« Cher journal, je m’appelle Adolf… » (2/2)

« Cher journal, je m’appelle Adolf… » (2/2)

– Bon, maintenant ça va bien. Ça fait une semaine que tu te balades avec le petit sourire du mec qui est resté sur un cliffhanger pourri histoire de bien énerver tout le monde.

– Mmfffrghrffff ?

– Exactement. Tu poses tout de suite cette tartine et tu racontes la fin de cette histoire de carnets d’Hitler.

– De faux carnets. J’ai des miettes et de la confiture partout à cause de toi.

– Je vois ça et j’en profite pour te dire que j’aimerais autant que tu mettes un slip pour le petit déjeuner, Seigneur. Bon, on reprend ?

– Allez. Tu te souviens qu’on en était resté à la rencontre entre Gerd Heidemann d’une part, un journaliste du Stern légèrement fasciné par le régime nazi, et Konrad Kujau, escroc et faussaire de son état, spécialisé dans le faux artefact nazi.

– Deux types tout à fait recommandables.

– Heidemann est à cette date un journaliste respecté pour son travail, mais disons que sa petite obsession pour le Troisième Reich commence à le faire un poil vriller, oui. Bref : entre celui qui prétend posséder des carnets secrets signés du Führer en personne et le journaliste en mal de scoop et de pognon commence une valse-hésitation qui ne tarde pas à les dépasser.

– Ah bon ?

– Oui. La rédaction en chef du Stern commence par se montrer passablement excédée par la manie de son journaliste pour tout ce qui porte une croix gammée, au point de lui interdire formellement de travailler sur ce type de sujet. Ce qui n’empêche pas Heidemann, qui croit dur comme fer à l’authenticité des carnets, de s’engager à ce que le journal verse à Kujau une somme de… deux millions de marks.

– Promettre de l’argent qu’on n’a pas, bravo. Ça me rappelle ton fameux « laisse, c’est pour moi » dont tous les bars de Lyon se souviennent encore dans un rayon de 500 mètres autour de la fac.

– Je payais rubis sur l’ongle, Sam.

– Oh c’est vrai mais c’était rarement ton ongle à toi, c’est tout ce que je dis.

– Pure diffamation. Comme Heidemann sait qu’il n’a aucune chance de convaincre sa hiérarchie, il se tourne directement vers les dirigeants de la maison-mère du Stern, Grüner & Jahr.

– Il court-circuite la rédaction en chef ? Classe.

– Mais efficace. Manfred Fischer, le patron du groupe, avale toute l’histoire et s’assied joyeusement sur la direction du journal, au mépris de toutes les règles déontologiques de la profession : chère rédaction, on commande, tu fermes ta gueule et tu exécutes. Au passage, Fischer se fait escroquer dans les règles de l’art.

– Je ne vais pas pleurer, mais comment ?

– Tu te souviens que Heidemann a promis deux millions à Kujau ?

– Oui ?

– Il explique à son boss qu’il a besoin de trois millions.

– Ahahaaaa. Classique, mais mignon.

– Le plus beau, c’est que tous ceux à qui Kujau avait montré la couverture des fameux carnets avaient quand même l’indice du siècle sous les yeux. Pour imprimer les initiales du Führer en écriture gothique sur la couverture, Kujau s’est servi de décalcomanies achetées en Asie, et je te jure que je n’invente rien. Sauf que cette andouille s’y connaît tellement en écriture gothique qu’il s’est viandé :  au lieu de reproduire le A de Adolf, il a utilisé un F.

Si si.

– On tient un champion.

– Ben figure-toi que ça marche quand même : Heidemann et les autres se persuadent tous seuls que ce F doit signifier Führer.

– Le mystère de la foi, écoute.

– Pendant des mois, les négociations s’éternisent. Tout le monde a sa petite idée derrière la tête, et tout le monde tente de jouer sa carte. Heidemann tire sur la corde pour obtenir du journal une somme bien supérieure à celle qu’il versera à Kujau. Kujau, lui, fait mine de découvrir chaque mois ou presque de nouveaux carnets – de 27, on passe bientôt à 60 calepins qui arrivent au compte-goutte, et pour cause : il faut le temps de les fabriquer.  

– Il explique ça comment ?

– En prétextant la nécessité de les faire passer un par un et discrètement de RDA en RFA. La maison mère du Stern, Grüner & Jahr, de son côté, engage de son côté et en toute discrétion les démarches nécessaires pour céder les droits d’exploitation des carnets à de grands journaux étrangers – Newsweek, le Times, Paris Match

– En promettant le scoop du siècle, j’imagine.

– Exactement. Mais ça coûte : fin 1982, Grüner & Jahr ont déjà dépensé plus de 7 millions de marks tandis que Kujau et Heidemann vivent la belle vie, entre voitures de luxe et appartements de prestiges sur les plus belles avenues de Berlin et de Stuttgart. Heidemann s’offre même le luxe de rénover entièrement le Carin II, l’ancien yacht de Göring, ce qui assoit encore sa position auprès des aficionados de feu le Troisième Reich. La facture finale atteindra 9,3 millions de marks.

