Oui, je ne t’ai pas parlé du scénario ?

– Ben non.

– C’est parce que c’est un bien grand mot. On n’est pas encore descendu au niveau du plombier qui vient déboucher les canalisations de la jeune femme désœuvrée PILE quand elle est n’est vêtue que d’une nuisette toute simple, mais pas loin. L’intrigue commence par un tableau champêtre, celui d’un groupe de jeune femmes nues qui s’amusent en dansant dans les foins.

– Nues.

– Oui.

– Dans les foins.

– Oui.

– M’est avis que ton réalisateur inconnu, là, il a jamais dansé à poil dans les foins pour croire que ça a quoi que ce soit d’érotique de s‘enlever une paille plantée sous l’ongle du gros doigt de pied, hein ?

– C’est cinématographique, Sam, rappelle-toi : suspension of disbelief, tout ça. Bref : voilà qu’un faune, un satyre, un diable ou ce que tu voudras sort subitement d’un sous-bois avec de petites cornes sur la tête mais un gros…

– On voit on voit, poursuis.

– … Toutes les jeunes filles s’enfuient, sauf une pauvre âme perdue qui s’évanouit, la Reine, à en croire le cartel typique du muet qui s’intercale en guise de plan de coupe. Le Satyre l’entraîne derrière un fourré et alors justement en parlant de fourr…

Un thème encore très original dans la Grèce du 6e siècle avant notre ère, sûrement.

– Non.

– Oh. Bon : galipettes en série.

– Mais genre papa maman ?

– Ah non. Genre le porno n’a rien inventé de fondamentalement différent depuis. 69, missionnaire, levrette… Le tout en gros plans, si tu vois ce que je veux dire. Pas de tissus vaporeux, pas de paravent, pas de suggestion : on y va franco de port.

– Normal d’y aller franco de port dans un film cochon, hahaaa.

– Gros malin, va. Franchement, les amateurs et les curieux pourront s’en convaincre d’eux-mêmes : c’est assez marrant de voir que l’ensemble des figures imposées y passe, et en moins de 4’30, ce qui ne doit pas être si loin que ça de la durée moyenne des vidéos postées sur les tubes porn d’une part, de leur déroulé classique d’autre part.

– Et ça se conclut comment ?

– Le scénariste a dû se rappeler qu’il avait un vague scénario en guise de prétexte. Les autres danseuses reviennent alors que les deux partenaires se sont endormis post coïtum, et mettent une belle raclée au diable qui repart d’où il est venu, fouetté à grands coups de branchages. The End.

– C’est moral.

– Et éducatif.

– Tout à fait nous.

– Voilà.

– J’ai une dernière question.

– Je t’écoute, mon enfant.

– On regardait ça OU ? Tu ne pouvais pas franchement installer ta petite salle de cinéma personnelle chez toi, quoi.

– Question de moyens, ça s’est vu. Mais non, en effet. Ce type de cinéma pour adultes… éclairés était projeté dans des clubs, dans certaines maisons closes de luxe où on s’en servait pour éveiller les ardeurs des clients… Aux Etats-Unis, on appelait ce genre d’endroit des smokers, la coutume voulant apparemment qu’on y assiste à ce genre de projections en fumant un bon cigare.

– Jean-Christophe ?

– Oui ?

– Ne parle pas non plus de projection.

– Oh.

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