Origin Story
– Ha ! Il suffit maintenant !
– Mais on se calme, d’abord.
– Non ! Je suis resté trop silencieux quand cette honorable publication est devenue le véhicule du vice et de la dépravation.
– Euh, tu…tu peux être plus précis ? Je pense à plusieurs choses, là.
– Tu le sais fort bien. Je parle du jour funeste où tu as ici non seulement évoqué, mais directement exposé nos lecteurs fragiles et innocents au premier film pornographique de l’histoire.
– On a des lecteurs fragiles et innocents ?
– Ah ben beaucoup moins, maintenant.
– Tu parles bien de l’article qui a généré tellement de vues qu’on a pu s’offrir ce petit pied-à-terre ?
– L’argent du stupre ! C’est honteux.
– Si tu veux.
– Toujours est-il qu’il est temps de redresser la barre.
– Alors là pour nous éloigner du graveleux, chapeau.
– Je vais moi aussi plonger dans l’histoire du cinéma pour y aller chercher une origine surprenante.
– Fort bien, on fait dans quel genre ?
– Sans doute celui qui domine le marché. Je veux dire le marché tout public. Les super-héros. Et ce faisant, je vais non seulement laver notre réputation, mais honorer celle du pays.
– Attends, tu veux dire que le premier film de super-héros est français ?
– Oui monsieur[1].
– Diantre. C’est-à-dire que quand je pense super-héros
français, je vois plus des reprises voire des parodies que des premières.
– Et tu as bien tort. Parce que non seulement le justicier dont je vais t’entretenir est le premier à être apparu sur un écran, mais en plus il est à l’origine d’une lignée florissante.
– Je t’écoute.
– Commençons par Fantômas.
– C’est pas vraiment un super-héros.
– Non, un peu de patience. Fantômas est effectivement un criminel, mais un vrai criminel méchant, pas comme Arsène Lupin, et c’est un personnage de roman. Roman feuilleton, pour être plus exact, qui paraît en 1911.
Le roman rencontre le succès, par conséquent il est rapidement adapté à l’écran, dans une série de 5 films qui sortent en 1913 et 1914.
– 5 films en deux ans ? Le rythme est effectivement marvellesque.
– Tu n’as encore rien vu. Louis Feuillade, le réalisateur, enchaîne sur l’histoire d’une bande de criminels qui se font appeler les Vampires. Cette fois, il n’y a qu’un film.
– Ca me semble plus raisonnable.
– Un film en 10 épisodes, qui dure près de 7 heures et demie en tout.
– Ca fait plus que les deux derniers Avengers.
– Cependant Feuillade reçoit des critiques qui lui reprochent de glorifier les criminels à travers ses œuvres, puisque Fantômas comme les Vampires ne sont pas particulièrement des personnages positifs.
– Bel exemple pour la jeunesse, en effet !
– Feuillade s’associe alors à un romancier, Arthur Bernède, pour créer un personnage de héros : Judex.
– Judex ?! On croirait une réclame pour du jus de fruit de l’époque.
– Je crois qu’un prof de lettres classiques vient de se pendre. Ca veut dire juge en latin, andouillex.
– Oui, d’accord, aussi. Donc c’est un juge.
– Un justicier. Il juge, condamne, et exécute.
Dans le détail, on ne va pas se mentir, Judex s’inspire un peu du Comte de Monte-Christo. Sa famille est ruinée par un vil banquier, au point que son père se suicide. Sa mère fait alors jurer à ses deux fils de se venger.
– Ca peut se comprendre.
– Quelques années plus tard, le mystérieux personnage de Judex annonce publiquement que le banquier en question mourra à une heure et un jour précis. Le moment venu, la sentence est exécutée !
Mais en fait il n’était pas mort, juste drogué. Judex l’enlève pour l’emprisonner jusqu’à la fin de ses jours.
– Bien fait !
– Mais l’aventure ne s’arrête pas là. Judex tombe amoureux de l’innocente fille du financier véreux, et doit la sauver des griffes d’une criminelle mondaine qui cherche à mettre la main sur la fortune du supposé défunt. Heureusement, Judex est là.
Il reçoit même l’assistance d’une autre superhéroïne, qui est elle une acrobate de cirque.
– Et Judex alors, c’est quoi son truc, ses super-pouvoirs ?