– Et rien ne fuite ?

– Oh si. Début 1983, la publication prochaine de documents privés d’Adolf Hitler est devenue un secret de polichinelle. Les rumeurs se succèdent et Grüner & Jahr décide de passer à la vitesse supérieure, quitte à s’affranchir de quelques règles basiques.

– Du genre ?

–  Le Stern fait bel et bien expertiser les carnets mais les conditions de l’examen sont si draconiennes qu’il compromet le travail des spécialistes, deux anciens policiers et un historien anglais unanimement respecté, Hugh Trevor-Roper.

– Écoute, c’est déjà ça.

– Moui alors… L’homme a certes publié un ouvrage de référence sur les derniers jours d’Adolf Hitler mais sa véritable spécialité est le 16e siècle.

– Ah.

– Et il maîtrise mal l’allemand.

– Parfait, comme choix.

– Et c’est encore pire : au nom de la protection de leurs sources, les équipes du Stern expliquent aux hommes qu’ils ne peuvent pas travailler sur les originaux mais sur des photographies, ce qui ne leur permet donc pas d’étudier l’encre et le papier des carnets remis par Kujau.

– De mieux en mieux.

– Il y a pire : l’équipe du Stern promet à Trevor-Roper que le lien entre les carnets et la fameuse Opération Seraglio est établi, ce qui est parfaitement faux. On lui jure aussi que des graphologues ont authentifié l’écriture du Führer, ce qui est encore plus faux.

– Ah oui tout de de même.

– Le 22 avril 1983, lorsque le Stern annonce la publication des carnets dans son prochain numéro et la tenue d’une conférence de presse pour le 25 avril, le magazine essuie un premier tir de barrage de la part de la communauté des historiens spécialisés.

– De vils sceptiques.

– Voilà.  La plupart pointent le fait que Hitler, dont la santé était déjà sensiblement altérée en 1942, n’était probablement pas en état de tenir un journal manuscrit quotidien après cette date. Les conditions du crash de Dresde, en 1945, sont également pointées : comment des documents de papier auraient-ils pu survivre aux flammes qui ont dévoré l’appareil ?

– Un sujet brûlant, quoi.

– C’est malin, mais ce n’est pas faux. Dès qu’on parle de nazisme en Allemagne, tout devient un peu tendu, dans les années 80. Même le chancelier Helmut Kohl exprime publiquement ses doutes.

– Et J’imagine que certains tremblent un peu en se demandant ce qu’on peut bien lire dans ces carnets ?

– C’est bien possible, oui. Toujours est-il que le Stern n’en démord pas, y compris lorsque Trevor-Roper, ébranlé par la réaction de ses pairs, commence à faire machine arrière. A la veille de la conférence, l’historien s’oppose violemment à Heidemann et le conjure de lui révéler l’identité de sa source. Le journaliste refuse, s’agace, accuse l’historien de se comporter « comme un officier anglais arrogant en 1945 » et finir par quitter la réunion en claquant la porte.

– Bonne ambiance.

– On a déjà vu des câbles de téléphériques moins tendus que ça, oui. Le jour de la conférence de presse, le 25 avril 1983, il reste trois jours avant la parution du numéro. Dans une pièce bourrée à craquer de journalistes venus du monde entier, le rédacteur en chef du Stern, Peter Koch, évoque sans trembler « le plus grand scoop du siècle » et déroule un argumentaire enthousiaste qui part un peu en sucettes en trois secondes.

Gerd Heidemann est debout. A gauche, l’historien Trevor-Roper, saisi ici deux minutes avant de tout foutre en l’air.

– Pourquoi ?

– Parce qu’au beau milieu de la réunion, Trevor-Roper refuse très clairement de confirmer l’authenticité des documents. Et regrette que « la rigueur et la prudence propres à la recherche historique aient été sacrifiées aux nécessités journalistiques de la recherche du scoop ».

– Outch.

– Oui, hein ? Au pied du mur, le Stern finit par accepter de faire expertiser le texte, l’encre et le papier des originaux par le Service Fédéral des Archives mais prévient : le résultat ne sera communiqué qu’après la publication du numéro spécial. Du côté de Newsweek, la tendance est la même : alerté au sujet des doutes exprimés par Trevor-Roper, le propriétaire du journal Rupert Murdoch a une réponse entrée dans la légende : « Fuck him. Publish. » (« On l’emmerde. Publiez. »).

– Les historiens ne servent à rien, c’est connu.

– Et puis les ventes s’annoncent phénoménales. Le 28 avril, le Stern multiplie son tirage par trois. Dans tout le pays, les lecteurs se jettent sur un texte censé éclairer la seconde guerre mondiale sous un jour nouveau.

– Et alors ?

