Lost Party

Lost Party

– Sam, tu connais l’amour que je porte aux expéditions foireuses et aux pionniers lamentables ?

– Amour partagé.

– L’expédition Terra Nova de Scott avec son matos qui lâche [1], le ballon de Salomon Andree qui se casse la gueule dès le début du vol au-dessus de la banquise, Cavelier de la Salle qui se plante de 500 kilomètres dans le golfe du Mexique… Ce qu’il y a de beau avec ce genre de loses magnifiques, c’est que la variété des facteurs qui débouchent sur une grosse cagade est infiniment variable. T’as de tout. De l’erreur humaine, de la malchance, des conditions climatiques plus rudes que prévu, l’absence de technologie adaptée ou pire, une confiance aveugle dans son matériel…

– L’isolement joue en général pas mal, quand même. Quand tu te retrouves en calbute sur la banquise avec un ballon dégonflé et un appareil photo, tes perspectives ne sont pas forcément réjouissantes.

« Oui bon ça va. »

– Oh crois-moi, tu peux finir par crever de faim au beau milieu d’une zone où des gens font littéralement tout ce qu’ils peuvent pour te venir en aide.

– Pardon ?

– La Donner Party, ça te parle ?

– La fête de l’érection ? Écoute je suis prêt à aborder un nombre considérable de sujets et j’ai l’esprit plutôt ouvert mais…

– La Donner Party avec un D, pas la Boner Party, patate.  Et ce n’est pas une fête, la Party en question, c’est une expédition de pionniers américains vers l’Ouest, au milieu des années 1840. En 1846, exactement.

– Jamais entendu parler.

– Leur histoire est beaucoup plus connue aux Etats-Unis. Elle incarne à merveille les risques pris par les pionniers américains des débuts de la conquête de l’Ouest. Les fauves, les crues, les tempêtes, la famine, la géographie qui veut ta peau…

La conquête de l’Ouest (photo non contractuelle).

– ….Tous ces Amérindiens qui n’ont pas compris la noblesse de l’effort de civilisation porté par l’homme blanc…

– Effectivement, ça pouvait parfois être un peu tendu entre les familles de fermiers qui allaient chercher des terres pour s’installer et les tribus qui considéraient qu’elles étaient tout de même un peu propriétaires de ces territoires depuis quelques milliers d’années, à la base. Ceci dit, ce ne sont pas du tout les Indiens qui ont fait le plus mal aux quelques 90 voyageurs de la Donner Party. Au contraire.

– Ils ressemblent à quoi, les Donner ?

– Ce sont pour l’essentiel les membres de deux familles étendues, les Donner et les Reed. Il y a là trois générations au moins, des grands-parents aux petits enfants, tous partis de l’Illinois pour la Californie – une jolie trotte tout de même, quand tu te fais ça en chariot. Ils sont loin d’être les premiers à s’engager sur la California Trail, mais on n’est pas franchement à l’ère de la route 66, si tu veux. Tous les trajets qui s’offrent à eux sont dangereux, avec leur part d’inconnu. Comme l’union fait la force, on voyage souvent par convois entiers et c’est exactement ce que font les Donner : une fois arrivés dans le Missouri, à Independence, ils se mettent à la traîne d’un immense convoi de 500 chariots dont ils ne forment qu’un petit bout de l’arrière-garde.

– Jusque-là, tu limites quand même les risques.

– Oh oui, tant que tu n’oublies pas la règle numéro 1 du film d’horreur : ne jamais quitter le groupe.

– Et j’imagine que ça ne rate pas ?

– Gagné. Une fois dans le Wyoming, des désaccords sur la route à suivre commencent apparaître entre les deux familles. Les Donner ont deux Bible : la vraie, évidemment, et puis une seconde :  The Emigrant’s Guide to Oregon and California un livre à succès écrit quelques années plus tôt par un des premiers pionniers à avoir fait la route jusqu’en Californie, Lansford Hastings. Son bouquin propose un raccourci par le sud, en passant par ce qui deviendra l’Utah et la région du Grand Lac Salé.

– Je sens venir un choix funeste.

Un choix funeste : proposition de cartographie.

– Tu peux. Hastings a raison sur un point : en termes de temps et de kilomètres, le trajet qu’il propose est bel et bien un raccourci. Ce qu’il a oublié de préciser dans son guide de l’émigrant, c’est qu’il y a certes encore eu peu de tentatives de ce côté-là, mais qu’il est en tout état de cause le seul ou presque à y avoir survécu. C’est une route toute nouvelle, mal connue et manifestement un rien risqué. Enfin ça n’est même pas une route, d’ailleurs, plutôt un itinéraire. Qu’importe, les Donner lâchent le grand convoi et partent de leur côté : 29 hommes, 15 femmes et 45 enfants. 89 personnes en tout.

