Prix Nobel d’agriculture

Prix Nobel d’agriculture

– Alors tu vois, j’ai remis un peu sable dans le fond du pot, comme ça ça draine et ça pousse beaucoup mieux, et aussi…

– Attends, arrête, on nous regarde là.

– Oups, m… Donc comme je te le disais, ce week-end j’ai regardé du MMA en écoutant Manowar.

– Ah ben ouais, carrément.

– Et en buvant du whisky mélangé à du kérosène.

– T’en fais un tout petit trop.

– Tu crois ? C’est le kérosène ?

– C’est surtout une conception un peu erronée du jardinage. Crois-moi, c’est une activité qui, si on s’y prend bien, n’a rien à envier à celles que tu viens de citer en termes d’action, de danger, et d’inconscience riche en potentiel catastrophique.

– Tu es sûr ?

– Mais oui. C’est une question d’attitude.

« Raciiiines, sanglantes raciiiines ! »

– Tu penses à quelle attitude ?

– Celle qui consiste à penser qu’il y a peu de problèmes dans la vie qui ne peuvent être réglés par l’application d’une quantité suffisante d’explosifs.

– Tu as toute mon attention. Comment ça se décline au jardinage ?

– Je viens de le dire.

– Comment ça ?

– Une quantité suffisante d’explosifs.

– Non mais c’était une façon de parler. Tu n’envisages pas sérieusement de préparer tes semis au C4 ?

– Non, pas au C4. A la dynamite.

– Et c’est la raison pour laquelle on devrait t’interdire de t’approcher ne serait-ce que d’un râteau.

– Parce que tu penses que c’est mon idée ?

– Je ne connais personne d’autre capable de l’avoir.

– Tu ne sors pas assez. Du Pont de Nemours, ça te dit quelque chose ?

– C’est l’une des plus grandes boites de chimie au monde. De toute évidence fondée par un immigré français aux Etats-Unis.

– Tout à fait. Au début du 20ème siècle, Du Pont, pour faire court, se lance donc dans une campagne de promotion auprès des agriculteurs américains. L’idée, tu t’en doutes, est de leur refourguer un de ses produits miracles.

– J’imagine qu’il s’agit d’une forme ou d’une autre de fertilisant ?

– Pas du tout, espèce de poisson rouge. Il s’agit de dynamite.

– Vraiment ? Sérieusement?

– Et pas qu’un peu. Je sens que tu as plein d’idées erronées à propos de ce merveilleux produit. Je ne résiste donc pas au plaisir de te citer les premières lignes d’un manuel fort utile, précisément publié par Du Pont en 1910.

Demandez-le à votre pépiniériste.

– Oh les nigauds.

– Pour être parfaitement honnête, et comme le pointe le manuel à la phrase suivante, la dynamite est quand même beaucoup plus sûre que la poudre ou d’autres explosifs disponibles à l’époque. C’est d’ailleurs son principal argument commercial.

– Pardon ? Le principal argument commercial de la dynamite est que ce n’est pas dangereux ?

– Mais oui, précisément. Ai-je besoin de te rappeler l’origine de la dynamite ?

– Oh ben, bien sûr que non, tu penses bien !

– Ok, je vois. Tout commence en 1847, à l’université de Turin. Deux chimistes, Ascanio Sobrero et Théophile-Jules Pelouze, découvre la nitroglycérine. Un composé huileux, toxique, très explosif, et très délicat à manipuler.

« Tiens, j’ai isolé un nouveau truc. Attrape ! »

– C’est notoirement chatouilleux la nitro.

– Au point d’ailleurs que Sobrero s’opposait à son utilisation, qu’il considérait trop dangereuse. Mais en même temps c’est un truc qui fait boum comme rien d’autre, donc évidemment son usage se développe. Par exemple, pour la construction du chemin de fer aux Etats-Unis, quand il s’agit de faire des gros trous à travers le relief. Cependant il y a tellement de morts parmi les ouvriers chinois que la nitro finit par être abandonnée. Sachant que les ouvriers chinois du chemin de fer étaient pas particulièrement considérés, ça te donne une idée. De la même façon, l’usage de la nitroglycérine finit par être interdit en Europe en 1864.