– Il n’en a pas, c’est un super-héros à la Batman. Judex est un combattant hors pair, et un maître du déguisement. Il opère depuis une cave cachée sous un château, et possède un arsenal d’outils à la pointe de la technologie de l’époque. Physiquement, il arbore un grand chapeau noir et se drape dans une cape de la même couleur.
– Et si j’ai bien suivi, il apparaît directement au cinéma.
– Tout à fait. Feuillade se lâche et tourne un film en 12 épisodes, plus un prologue et un épilogue, produit par Gaumont. Les épisodes sortent chaque semaine entre janvier et avril 1917, alors que dans le même temps (avec une semaine d’avance), le roman correspondant est publié par le Petit Parisien.
– Je veux être sûr de bien comprendre, c’est un personnage nouveau, et ils sortent d’emblée 14 épisodes au ciné ?
– Tout juste. Le total fait plus de 5 heures. Si tu as du temps à tuer, c’est ici.
– Bon et alors, ça marche ?
– Plutôt, oui. Une suite est tournée dès 1917, la Nouvelle Mission de Judex. Cette fois, il n’est plus question de se venger : le personnage agit pour défendre les victimes d’injustice. Par ailleurs, Judex fera l’objet d’une adaptation au théâtre en 1923, dans une histoire originale. Plus tard, il y a encore deux remakes au ciné, en 1934 et 1963.
– Des remakes et reboots ? Ca l’inscrit totalement dans la famille des super-héros.
– Il y a tout à fait sa place, notamment pour l’influence qu’il a eue, même s’il est aujourd’hui assez totalement oublié. Dès sa sortie, un film franco-américain assez similaire est produit, The Shielding Shadow. Non seulement le personnage lui ressemble, en plus d’avoir pour le coup un véritable super-pouvoir puisqu’il peut devenir invisible, mais en outre le titre anglais du premier épisode de Judex est The Mysterious Shadow.
– On dirait que quelqu’un a un peu pompé sur son voisin.
– Ce n’est pas tout. Dans les années et décennies qui suivent, plusieurs personnages sont créés qui correspondent pas mal au modèle de Judex. On peut tout d’abord citer Zorro (identité masquée, cape et chapeau noirs) en 1919. Puis celui qui lui ressemble sans doute le plus physiquement, The Shadow, en 1930.
The Shadow, qui servira lui-même d’inspiration pour le plus fameux des super-héros justicier masqué.
– L’homme chauve-souris ?
– Lui-même. Il y a des raisons de penser que Judex est un peu le grand-père de Batman. Bill Finger, le scénariste qui a donné naissance au Chevalier Noir, était connu pour sa connaissance encyclopédique des pulps, il est donc vraisemblable qu’il connaissait Judex. Par ailleurs, il y a des petits détails qui peuvent laisser soupçonner une inspiration au moins inconsciente.
– Par exemple ?
– Judex annonce à l’avance la mort de son ennemi, le méchant banquier Favraux, et il exécute sa menace à l’heure dite, sans que quiconque puisse rien y faire. Tu sais qui en fait exactement autant lors de sa première apparition en 1940 ?
– Non, en 1940 j’avais d’autres soucis.
– Le Joker.
– Ah. Enfin c’est pas non plus…
– Attends. La cible du Joker est un millionnaire. Et puis il le tue de telle sorte que le cadavre arbore un horrible rictus.
– Oui, il est connu pour ça.
– Eh bien dans la version anglaise du feuilleton Judex, c’est également ce qui arrive à Favraux. Avoue que ça fait beaucoup.
– Je veux bien.
– Et puis tu te souviens de ce que j’ai t’ai dit : Judex reçoit l’assistance d’une acrobate de cirque. Qui d’autre vient du cirque ?
– Ca se tient.
– Sache pour finir que Judex a en quelque sorte reçu la consécration officielle de ses cousins, pour ne pas dire ses petits-enfants, de l’autre côté de l’Atlantique. En 2012, un groupe de super-héros européens du début du 20ème siècle apparaît dans un épisode des Défenseurs, une équipe de super-héros qui compte ou a compté dans ses rangs Daredevil, Luke Cage, Doctor Strange, ou Hulk, entre autres. Et parmi ces Européens, on trouve non seulement le Capitaine Nemo, mais également Judex. Qui fait donc officiellement partie de l’univers Marvel.
– Vive la France ![2]
[1] En français dans le texte
[2] En français dans le texte