– Outch…

– Oh oui : outch. Le groupe continue d’abord comme prévu vers l’ouest, mais paye ton raccourci… Ils commencent par rencontrer de sérieuses galères en traversant les Wasatch Hills puis le désert du Grand Lac Salé – 130 kilomètres sans un seul point d’eau, ça a tendance à sérieusement taper dans tes réserves de flotte, d’autant que les bœufs ont la priorité. Bref : quand ils retrouvent la route principale vers la Californie, le raccourci de Hastings les a épuisés et leur a surtout fait perdre trois semaines, un retard qui s’allonge encore quand ils suivent les rives de la rivière Humboldt, au beau milieu du Nevada.

– Ils ont retrouvé de la flotte… C’est si grave le retard ? Je veux dire, personne ne les attend avec l’œil sur la montre, si ?

– Est-ce que le concept d’hiver te parle, Sam ? Pas l’hiver comme on le connaît, hein, avec ton thermostat sur 12 et ton frigo truffé de provisions de premiers secours comme par exemple de la bière. L’hiver dans l’Ouest américain. En 1846. En pleine nature.

– C’est plein d’oligo-éléments, la bière, je te signale.

– Mais oui, mais oui. Bref, l’hiver leur tombe sur la tronche violemment et plus tôt que prévu, dès fin octobre. Ils se retrouvent coincés au beau milieu de la Sierra Nevada. Une partie d’entre eux décident de camper près d’un lac, tandis que d’autres poussent un peu plus loin et s’installent près d’un cours d’eau, Alder Creek.

– Ils ont dû se sentir un peu seuls.

– Et démunis. Ils n’ont plus rien à bouffer et pour ce qui est de chasser en plein hiver dans une région inconnue…  Disons que ce n’est pas avec trois lapins que tu nourris 90 personnes. Du coup, ils butent leurs bœufs mais ça ne leur permet de gagner que quelques jours. Mi-décembre, ils décident de lancer une expédition de secours : les quinze plus costauds partent en raquette pour chercher des secours du côté de Fort Sutter, à 150 bornes de là. Sur les quinze, huit y restent, morts de faim ou congelés sur place par le blizzard qu’ils se prennent bien évidemment sur la gueule au pire moment parce que la loi de Murphy a le sens du timing.

– Oh moche.

– Ah non, c’est une bonne nouvelle, qu’ils meurent. Enfin pour les autres.

– Hein ?

– Ben oui : ça fait à bouffer pour les sept qui restent.

– Oh non…

– Si si. C’est grâce à cet apport calorique original qu’ils finissent par atteindre des habitations le 18 janvier, à l’ouest des montagnes. Et qu’on lance enfin une expédition de secours pour aller sauver ce qu’il reste à sauver du gros de la Donner Party.

– Laisse-moi deviner, ils sont tous morts ?

– Pas tout à fait. La solidarité entre pionniers n’est pas un vain mot : en, tout, les Californiens lancent quatre expéditions de sauvetage. Lorsque la première arrive, 14 émigrants sont déjà morts et les survivants en sont à bouffer du cuir bouilli. Ils parviennent à repartir avec 21 personnes. Une semaine plus tard, le deuxième groupe constate que les 31 pionniers restants ont commencé à déterrer leurs morts pour s’en nourrir avant de repartir avec 17 personnes. La troisième et la quatrième expédition permettent de ramener respectivement trois personnes, puis une seule. Le dernier survivant arrive à Fort Sutter le 29 avril, ce qui permet de donner un bilan définitif de 41 morts pour 48 survivants, tous amaigris dans les grandes largeurs, et tous cannibales. Les journaux des équipes de sauvetage parlent de corps humains désarticulés et massacrés. Un des survivants, Jean-Baptiste Trudeau, a reconnu qu’il avait bouffé les restes du neveu de quatre ans de George Donner.

– Bon, OK, c’est violent mais c’était ça ou crever.

– Nope.

– Comment ça non ? Tu viens d’en faire des caisses sur la nature sauvage et l’Ouest impitoyable, tu ne vas pas me dire qu’ils campaient en fait à deux pas d’un Carrefour, non ?

– Non. En revanche, ils ont tiré à vue sur ceux qui essayaient des les aider.

– Les sauveteurs californiens ?

– Non. Les Indiens.

– Explique.

– En 2011, des scientifiques de l’Université de l’Oregon ont fouillé le site d’Alder Creek, là où une partie des Donner ont tenté de passer l’hiver. Et ils ont appris plein de trucs qu’a raconté l’archéologue Julie Schablitsky dans An Archaeology of Desperation : Exploring the Donner Party’s Alder Creek Camp.

– « Une archéologie du désespoir » ? Eh ben ça part bien.

– Oui, on sent à la lire qu’elle a été un peu secouée – ce n’est pas si loin, 1846. Du coup, quand tes fouilles permettent de retrouver les conditions de vie dans le campement, tu dois t’identifier un peu. Elle raconte qu’il y a un petit côté surréaliste à retrouver sur un même site des os humains raclés au couteau et de délicates tasses à thé en porcelaine. Avec des petites fleurs.

