Remboursez !
– Franchement, pour quelqu’un qui revient du ciné, tu ne m’as pas l’air particulièrement détendu. Tu es tombé sur un navet ?
– Non, même pas. Le film était pas mal. C’était d’ailleurs bien la seule chose correcte de toute cette séance.
– Comment ça ?
– Ben pour commencer j’ai pris un coup de fusil à la billetterie.
– Classique.
– Ca fait quand même toujours un peu mal. D’autant plus quand on sait que ce serait encore pire si le ciné ne tirait pas une bonne partie de ses recettes de la vente de toutes ses saloperies sucrées mais avant tout bruyantes, et que par conséquent tu te trouves dans la situation où tu considères que c’est déjà cher mais où tu accepterais néanmoins de payer encore le double pour être débarrassé de l’insupportable nuisance pop-corn.
– Je vois bien ce que tu veux dire.
– Jusqu’au moment où tu te dis que finalement le voisin qui se baffre à 100 décibels ne constitue qu’un inconfort mineur par rapport à ceux qui tiennent salon pendant la séance deux rangs plus loin.
– Je vois que tu as eu droit à l’expérience premium complète.
– Ou comment tu lâches une somme substantielle pour voir un film dans de supposément « conditions idéales » qui au final gâchent une bonne partie du plaisir, là où j’ai chez moi un canapé pour moi tout seul et une absence appréciable de rongeur géant dans mon entourage immédiat. Je te le dis comment je le pense : est-ce que ça va durer encore longtemps, et quand est-ce qu’on fait quelque chose pour que ça change ?!
A minima, laissez-nous nous en occuper sur place.
– Je crains que ce soit un peu compliqué. Paradoxalement, fut une époque où l’attitude dissipée des spectateurs pouvait constituer une solution au problème, au moins en ce qui concerne le prix des places.
– Comment ça ?
– Je veux dire qu’il y a quelque temps, quand le prix des tickets pour le divertissement populaire collectif a trop augmenté, les spectateurs ont fait une telle foire qu’ils ont obtenu une baisse de tarif.
– Ca m’intéresse, dis-m’en plus si tu veux bien.
– Tu n’es manifestement pas familier avec les émeutes de Covent Garden.
– Emeutes, carrément ?
– Mais oui, rien que ça. Pour commencer, que peux-tu me dire de la situation du théâtre londonien au début du 19e siècle ?
– Je, euh, eh bien…on y jouait des pièces, voilà, avec des troupes, et qui avaient été écrites par des gens.
– J’ai manifestement affaire à un expert. En fait, aussi surprenant que cela puisse paraître, les établissements qui proposaient des pièces au sens où nous l’entendons ne constituaient qu’une minorité. Une toute petite minorité, même. Il n’y en avait que deux.
– Deux théâtres pour tout Londres ?! C’est vraiment un peuple de rustres.
– Non.
– Hypocrite, je sais que tu le penses.
– Oui, mais je veux dire « non, il n’y avait pas que deux théâtres pour tout Londres ». Ils étaient évidemment plus nombreux, mais seuls deux d’entre eux étaient autorisés à donner des représentations de pièces parlées.
– Ha. J’ignorais que le théâtre c’était comme le cinéma, et qu’il avait fallu attendre pour avoir du son.
– Banane. En vertu de l’histoire du développement des arts dramatiques en Angleterre sur laquelle on ne va pas revenir en détail ici et maintenant, le Licensing Act de 1737 ne reconnaissait que deux théâtres royaux ou « majeurs », autorisés à jouer des pièces parlantes. Et les autres, me diras-tu ?
– Et les autres ?
– Eh bien les autres proposaient toutes les autres formes de spectacle pouvant être jouées sur scène : chant, danse, cirque, etc. Ce qui les a conduits à développer des numéros particulièrement spectaculaires, notamment des pantomimes, mais également des représentations hippiques.
– Sur scène, dans un théâtre ?