– Ah oui, tant que ça.

– Un chimiste travaille cependant à rendre la nitro plus sûre. C’est un ancien élève de Pelouze, et il s’intéresse d’autant plus à ce sujet que l’usine fondée par son père produit des explosifs. Le 3 septembre 1864, il s’y produit une explosion, due à la nitroglycérine, qui provoque la mort de cinq personnes, dont son frère cadet.

– Moche.

– Pour le moins. Il découvre par hasard/chance que la nitroglycérine devient beaucoup plus sûre à manipuler si elle est mélangée à une roche sédimentaire silicieuse, le kieselguhr.

– A tes souhaits.

– Précisément, en associant de la nitroglycérine à ce truc, tu peux éternuer sans te faire éparpiller. Le mélange est stable, et il faut un détonateur pour qu’il pète, avec une puissance supérieure au TNT. Notre chimiste dépose en 1867 le brevet du premier explosif stable, très efficace, et peu coûteux, ce qui lui permet de se constituer une fortune énorme.

– Ah ben bravo monsieur ! Monsieur…

– Nobel. Alfred Nobel. Dans les années qui suivent, il continue à raffiner son invention, et puis en 1888 il bénéficie d’un privilège rare.

– Un honneur quelconque ?

– Si on veut. Il se trouve qu’il perd cette année un deuxième frère, Ludwig. A cette occasion, un journal français se mélange les pinceaux et publie la nécrologie d’Alfred.

« Allô, l’imprimerie ? Vous allez rire, je crois que j’ai fait une boulette. »

– Bien joué.

– Alfred a ainsi le bonheur d’apprendre qu’il est considéré comme un « marchand de mort », qui a accumulé une grande richesse sur des ventes d’armes. Ca lui file comme un coup au moral. Il décide donc de prévoir dans son testament que 94 % de sa fortune seront consacrés à l’établissement de 5 prix à remettre tous les ans aux personnes qui se sont distingués dans les domaines de la physique, de la chimie, de la médecine/physiologie, de la création littéraire, et de la promotion de la fraternité, de la réduction des armées, ou de l’établissement de conférence de la paix. Et définitivement, définitivement pas des sciences économiques.

– C’est noté.

-Tout ça pour dire que ce qui a fait le succès de la dynamite, c’est précisément son caractère sûr et stable, par opposition à la nitroglycérine. Par exemple, contrairement aux idées propagées notamment par le cinéma, un bâton de dynamite de qualité n’explosera pas si tu y mets le feu. Il brûlera, et c’est tout.

– Ah, bon à savoir. Non pas que j’ai l’intention de…

– Bien sûr. Encore faut-il que ce soit de la bonne dynamite, pas un truc coupé à la sciure plutôt qu’au kieselguhr. Parce qu’évidemment, y’a eu des gens pour fourguer de la camelote moins chère et de moins bonne qualité.

– Si on ne peut plus avoir confiance dans les marchands d’explosifs… Mais je note qu’on s’est éloignés du jardin.

– Pardon. En tant qu’explosif puissant, relativement peu coûteux, et aussi sûr que peut l’être ce genre de truc, la dynamite a d’emblée présenté un intérêt pour certaines opérations de terrassement agricole. Si tu dois retirer une grosse souche ou un rocher de ton terrain, bon, tu peux y passer des heures et des jours à te faire suer, ou tu peux…

– Opter pour une solution plus rapide.

Choisissez la simplicité.

– Voilà. Donc pour ce genre de « gros œuvre », après tout, la dynamite c’est pas si bête. Seulement cet usage présente un inconvénient.

– Lequel ? Je veux dire, en dehors du danger inhérent du truc, quand même.

– Une fois que tu as dégagé ton champ de ce qui l’encombrait, tu n’as aucune raison de réutiliser de la dynamite.

– Ben oui, et alors ?

– Alors tu ne vas pas en racheter. Et ça ça rend M. Du Pont tout triste.

– Oooooh.

