Mauvais perdants

Mauvais perdants

– Tu te rends compte, la dernière veuve connue d’un soldat de la guerre de sécession est morte en 2008. En 2008, pour un conflit qui s’est terminé en 1865 !

– Oui, effectivement, c’est impressionnant dit comme ça.

– Comment tu voudrais le dire ?

– Il peut être utile de rappeler qu’elle avait épousé le vétéran en question en 1934, quand il avait 86 ans alors qu’elle n’en comptait que 19. Elle aurait pu être sa petite-fille. Au final elle s’est éteinte à 93 ans, un âge fort respectable, mais faut pas imaginer qu’elle s’était mariée au milieu du 19ème. C’était pas Thomas Parr non plus.

– Uh, mais c’était quoi alors, une capteuse d’héritage ?

– C’est pas vraiment ça. Maudie Hopkins, puisque c’était son nom, faisait partie d’une fratrie de 10 marmots, pendant la Grande Dépression. Elle faisait le ménage et la lessive d’un brave vétéran, lui-même veuf depuis 5 ans. Il lui a proposé de lui laisser sa maison et sa terre si elle acceptait de l’épouser, et de s’occuper de lui jusqu’à la fin de ses jours. Par ailleurs, il touchait 25 dollars tous les deux ou trois mois, pas vraiment une fortune, et il n’y a pas eu de réversion à sa mort, qui est intervenue trois ans plus tard.

– On peut donc imaginer que c’était plus un contrat d’entraide entre une jeune femme démunie et un vieil homme qui voulait une assistante de vie.

Nous sommes convaincus que c’est exactement l’histoire de cette pauvrette d’Anna Nicole Smith

– Sans doute. De fait, la pratique était relativement répandue à l’époque, au point que l’Arkansas a adopté en 1937 une loi précisant que les femmes qui épousaient des vétérans de la guerre de sécession n’avaient pas droit aux pensions de veuve. C’est en vertu de ce texte que Maudie n’a rien perçu de l’Etat quand son mari est mort. Et en 1939, la règle a changé pour dire que les veuves nées après 1870 n’avaient droit à rien.

– D’accord. Mais quand même, techniquement, c’était la veuve d’un soldat des années 1860.

– J’en conviens. Pour autant, dans la même veine des histoires qui se prolongent bien au-delà du terme, je préfère celles de gens comme Hiroo Onoda.

– Japonais ?

– Oui.

– Du genre qui a continué la guerre bien après 1945 ?

– Exactement. Positionné sur une île des Philippines pour y mener des actions de guérilla, Onoda se retrouve en 1945 avec 3 camarades sous ses ordres. Ils vivent alors planqués dans la forêt. En octobre 1945, date qui de l’avis général se positionne après août 1945, ils trouvent des notes que les locaux, qui sont au courant de leur présence, ont laissé à leur intention.

– C’est bon les gars, serait peut-être temps de lâcher l’affaire ?

– C’est l’idée. Onoda et ses hommes en concluent que c’est une grossière propagande alliée, ils ne se feront pas avoir si facilement.

– Ah. On dirait que ça va être un peu compliqué.

– A la fin de l’année 1945, des tracts sont parachutés dans le secteur. Ils sont signés d’un général japonais, et donnent l’ordre aux irréductibles de se rendre.

– Ben voilà, c’est réglé.

– Penses-tu. Après un examen attentif, ils sont convaincus que c’est un faux. En 1949, après 4 ans à crapahuter dans la jungle philippine, un des hommes d’Onoda se dit que ça va bien et va se rendre. Les trois restants deviennent encore plus prudents et méfiants. En 1952, on leur parachute des lettes et photos de leurs familles, qui leur demandent de bien vouloir rentrer.

– Laisse-moi deviner : c’est un piège ?