– C’est ça. Par conséquent, pour tenir la compétition, les théâtres majeurs devaient proposer la même chose, plus le répertoire classique sur lequel ils avaient un monopole. Sachant qu’ils avaient l’obligation par ailleurs de soumettre au préalable les livrets qu’ils comptaient représenter à la censure royale, pour éviter d’aborder des sujets trop sensibles.
– On n’est jamais que début 19e.
– Effectivement, n’allons pas exposer les spectateurs à des idées et sujets licencieux. Les deux théâtres royaux sont ceux de Covent Garden et Drury Lane. Ils disposent chacun d’une capacité d’environ 3 000 places, qui sont occupées par des spectateurs issus de toutes les classes sociales. Le théâtre est un divertissement authentiquement populaire, et on y retrouve aussi bien des ouvriers qui se pressent sur les bancs étroits des balcons que des bourgeois et aristocrates qui prennent place dans les loges où les premiers rangs de la fosse, où les tarifs sont logiquement plus élevés.
– Le théâtre pour tous, c’est plutôt bien.
– Tout à fait. Aussi, comme la plupart des bâtiments de l’époque, les théâtres sont très largement construits en bois, ce qui les rend particulièrement vulnérables au feu.
– C’est une caractéristique assez répandue des constructions en bois, en effet.
– Les incendies étaient d’ailleurs suffisamment fréquents pour que les théâtres soient soumis à une réglementation spécifique, leur imposant de toujours disposer des deux côtés de la scène d’un stock de 8 épaisses couvertures mouillées afin d’étouffer tous les éventuels départs de feu, dus notamment aux éclairages à la bougie mis en place pendant les représentations, souvent à proximité de draperies diverses. Ce serait d’ailleurs l’origine de l’expression anglaise « wet blanket », littéralement « couverture mouillée », qui désigne le rabat-joie qui tue dans l’œuf toute étincelle de réjouissance.
Plus efficace contre les départs de feu, mais moins pour une solution de camping de secours. A vous de voir.
Malheureusement, les couvertures mouillées ne constituent manifestement pas une solution parfaite. En effet, le 20 septembre 1808, un incendie se déclare dans le théâtre de Covent Garden vers 4h du matin. Manque de chance, la fontaine d’eau de la rue était en travaux depuis la veille, et résultat l’établissement part en fumée en trois heures de temps. Le sinistre fait 20 morts et plusieurs dizaines de blessés. Le feu détruit également la plupart des scripts, décors, et costumes de scène, ainsi qu’un orgue qui avait été donné par Haendel.
– Un jour sombre pour l’art et la culture.
– Je ne te le fais pas dire. L’enquête conclut à un incendie accidentel, mais en tout état de cause il faut reconstruire.
– Un établissement aussi prestigieux et important doit être assuré non ? Ca existe déjà les assurances ?
– En effet, seulement la police ne couvre qu’environ un tiers du budget estimé pour la reconstruction, soit 50 000 livres sur un budget total de 150 000 (autour de 12 millions de livres actuelles). Des souscriptions sont donc rapidement lancées pour trouver le reste. Des appels sont notamment lancés par John Kemble, l’acteur le plus réputé de l’époque qui venait d’investir pour devenir l’un des propriétaires du théâtre, et qui en était en parallèle le gérant. Il bénéficie suite au sinistre d’une grande vague de soutien et de sympathie.
– C’est bien ça, d’avoir une personnalité reconnue et appréciée pour collecter des fonds.
– De fait, de nombreux souscripteurs anonymes apportent leur soutien au projet, de même que des figures de l’aristocratie du royaume. Ainsi le duc de Northumberland offre 10 000 livres, qui sont refusées par Kemble.
– Dis donc John, c’est peut-être pas le moment de faire le difficile.
– Il explique que plutôt qu’un don, il est d’accord pour accepter un prêt, et renvoie au duc une reconnaissance de dette. Ce dernier le prend mal et lui retourne le document, en l’invitant à le brûler.