– Ben bof.  Les révélations fracassantes promises ne le sont pas tant que ça, personne n’apprend grand choses et certains extraits frôlent le grotesque.

– Du genre ?

– En juin 1941, on lit par exemple ceci sous la plume du Führer : « à la demande d’Eva [Braun], je me suis soumis à des examens médicaux approfondis. Les nouveaux médicaments que je prends me donnent de violentes flatulences et une mauvaise haleine ».

– Effectivement, ça ne révolutionne pas la lecture de la Seconde guerre.

– A la déception du public s’ajoute vite la honte internationale. Le 2 mai, le verdict tombe : pour les spécialistes des archives fédérales, le faux est une évidence.

– Et ils peuvent l’affirmer grâce à quoi ?

– Oh ben disons que le fait que le que polyester utilisé pour les reliures des carnets n’ait été produit qu’à partir de 1953 est un bon indice.

– Ah oui.

– Voilà. Sans compter que les pages des 60 carnets ont été blanchis avec des procédés là encore très postérieure à leur date prétendue. Et le 4 mai, nouveau coup dur pour le Stern : cette fois, c’est un graphologue américain, Kenneth Rendell, qui confirme dans… Newsweek qu’il s’agit d’un faux qui plus est grossier, l’écriture n’ayant tout simplement rien à voir avec celle d’Adolf Hitler. Mais rien. L’auteur ne s’est même pas donné la peine d’essayer de faire semblant.

Un peu pour la signature quand même, on salue l’effort : à gauche, le vrai paraphe d’Hitler. A droite, la version Kujau.

– Alors que même toi, tu faisais pas mal d’efforts pour signer tes bulletins trimestriels au collège.

– Je… Rien n’a été prouvé.

– 18 de moyenne en maths ? Toi ?

– Je me suis peut-être un peu emballé. Bref : le 5 mai, ce sont les Archives allemandes qui enfoncent le dernier clou dans le cercueil du prétendu scoop. L’étude chimique de l’encre utilisée montre que l’écriture des carnets remonte au mieux à… deux ans.

– Oupsie.

– Le gouvernement allemand, qui n’attendait que ça, se fend d’un communiqué qui exécute le journal en évoquant des « faux grotesques », des erreurs factuelles et chronologiques innombrables et le « travail médiocre d’un copiste aux capacités intellectuelles limitées ». Les experts montrent en particulier que Kujau s’est en grande partie contenté de pomper les textes et les discours du Führer en puisant dans l’ouvrage de référence de l’époque, signé Max Domarus : « Hitler: Speeches and Proclamations 1932-1945: The Chronicle of a Dictatorship« .

– Il doit être content, le copiste aux capacités intellectuelles limitées.

– Il sent le vent du boulet, en tout cas : tandis que la rédaction du Stern explose en vol, Kujau s’empresse de détaler en Autriche.

– Ce qui se comprend.

– Avant de se rendre.

– Hein ? mais pourquoi ?

– Parce qu’il est vexé : il découvre que Heidemann a détourné l’essentiel des sommes versées par le journal et ça ne fait pas franchement marrer de se retrouver dans le rôle de l’escroc escroqué. Et ça devient personnel : Kujau déclare à la police que le journaliste savait depuis le début que les carnets étaient des faux.

– Ce que Heidemann nie farouchement, j’imagine ?

– Évidemment. Leur affrontement empoisonne le procès qui suit, au printemps 1985. Lorsque les deux co-accusés ne passent pas leur temps à s’injurier mutuellement, Kujau cabotine et Heidemann s’enferre dans des théories toutes plus fumeuses les unes que les autres. Les deux hommes sont condamnés à des peines sensiblement équivalentes, un peu plus de quatre ans de prison.

– C’est… gentil, non ?  

– Ben… Concrètement, ce qu’ils ont fait relève de la petite escroquerie minable. Personne n’a vraiment risqué grand-chose, il n’y pas de mise en danger de qui que ce soit… C’est du faux et de l’usage de faux, oui, mais c’est uniquement parce qu’on parle d’Hitler que ça a fait un pareil pataquès.

– Il est devenu quoi, Kujau ?

– Il est sorti très vite de prison, en 1987. Et il a ouvert une galerie d’art.

– Pardon ?

– Parfaitement légale, écoute. Il a continué d’écouler des copies de tableaux de Hitler mais aussi de Miro ou de Rembrandt en prenant soin de les présenter comme de « vraies fausses copies » pour s’éviter un retour devant les juges.

– C’est… Osé.

– Écoute, ça lui a permis de vivre tranquillement jusqu’en 2000, l’année de sa mort.

– Et Heidemann ?

– Il est toujours en vie, du côté de Hambourg. Il a 90 balais passés et il vit des minima sociaux.

– Et le Stern s’en est remis ?

– Jamais vraiment.

– Le journal existe toujours, quand même.

– Oh oui. Alors que c’était le grand rival du Spiegel à l’époque, il n’a retrouvé ni ses niveaux de ventes, ni sa réputation.

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