– Exactement. L’escouade continue donc à casser les pieds des pêcheurs locaux en leur piquant de la nourriture, à se servir dans et à détruire les réserves de riz du coin, et globalement à constituer une bonne raison de ne pas aller se balader dans les bois. Les autorités envoient des patrouilles pour les retrouver, mais c’est pas évident. C’est comme ça qu’un des trois acharnés se fait descendre en 1954. Puis c’est un autre échange de coup de feu avec la police qui tue le dernier compagnon d’Onoda. Les deux hommes étaient alors en train de cramer la récolte de riz des fermiers du secteur, ce qui évidemment allait enfin permettre d’infliger la défaite finale aux Etats-Unis.

– On dira ce qu’on veut, mais ils étaient tenaces.

– Plutôt oui, parce qu’on est alors en 1972.

– 1972 ! Ca fait plus de 25 ans qu’ils sont dans le maquis ?!

– Eh oui. Onoda est désormais seul. En 1974, un touriste japonais, parti à sa recherche, rentre en contact avec lui. Ils discutent, et Onoda consent à se rendre si un officier supérieur vient lui en donner l’ordre. Notre touriste rentre au pays, contacte son ancien commandant, qui vient alors lui demander d’arrêter la Seconde Guerre Mondiale. Nous sommes le 9 mars 1974. Onoda accepte, et au vu des circonstances le président philippin le pardonne pour ses actions. Hiroo Onoda peut finalement rentrer au pays.

« Hé ben alors les Yankees, on abandonne déjà ? »

– C’est donc à lui qu’on doit le cliché du soldat nippon qui continue la guerre tout seul.

– Ah non. Ou plutôt pas uniquement à lui. Il y a plus d’une centaine de soldats de l’armée impériale qui ont continué à se battre, ou a minima qui ne sont pas rentrés, après 1945. Certains refusaient d’admettre la défaite, comme Onoda, et d’autres n’étaient tout simplement pas au courant, coupés qu’ils étaient du reste du monde. Le tout dernier à se rendre en décembre 1974, Teruo Nakamura, avait lui manifestement décidé que la vie d’ermite dans la forêt lui convenait. Quand sa hutte a été découverte à la mi-1974 dans la jungle indonésienne, il a fallu aller le chercher et l’expulser de force, parce qu’il n’avait aucune envie de rentrer au Japon ou à Taiwan dont il était originaire.

– Une centaine, quand même.

– Et ça, c’est sans compter le Shindo Renmei.

– Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ?

– La Ligue de la Voie des Sujets de l’Empereur.

– Ca m’aide énormément.

– Ok. Reprenons. A partir du début du 20ème siècle, très exactement avec l’arrivée du premier bateau en provenance de l’archipel en 1908, de plus en plus de Japonais sont partis s’installer au Brésil. Ils sont attirés par la promesse de perspectives florissantes pour ceux qui veulent cultiver une terre riche et abondante. Beaucoup ne comptaient y passer que quelques années, le temps de gagner de l’argent, avant de rentrer au pays. Mais au final, ils restent, et en quelques décennies le Brésil compte une communauté nippone de plusieurs centaines de milliers de personnes, près d’un demi-million. C’est loin d’être négligeable. En fait, c’est même la plus importante en dehors de l’archipel.

– Eh bien écoute je n’imaginais pas qu’il y avait autant de Japonais dans la population brésilienne.

– Toute la question est de savoir ce que tu entends par « dans ».

– Plaît-il ?

– Qu’ils travaillent dans des colonies agricoles ou habitent sur les côtes, ils vivent pour la plupart entre eux. Beaucoup ne parlent que japonais. Ils s’informent via des journaux ou des radios animés par d’autres immigrés nippons.

– L’intégration ça demande du temps.

– De fait. Le problème c’est qu’un événement vient sérieusement compliquer la situation.

– Lequel ?

– Le Seconde Guerre Mondiale, tu en as peut-être entendu parler.

– Vaguement.

– Le Brésil est plutôt du côté des Alliés, et puis en 1942 la marine japonaise coule un navire marchand brésilien. Rio déclare donc la guerre au Japon.