– Ils sont susceptibles…
– De son côté, le prince de Galles et futur George IV apporte une contribution de 1 000 livres.
– Ca fait un peu mesquin à côté, George.
– Je trouve aussi. C’est également lui qui pose la première pierre du chantier de reconstruction, dans la mesure où l’afflux des souscriptions permet de boucler le budget rapidement. Les travaux commencent donc le 2 janvier 1809. C’est d’autant plus urgent que le second théâtre autorisé à représenter des pièces, celui de Drury Lane, brûle à son tour en février.
– Décidement. Ce qui veut donc dire que pendant un certain temps, il n’y a plus de pièces parlées ?
– Eh non. La reconstruction est rondement menée, et le nouveau théâtre de Covent Garden est terminé en neuf mois. Dans l’ensemble le nouveau bâtiment de style néo-classique est plus grand et plus beau que le précédent, avec notamment de belles loges tapissées, une architecture inspirée de l’Acropole, et une statue de Shakespeare.
En revanche on ne comprend pas bien pourquoi ils ont creusé des douves autour.
– Bon ben c’est très bien tout ça, allez tous en scène.
– Attend, tous les nouveaux aménagements ne font pas l’unanimité. La direction du théâtre veut rentrer dans ses frais, il y a des souscriptions à rembourser, ce qui motive plusieurs changements qui font râler les spectateurs. Ainsi, les balcons les moins chers, à savoir les plus hauts placés, ont été reconfigurés pour à la fois en limiter la taille et y installer plus de places, afin de gagner plus de sous avec des prix qui ne changent pas (un shilling la place). Par conséquent on y est serré et la visibilité est particulièrement limitée et mauvaise. Ceux qui y sont assis se plaignent ainsi de ne pouvoir voir globalement que les jambes des acteurs.
– C’est plus difficile pour percevoir les émotions, je veux bien l’admettre.
– Dans le même temps, le tarif des billets dans la fosse prend une augmentation de 15 %. Par ailleurs, un tiers des espaces pour lesquels tout un chacun pouvait auparavant acheter des billets à la représentation, y compris une partie des anciens balcons populaires, a été converti en loges qui sont proposées pour la réservation à l’année aux spectateurs les plus fortunés.
Toute ressemblance, etc.
– Et pendant qu’ils y étaient, ils ont rebaptisé le théâtre en Compagnie des Indes Orientales Arena ?
– Non, mais sans doute parce que personne n’a eu l’idée de le proposer. Une autre raison pour laquelle les loges louées à la saison ont créé la polémique, c’est qu’elles pouvaient être privatisées et fermées à la vue par des rideaux, ce qui a rapidement conduit à des rumeurs selon lesquelles les rupins en question y assistaient aux représentations tout en bénéficiant des services de prostituées. Qui travaillaient souvent à l’époque autour voire dans les théâtres. Il n’était d’ailleurs pas rare que des actrices complètent leurs revenus de la sorte.
– Tu sais, exercer un seul métier toute sa carrière c’est complètement dépassé, il faut savoir s’adapter et développer des compétences multiples.
– Au global, pour les spectateurs moyens pas spécialement fortunés, les places sont désormais moins confortables, ou plus chères et moins nombreuses. Ils ne sont donc pas franchement enthousiastes, et tiennent à le faire savoir. Le théâtre rouvre ses portes le 18 septembre, un petit plus d’un an après l’incendie. Il a mis les petits plats dans les grands, en recrutant à grands frais une cantatrice italienne de premier plan, Angelica Catalani, et en programmant une représentation de Macbeth jouée par Kemble et sa sœur, la tragédienne Sarah Siddons, encore plus reconnue et appréciée que son frangin.
– Un programme digne de la renaissance de Covent Garden.
– De fait, une foule importante se masse à l’entrée, et seulement environ un quart des personnes présentes réussit à se procurer un ticket. La soirée commence par le chant de l’hymne national, mais dès qu’il se termine et avant le spectacle à proprement parler, le public se manifeste bruyamment, en chantant notamment « old price ! » pour demander le retour des anciens tarifs.