– Par conséquent, les fabricants de dynamite vont s’efforcer de convaincre que leur produit apporte quantité de bénéfices à qui veut une récolte abondante. Je dis les fabricants parce qu’il n’y avait pas que Du Pont.

Vous êtes contre le progrès, peut-être ?

Pour autant, j’ai une faiblesse tout particulière pour les bâtons explosifs Du Pont. Pour le nom qu’ils avaient donné à leur produit.

– A savoir ?

– Un truc qu’on associe tellement avec des explosifs.

– Je dirais…

– Non, attends. Y’a aucune chance que tu trouves. Croix Rouge. Ils avaient appelé leur dynamite Croix Rouge.

– Sérieusement…

Sérieusement.

– Je suis sans voix.

– Et pour promouvoir la Croix Rouge, donc, les braves commerciaux de la dynamite se sont évertués à convaincre les cultivateurs de ses nombreux usages agricoles. Vaporiser des rochers ?

– Dynamite.

– Creuser des tranchées ?

– Dynamite.

– Faire des trous ?

– Dynamite.

– Assécher des marais ?

– Je ne vois pas bien comment, mais je dirais dynamite.

– Parce qu’avec un bon gros boum, tu peux faire péter la couche de terre imperméable au fond et permettre l’écoulement. Ce qui nous conduit au plus beau : labourer et fertiliser le sol ?

– Nan…dynamite ?

– Mais oui. Si tu as une surface trop imperméable qui ne retient pas l’eau, un bon coup de dynamite la « casse », ce qui permet à l’eau de s’infiltrer et de la rendre fertile. Une terre trop compacte, pareil. Dynamiter ton champ permet d’aérer et de désagréger  le sol, ce qui favoriser la propagation des racines, les échanges avec l’air, l’irrigation, et rend le sol plus nourricier. Du Pont va même jusqu’à expliquer que certains champs qui ont été abandonnés parce qu’infertile peuvent retrouver des récoltes abondantes si on en retourne littéralement toute la surface, ce qui évidemment ne peut être correctement fait qu’en la truffant de bâtons explosifs. Je les cite encore : « si une vos parcelles n’est pas productive, il est probable que la Croix Rouge peut la rendre fertile ».

Ca a l’air fastidieux, non ?

Et c’est la raison pour laquelle, selon notre merveilleux manuel de l’agriculture explosive « les plantes semées dans des trous creusés à la dynamite poussent et profitent ». Quant aux arbres qui sont déjà bien installés, faire péter de petites charges sous eux permet de décompacter le sol et d’éviter la formation d’agglomérats.

– Non mais, une minute, c’est sérieux ?

– Bien entendu. Ecoute :

« Un producteur de fruits connu a décidé de planter des pêchers pour déterminer s’il avait intérêt à utiliser de la dynamite. Il en a plantés certains dans des trous creusés à l’explosif, et d’autres creusés à la main. Trois ans plus tard, les premiers étaient en bonne santé et solides, avec une belle récolte, tandis que les autres étaient stériles, tous les fruits ayant péri pendant la saison sèche. »

– Ah ben si c’est « un producteur connu ».

– Oui hein, c’est convaincant ? Pour prouver scientifiquement tout cela, Du Pont a sponsorisé une étude scientifique sur trois ans, de 1911 à 1913. Oui, c’est après avoir publié le manuel.

– Et donc ?

– Figure-toi qu’elle n’a pas mis en évidence la moindre amélioration en matière de qualité du sol, d’apport en nitrates, ou de récolte. Pire, deux ans plus tard, le sol dynamité était en plus mauvais état.

– C’est vraiment une surprise.

– Je peine moi-même à en revenir. Surtout quand tu sais que l’étude était financée par le fabricant. En tout état de cause, entre les quelques inquiétudes que l’usage agricole d’un explosif soulevait (parce qu’il y a eu des accidents, évidemment) et surtout le développement des machines agricoles, la dynamite a disparu des campagnes à la fin des années 1910. Mais dis-toi qu’il y a un siècle, entre le cheval de trait et le tracteur, on a pratiqué le dynamite farming.

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