– Tu veux dire Brasilia.

– Non, à l’époque la capitale c’est Rio. Brasilia ne sera construite que plus tard, et deviendra la capitale en 1960.

– Ok, d’accord. Et donc ?

– Eh bien sans aller aussi loin que les Etats-Unis, le Brésil prend des mesures pas particulièrement sympathique pour ses habitants d’origine nippone. Les médias en japonais sont interdits. Au-delà, les communications avec le Japon sont coupées, il n’y a plus de correspondance avec les familles restées là-bas. Les autorités saisissent même les récepteurs radio des nippo-brésiliens, qui ne peuvent donc plus recevoir de nouvelles de l’archipel. Et l’entrée du Brésil est interdite à tout nouvel immigrant venu du Japon.

– J’en conclus que les Japonais du Brésil qui ne maîtrisent pas le portugais sont largement coupés du monde.

– C’est exactement ça. Pire, s’ils ne sont pas envoyés dans des camps, ils sont expulsés de certaines zones, notamment sur les côtes, et il leur faut des autorisations pour voyager dans le pays. En réaction à des heurts entre Brésiliens et Brésiliens d’origine japonaise, un ancien officier nippon, Junji Kikawa, fonde alors une organisation pour défendre les intérêts de sa communauté. C’est le Shindo Renmei.

– En même temps, le fait est qu’ils ont sans doute besoin qu’on les soutienne.

– Indubitablement. Mais le Shindo Renmei ne s’arrête pas là. En fait, il se donne pour mission le soutenir l’empereur, c’est un rien explicite dans le nom.

– Ca se traduit comment, soutenir l’empereur et le Japon quand on est au Brésil ?

– Le Shindo Renmei appelle ses membres à pratiquer des actes de sabotage.

– Ah oui, quand même. Du genre ?

– Deux cibles sont désignées : la menthe et la soie.

– Hein ? C’est un code ?

– Non non. Le menthol est utilisé par les Etats-Unis pour la fabrication d’explosifs, et la soie pour les parachutes.

« Alors non, quand je parlais d’une bombe à la menthe… »

Mais c’est surtout à partir de la mi-1945 que le Shindo commence à avoir des activités vraiment inquiétantes.

– Parce qu’ils sont aigris après la défaite ?

– Quelle défaite ?

– Ben euh…la défaite. Celle du Japon. Hiroshima, Nagasaki, tout ça.

– QUELLE DEFAITE ?! Non, vois-tu, tout cela n’est que propagande.

– Ha.

– Les dirigeants du Shindo sont convaincus, ou font très bien semblant, que les nouvelles qui arrivent d’une capitulation de l’empereur ne sont que des mensonges américains. Quand le message audio d’Hirohito atteint finalement le Brésil, le Shindo explique à ses fidèles que l’empereur a en fait été contraint d’abdiquer, et que le pouvoir a été transmis à un régent Ce dernier a donné l’ordre à la flotte impériale de se lancer dans une vaste offensive, à l’occasion de laquelle le Japon a révélé son arme secrète, la Bombe à Haute Fréquence. Une seule bombe a fait plus de 100 000 victimes parmi les soldats américains, ce qui a permis aux forces nippons de couler plus de 400 bâtiments et de renverser le cours du conflit.

– Ah oui, ils sont bien partis.

– Ce n’est pas tout. Ils annoncent aussi que McArthur a été arrêté et sera jugé pour crime de guerre, que des troupes japonaises ont débarqué à Sain Francisco et marchent vers New York, et diffusent des images truquées de Truman signant la reddition des Etats-Unis.

Une rare image de la bataille de San Francisco.

Sachant qu’à l’époque le Shindo Renmei revendique 130 000 membres, même si la vérité était sans doute de l’ordre de la moitié. Soit quand même du monde. Autrement dit, ils ont quand même de quoi diffuser tout ça assez largement. A fortiori auprès de tous ceux qui ne lisent ni ne parlent le portugais.