– Mais enfin, c’est un comportement tout à fait inapproprié.
– Oui et non. Il faut bien voir qu’à l’époque, il était normal que le public se manifeste de façon beaucoup plus bruyante qu’aujourd’hui, et aille en quelque sorte jusqu’à participer au spectacle et interagir avec la troupe pendant la représentation. De fait, cela faisait pour beaucoup partie de l’intérêt des spectacles, entre ceux qui se rendaient au théâtre précisément pour participer à ces échanges, essentiellement le public le plus populaire, et ceux qui venaient pour y assister. Si la représentation était bonne les perturbateurs étaient rapidement réduits au silence par le reste du public, et si elle était mauvaise on rattrapait sa soirée en le signifiant bruyamment, ou en profitant des manifestations de protestation. Autrement dit le spectacle venait de la scène, ou du public, et la plupart du temps un peu des deux.
– Uh, j’en viendrais presque à regretter la disparition de cette pratique.
– Pour autant, ce soir-là, le public manifestait de la mauvaise humeur sans lien avec la représentation elle-même. Les remontrances s’adressaient aux propriétaires de l’établissement et à leur nouvelle politique tarifaire. Non seulement les protestataires continuent de manifester et râler pendant toute la représentation, mais à son issue ils refusent de quitter les lieux.
– Ces gens qui demandent un rappel alors que c’est fini, c’est pénible.
– Kemble a la mauvaise idée d’en appeler à la police, ce qui ne fait qu’envenimer la situation. Les spectateurs sont furieux de voir débarquer les forces de l’ordre et des magistrats, qui de leur côté ne savent pas trop quoi faire. Ils se prennent la tête pendant un certain temps pour savoir s’il est légitime d’évacuer des gens qui ont payés leurs tickets et sont donc tout à fait en droit d’être là. Ca tourne à l’émeute.
« 40 000 spectateurs venus de Liverpool avec des faux billets… »
Il y a quelques arrestations, et il faut attendre loin dans la nuit pour que la foule finisse par se disperser. Par la suite, les juges et magistrats refusent de s’en mêler.
– La suite ?
– Ah ben oui. C’est parti maintenant, c’est le début des Old Price Riots, les émeutes de l’ancien tarif. Qui ne sont d’ailleurs pas les premières, à vrai dire, il y avait eu un précédent, toujours à Covent Garden, en 1763. L’opéra Artaxerxès y avait été créé en février 1762, avec un grand succès. Il est repris un an plus tard, mais la direction du théâtre décide de supprimer les billets à demi-tarif pour les spectateurs arrivant après l’entracte. Le jour de la première, le 24 février, des émeutes se produisent par conséquent dans le théâtre. Tous les bancs sont démontés, de nombreux chandeliers sont détruits, ainsi que les revêtements des loges. Quatre émeutiers sont arrêtés, et les dégâts sont estimés à 2 000 livres. La direction revient sur sa décision, et les représentations peuvent reprendre le 2 mars.
– L’Anglais est très chatouilleux quant au prix de son billet de spectacle.
– Très. Le lendemain, les opposants aux nouveaux tarifs reviennent à nouveau en force, et cette fois ils sont armés.
– Ah non !
– Ne t’inquiète pas, ils sont armés de sifflets, tambours, cloches, et accessoires de cuisine divers et bruyants, pour mettre un maximum de bordel. Au point de complètement couvrir la troupe sur scène. Ils se lancent également dans ce qui devient la « danse des anciens tarifs » (OP dance), qui consiste essentiellement à taper bruyamment des pieds sur les bancs en demandant la baisse des prix.
– Ils mettent le f…non.
– Ce cirque se reproduit tous les soirs. Après six soirées, Kemble monte sur scène le 23 septembre pour s’adresser au public. Il explique qu’un comité d’experts va être mis en place pour auditer la nouvelle politique tarifaire, et qu’en attendant qu’il rende ses conclusions le théâtre restera fermé.