– Ceci dit, je comprends mal ce qu’on peut apprendre de neuf par l’archéologie. Avec 40 survivants et un paquet de sauveteurs, j’imagine qu’on a une idée précise de ce qui s’est passé là-bas.

– Oh oui. Mais les témoins oublient des trucs, Sam. Et n’oublie pas que les survivants ont pu raconter leurs supplices aux sauveteurs et aux journaux en oubliant deux ou trois petits détails.

– Comme ?

–  Comme le regard qu’on pose sur l’histoire, déjà. Dans la mémoire collective américaine, la Donner Party, c’est le destin dramatique d’une bande d’émigrants partis en maillot de corps à la poursuite d’une vie meilleure et victimes du destin et des intempéries. Maintenant, demande-toi à quoi ça ressemble du point de vue amérindien.

– Une colonisation.

– Oui. La Donner Party, comme toute la ruée vers l’Ouest, c’est une expédition égoïste, centrée sur l’idée d’occuper des terres et de s’enrichir, au mépris des tribus qui vivent sur les territoires concernés.

– J’entends bien. Maintenant, au niveau des individus, franchement…

– Ben oui et non parce que c’est en partie à cause du regard que portaient les membres de la Donner Party sur les tribus amérindiennes que la moitié de l’expédition y est restée. Ce n’est plus une question de malchance mais de peur, voire de haine.

– Explique.

– Julie Schablitsky s’est non seulement intéressée aux fouilles mais aussi aux traditions orales des tribus de la région, une en particulier : les Washoe. Encore une fois, 1846, ça n’est pas si vieux. Et le mélange des traces archéologiques et de la mémoire collective des Washoe raconte une histoire un peu différente de l’aventure.

– Du genre ?

– En analysant quelque chose comme 16 000 fragments d’os retrouvés sur le site, les équipes de Julie Schablitsky ont constaté qu’il y avait beaucoup de petits rongeurs, ainsi que des lapins et des cerfs. Et tu sais quoi ?

– Non ?

– Aucun des survivants n’a jamais fait allusion à ce genre de gibier.

– Oh.

– En revanche, devine qui chassait le cerf ou le lapin dans la région, en plein hiver ?

– Les Washoe.

– Gagné. Et enfin, pour la première fois, les scientifiques se sont intéressés à ce que les descendants des Washoe pouvaient avoir à raconter sur cette histoire, en intégrant la perspective amérindienne. Les archéologues ont commencé à discuter avec leurs copains ethnographes et… Bingo.

– Bingo ?

– Bingo. Comme on n’avait jamais pris la peine de leur demander, les Washoe ne l’avaient pas dit mais la tribu se souvient très bien de l’expédition Donner. Leur histoire orale a gardé la trace d’un groupe d’étrangers affamés qui campaient dans le coin, au mauvais moment de l’année. Dans leur tribu, on raconte comment les ancêtres ont tenté de les nourrir, en laissant de la viande de lapin ou de cerf ainsi que des patates sauvages près des camps. Un autre de leurs chants précise qu’ils ont tenté de s’approcher mais qu’ils se sont pris des coups de fusil à travers la courge. Plusieurs fois.

– Oh…

– Et oui. Dans leur version, les Donner s’étaient suffisamment persuadés qu’un Indien, c’était forcément méchant, pour tirer sur ceux-là même qui tentaient de les aider. Les mêmes traditions laissent penser qu’ils ont essayé à plusieurs reprises de les aider avant de renoncer quand leurs guetteurs ont vu les Blancs manger les cadavres de leurs compagnons.

– Loin de moi l’idée de me faire l’avocat du diable mais on peut aussi questionner le récit amérindien, non ?

– Oh oui, on peut. Julie Schablitsky est la première à préciser qu’il s’agit d’un scénario, scénario que ses découvertes archéologiques rendent plausibles. Il n’y a pas de certitudes et il n’y en aura probablement jamais – mais il y a une hypothèse plus ambiguë que le récit national américain, peut-être héroïsé un peu vite. Au passage, c’est exactement la même histoire qu’avec l’expédition Franklin : là encore, les Inuits ont gardé le souvenir d’une file de marins à l’agonie, perdus sur la banquise, désespérés mais incapables d’accepter des secours d’une peuple qu’ils considéraient au mieux comme inférieur, au pire comme une menace de plus. Assez ironiquement, ça date d’ailleurs exactement de la même année, 1846.

– Encore une autre histoire de Donner non compatible, quoi. Rappelle-moi, c’est bien Sapiens sapiens, le nom latin de notre espèce ?

– Huhu.


[1] À ce sujet, loin de nous l’idée d’être moqueurs, mais baptiser Terra Nova un think tank de centre gauche n’était peut-être pas l’idée du siècle, du coup.

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