– D’accord, mais tu ne me feras quand même pas croire que tous les nippo-brésiliens y croient.

– Non, en effet. Mais ils sont intérêt à le laisser croire.

– Comment ça ?

– Le Shindo classe les brésilo-japonais en deux catégories : les kachigumi et les makegumi, autrement dit les « victoristes » et les défaitistes. Sachant que ces derniers sont également appelés les « cœurs sales », et sont considérés comme des traitres à l’empereur.

– Ou au régent, si j’ai bien suivi.

– A l’Empire. Le Shindo constitue un corps de tokkotai, qui ne sont rien de moins que des assassins.

« Ola, surpresa ! »

Ils adressent aux « traîtres » une lettre qui les informe de leurs crimes, et leur explique qu’ils n’ont plus qu’une seule option pour laver leur honneur, à savoir s’aérer les entrailles.

– Tu veux dire…

– Oui oui, un seppuku.

– Rien que ça.

– C’est grave la trahison. Sans grande surprise, aucun de ces « mauvais sujets » ne se conforme à ces instructions. Les tokkotai passent alors à l’action, et exécutent eux-mêmes la sentence. Ils mènent donc des expéditions punitives, assassinats, et incendies. Selon les chiffres officiels des autorités brésiliennes, qui ne sont peut-être pas tout à fait exhaustifs, le Shindo Renmei fait ainsi 23 victimes parmi la communauté japonaise, ainsi que 147 blessés, entre mars  1946 et février 1947. Sachant que les tueurs allaient souvent se rendre à la police après leur méfait, en expliquant qu’ils n’avaient rien contre les Brésiliens, et n’étaient pas des criminels puis qu’ils n’avaient fait que leur devoir.

– Tout ça pour avoir accepté l’idée que le Japon a perdu la guerre. Et à part tenir les comptes, que fait la police ?

– Elle arrête environ 400 membres et dirigeants du Shindo, et plusieurs ordres d’expulsion sont pris Mais ils ne sont pas exécutés. Plutôt que d’insister sur la répression, le gouvernement décide de passer un accord avec le Shindo. Il s’engage à cesser les actions violentes, et en échange les autorités acceptent de donner pour instructions à la presse de ne plus parler de la défaite japonaise. Elles vont jusqu’à retirer le terme de « capitulation inconditionnelle » de leurs communications officielles.

« Plutôt que d’humilier leurs adversaires, les forces impériales ont décidé de rentrer chez elles parce qu’elles avaient mieux à faire. »

– C’est comme ça qu’ils luttent contre les fausses nouvelles ?

– C’est un peu plus subtil. Sans grande surprise, les Japonais brésiliens les mieux informés sont également les plus éduqués, intégrés, et opulents. Ils lancent des campagnes pour lever des fonds afin de soutenir la population japonaise. Dans la mesure où, dans le même temps, le Shindo suspend ses actions criminelles, les « victoristes » passent au second plan et sont marginalisés. Pour autant, leurs idées ne disparaissent pas complètement, et une partie de la communauté japonaise persiste à penser qu’on lui ment. Jusqu’au début des années 50.

– Qu’est-ce qui les fait changer d’avis, finalement ?

– Les poissons volants.

– Pardon ?

– Les poissons volants, c’était le nom de l’équipe olympique de natation japonaise.

– Je ne vois quand même pas le rapport.

– Les nageurs japonais viennent au Brésil en 1950 pour une compétition/exhibition, qui rencontre un succès certain auprès de la communauté d’origine nippone. A cette occasion, l’un d’entre eux est interrogé sur l’idée que le Japon a gagné la guerre. Sans surprise, il tourne l’idée en ridicule. Le Shindo Renmei se lance alors dans une campagne d’affichage, pour expliquer qu’en fait de nageurs japonais ce sont des Coréens qui se font passer pour l’équipe olympique. Et là, quand même, c’est tellement ridicule que le Shindo perd l’essentiel de son audience.

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