– Pour une réouverture en fanfare, on repassera.
– Ah ben il y a eu fanfare. L’établissement ferme donc ses portes pendant quelques jours, le temps que, à la surprise d’à peu près personne, les experts désignés par les propriétaires du théâtre concluent que les nouveaux tarifs définis par ces derniers sont tout à fait légitimes et justifiés, rien à redire, et que l’augmentation de 15 % est complètement raisonnable.
– Très indépendant, ce comité d’audit.
– On repart donc exactement sur les mêmes bases quand les représentations reprennent. Les événements sont relayés dans la presse à travers tout le pays, et la question fait l’objet d’une polémique nationale qui oppose les partisans des anciens prix et des spectateurs (OP party) et les défenseurs des nouveaux tarifs et des propriétaires (NP party).
– Ca devient vraiment un débat national ?
– Oui. Une fois encore, le théâtre est un divertissement authentiquement populaire, par conséquent la question de son accessibilité est prise très au sérieux. La polémique prend d’autant plus que les opposants à la nouvelle tarification se trouvent dans toutes les catégories et classes, des hommes d’affaires aux ouvriers. Pour autant, les partisans NP entretiennent l’idée, notamment à travers les articles de presse qui leur sont favorables, qu’il ne s’agit pour l’essentiel que de représentants des classes sociales les plus populaires, qui sont avant tout là pour créer du raffut et se battre.
– Les classes dangereuses.
– C’est ça. En plus de manifester dans le théâtre, les opposants à la nouvelle tarification prennent également l’habitude de se réunir pour faire du bruit devant la résidence de Kemble. Ils passent des heures à lui chanter ce qu’ils pensent de ses prix et de lui, en termes pas particulièrement flatteurs. Pendant ce temps, dans le théâtre, les manifestants deviennent de plus en plus créatifs. En plus de tout ce qui peut permettre de faire du bruit, ils amènent et placardent des affiches et banderoles pour demander le retour à l’ancienne tarification, mais viennent également aux représentations avec des animaux de ferme, organisent des lâchers de pigeons pendant le spectacle, ou assistent aux pièces avec des costumes et chapeaux extravagants.
Et quand on voit ce qu’ils considèrent comme des chapeaux convenables, on vous laisse imaginer.
Ils déposent même dans la salle un cercueil portant l’inscription « ci-gît le nouveau prix, tué d’une violente toux le 23 septembre, âgé de seulement 6 jours ». Ils organisent des courses ou de faux combats pendant les représentations, et font globalement de leur mieux pour distraire les acteurs et les empêcher de jouer, ou noyer la représentation.
– C’est inadmissible, on croirait presque un amphi de médecine !
– De son côté, la direction du théâtre tente de lutter. Elle fournit des tickets gratuits à une claque qui doit au contraire soutenir les nouveaux tarifs, et embauche des videurs. Kemble recrute ainsi des boxeurs professionnels pour jouer le service d’ordre. Il fait appel à l’ancien et très populaire champion poids lourd d’Angleterre entre 1792 et 1795, Daniel Mendoza, et à ses associés. Ce qui ne fait que remonter encore plus les manifestants à chaque fois qu’ils essaient d’intervenir.
– Pas franchement efficace.
– Non. Et surtout, il perd de l’argent, à hauteur de 300 livres par soir. Les manifestants ne désarment pas et continuent à exiger le retour des anciens tarifs. La décision de la direction du théâtre est dénoncée comme une violation de leurs droits dans la mesure où ils considèrent Covent Garden comme une institution publique.
– Ben les pouvoirs publics pourrait peut-être la subventionner, du coup ?
– Bizarrement, l’idée n’est jamais évoquée. Les partisans des anciens tarifs se disent loyalistes et défenseurs de la tradition. Il y a d’ailleurs une dimension nationaliste dans leurs revendications, avec tout ce que ça a aussi de problématique.
– Comment ça ?
