Merci de paniquer
Deux petits points de contexte préalables. D’une, nous avions avec une stupéfiante pertinence décidé de publier ce papier aujourd’hui, parce que quelques jours avant le Brexit. Mais évidemment… Si on doit attendre que ces branquignoles y arrivent on va le garder sous le coude longtemps, donc voilà, nous maintenons notre agenda. Parce qu’on est des gens fiables, NOUS.
De deux, Jean-Christophe est souffrant, j’ai donc le plaisir de prendre son relais aujourd’hui. Envoyez-lui vos souhaits de rétablissement et surtout de quoi faire des grogs, et il devrait revenir dès demain.
– Allez, installe-toi.
– Attends, tu peux me dire ce qu’on fait là ?
– Ben, on va profiter du spectacle.
– Le spectacle ? Tu as installé un canapé sur une falaise. C’est pour regarder le coucher de soleil ?
– Mais non, nigaud. Y’a quoi en face ?
– La mer ?
– Ah là là, mais c’est pas possible d’avoir si courte vue ! La mer, et au-delà ?
– Eh bien l’Angleterre, j’imagine.
– Voilà. Et qu’est-ce qui va bientôt se passer, en Grande-Bretagne ?
– Oh ben pas mal…
– Non non, pense global, à l’échelle du Royaume-Uni. Pense historique. Pense calamiteux.
– Ah, le Brexit !
– Tout juste. Bientôt, enfin en principe, on devrait y être.
– Et donc toi tu n’as rien trouvé de mieux que de te poser en face pour jouir de ce naufrage ?
– Hé hé, non.
– Pervers.
– Merci.
– C’était pas un compliment. Ca va a minima foutre une grouille monstrueuse qui ne se limitera pas aux îles britanniques.
– Mais mon pauvre ami je le sais bien. Que veux-tu que j’y fasse ?
– Je ne sais pas, compatir ?
– Hé oh, pas de gros mots ! Non, on peut essayer de voir le bon côté des choses.
– Par exemple ?
– Par exemple, le gouvernement va enfin pouvoir utiliser son message de propagande de guerre le plus célèbre.
– Hein ? Comment ça ?
– Allons, tu le connais. Tu l’as même détourné.
– Je ne vois pas.
– Mais si ! Une invitation à rester calme et à poursuivre ses activités.
– Aaaaah…
– Tu reconnais que c’est une affiche dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle connaît un succès certain ?
– Le moins qu’on puisse dire, en effet.
– Et pourtant, elle est nulle. A plus d’un titre.
– Je te trouve bien sévère.
– Mais si. Réfléchis 5 minutes. Y’a pas un truc étrange avec ce message ?
– J’y vois une consécration du légendaire flegme de nos voisins. Une façon d’afficher et de renforcer leur stoïque résistance aux affres du conflit.
– Je vais te poser la question différemment. Nous sommes au début des années 40. Le Troisième Reich vient d’accaparer une bonne partie de l’Europe continentale sans même donner l’impression de se fatiguer. Les troupes britanniques ont dû être rapatriées en catastrophe. Le Royaume-Uni est tout seul face à l’Allemagne qui se met à le pilonner gaillardement, alors que l’URSS est en bon termes avec Hitler et que les Etats-Unis n’ont strictement rien à carrer de toute cette histoire. On va dire les choses simplement : ça pue.
– Incontestable.
– Et dans des circonstances pareilles, tu penses vraiment que le message à diffuser à la population c’est « pas de souci les gars, faites comme si de rien n’était » ? C’est avec ça que tu vas mobiliser le pays pour résister à l’assaut ?
– Je reconnais que c’est moyennement exaltant.
– Ben non. Quand tu t’apprêtes à faire face à l’armée la plus redoutable du monde, tu sors la grosse artillerie dans tous les sens du terme.
Ce manque de souffle est d’autant plus étonnant que le Royaume-Uni a plutôt une tradition de propagande de guerre assez réussie. Au point que les autres lui ont piqué ses idées.
– Comment ça ?
– Regarde-moi cette affiche de la Première Guerre. Ca ne te dit rien ?
– Ah ben si, évidemment. C’est clairement l’inspiration de…
– Voilà. Pendant la Deuxième Guerre, le gouvernement de sa majesté disposait d’ailleurs d’un ministère de l’Information, dont la mission était notamment de s’occuper du moral de la population. Plutôt que de te dire s’il était ou non efficace, je vais me contenter de préciser qu’il a servi d’inspiration à George Orwell pour son fameux ministère de la Vérité dans 1984.
– C’est une forme d’hommage, j’imagine.
– Le ministère de l’Information produit donc nombre d’affiches, qui martèlent essentiellement trois messages : on va botter le cul des Nazis, tout le monde se mobilise, et chacun peut contribuer à la victoire en faisant ceci ou cela.
Et au milieu de tout ça, on aurait une affiche pour précisément inciter les Britanniques à ne rien faire de particulier ?
– D’accord, mais tu as dit qu’avec le Brexit le gouvernement pourrait « enfin » utiliser cette affiche. J’en conclus qu’elle n’a jamais été diffusée.
– Non. Et heureusement d’ailleurs.
– Faut pas exagérer. Que ça n’inspire pas la résistance héroïque, je le reconnais, mais enfin je ne vois pas quelle conséquence catastrophique ce message aurait pu avoir.
– Non non. Si cette affiche avait été placardée sur les murs du Royaume-Uni, c’est qu’il aurait été trop tard pour éviter les conséquences catastrophiques.
– Je ne te suis pas.
– Si cette affiche n’a pas été utilisée, ce n’est pas parce que quelqu’un s’est finalement dit qu’elle n’était pas suffisamment patriote. Elle avait été conçue pour une circonstance très spécifique. Terriblement spécifique. Ce message avait pour vocation de fleurir dans l’hypothèse où le Royaume-Uni perdait la guerre, et se trouvait sous occupation.
– F**k me !
– Je ne te le fais pas dire. Histoire d’être prêt à tout, le ministère de l’information avait prévu une communication spécifique pour inciter les citoyens à ne pas se laisser abattre et à continuer à vivre normalement (y compris sans doute aussi à continuer la lutte de façon clandestine) si jamais les troupes nazies franchissaient la Manche.
– Je partage sans réserve ton avis : heureusement qu’on n’en a jamais vu dans les rues.
– Pour parer au pire, le gouvernement en avait fait imprimer 2 millions, qui ont été passées au pilon en 45, sans doute joyeusement. En principe, personne n’aurait jamais dû avoir connaissance de cette affiche. Ce n’est qu’en 2000 que les tenanciers d’une librairie mettent la main sur un exemplaire non détruit, l’affichent dans leur vitrine, et ainsi de suite jusqu’à une popularité mondiale déclinée sur tout et surtout n’importe quoi.
– Le tout sur l’air de « comme c’est délicieusement anglais cette résolution inébranlable ».
– Exactement. Alors qu’il s’agissait plutôt de soutenir le moral de la nation si le pire s’était produit.
– C’est vrai qu’à la réflexion ça pourrait redevenir d’actualité.