– Certains dénoncent la programmation d’une cantatrice italienne, et le fait que Kemble soit catholique est également mis en avant, de façon plus ou moins subtile, dans les critiques et caricatures qui lui sont adressées. Il est de fait le seul des propriétaires qui ait été nommément critiqué, alors qu’il ne possédait qu’un sixième de l’établissement (même s’il était aussi gérant).
– Mouais, c’est pas terrible.
– De la même façon, les arguments OP peuvent tourner au moralisme. Ainsi, la mise en place de loges privatives louées à l’année est initialement contestée pour les deux raisons que cela restreint l’accès au public populaire, et qu’on peut s’y adonner à toutes sortes de pratiques que la morale réprouve. Avec le temps, ce deuxième argument prend clairement le pas sur le premier.
– C’est toujours mieux que de manger du pop-corn pendant le film.
– Le conflit OP/NP se poursuit d’autant plus qu’il alimente de nombreux articles et dessins de presse. Les caricatures de chacune des lignes deviennent de plus en plus marquées et outrées avec les semaines. Les articles suivent le sujet au quotidien, en expliquant la poursuite du conflit par la suppression d’une coutume et d’une pratique acquise, et l’absence de dialogue entre les parties.
– Ca ressemble un peu à une impasse.
– Les émeutes et protestations durent quand même pendant trois mois.
– Pendant trois mois les représentations sont systématiquement perturbées, y compris par des gens qui tapent sur des casseroles, martèlent les bancs, ou viennent avec des animaux ?
– Mais oui. Finalement, le 15 décembre, Kemble cède. Il adresse ses excuses au public, et annonce le retour aux anciens prix. Il abandonne également les poursuites contre ceux qui avaient été arrêtés.
– Tant mieux pour les spectateurs. Cela dit, c’est pas pour me faire l’avocat du diable, mais indépendamment de la question de l’accès populaire au théâtre, peut-être après tout qu’une hausse des prix était nécessaire pour rembourser la reconstruction, non ?
– Ecoute, de toute évidence le retour à l’ancienne tarification ne nuira en rien à la santé économique de l’établissement. Dans les années qui suivent, il dégage en effet environ 80 000 livres annuelles des ventes de billets, aux nouveaux anciens prix, soit environ le double des frais de fonctionnement.
– Ca va.
– Pour autant la direction du théâtre tenait manifestement beaucoup à certaines de ses innovations. Ne doutant de rien, elle annonce au début de la saison suivante son souhait de remettre en place la réservation à l’année la moitié des loges privées.
– Ah non, ça va pas recommencer !
– Ben si. Ca ne manque pas, il y a une nouvelle flambée de manifestations jusqu’à ce qu’elle abandonne le projet. Note que pour permettre un accès aussi large que possible de la population aux pièces du répertoire classique, une autre revendication encore plus efficace aurait été de contester le système des licences qui limitait les possibilités de programmation des « petits » théâtres. Mais curieusement, le mouvement OP ne s’empare pas de ce sujet.
– C’était peut-être un peu trop innovant pour un mouvement qui défendait la tradition.
– Peut-être bien. Les théâtres concernés continuent donc à faire campagne sur ce sujet de leur côté, ce qui conduit à un premier rapport parlementaire sur la question en 1832, sans suite, puis finalement à la suppression du système des licences en 1843.
– En voilà une bonne chose.
– Pas pour les deux théâtres royaux. Privés de leur monopole protecteur sur les pièces parlées et trop gros pour survivre dans un environnement compétitif, Drury Lane comme Covent Garden étaient alors condamnés à terme. Covent Garden brule à nouveau en 1856, pour être reconstruit sous le nom d’Opéra Italien, et il existe toujours à ce titre.
– Tu veux que je te dise, j’ai vu les tarifs de la Comédie Française, et je pense qu’il faut faire quelque chose.
– Je prends une poêle.
Merci de soutenir En Marge. Les places sont chères, et Dieu sait qu’on a besoin de se cultiver.