Smells like time spirit

Smells like time spirit

– Je ne dis pas qu’on va tous crever, je dis seulement qu’il serait peut-être temps de commencer à faire des trucs pour se faciliter l’existence quand le coronavirus aura rebooté l’humanité. 

– C’est vrai qu’il y a un petit côté « Avez-vous tenté d’éteindre et de rallumer votre Homo Sapiens ? », ces jours-ci. Des trucs comme stocker des paquets de nouilles, tu veux dire ?

– Nan, mieux.  Imagine qu’on se fasse plomber pour de bon et que l’évolution reparte de zéro. On pourrait peut-être prévoir des choses pour gagner un peu de temps au début, tu vois ? Histoire de s’épargner la phase où on se crie des trucs gutturaux quand on a repéré des chouettes bananes dans la branche d’à côté avant de s’épouiller en cercle.

– Conserver des traces du savoir et des connaissances accumulées, tu veux dire ? Un peu comme les moines copistes du Moyen Age ?  

– Voilà.

– Il y a déjà des trucs de prévus.

– Ah ?

– Oui. La réserve de semences du Svalbard, par exemple.

– La réserve de pardon ?

– Laisse tomber cette expression égrillarde, je te parle de graines, pas de….  L’autre semence.  C’est une chambre forte norvégienne où sont stockées une dizaine de milliers de graines d’une grosse centaine d’espèces de plantes venues de toute la planète. En cas de catastrophe majeure, c’est censé préserver d’une part et dans une certaine mesure la diversité génétique, d’autre part la capacité de l’humanité à préserver son agriculture.

Et oui, bien sûr qu’on rêve d’y faire jouer un jeu de rôle post-apocalyptique.

– L’arche de Noé de la graine.

– En gros.

– Bon, c’est un premier pas.  

– Et puis tu as toutes les time capsules, aussi.

– Les quoi ?

– Les capsules temporelles.

– Jamais entendu parler.

– Mais si. Ce sont des collections d’objets et d’œuvres abritées dans des structures conçues pour résister au temps avant d’être ouvertes dans le futur, souvent à une date précise et en général lointaine. Ça revient à sélectionner différents témoignages d’une époque donnée pour les figer à un instant T. C’est censé permettre aux futures générations d’avoir un témoignage d’une époque passée, un peu comme Pompéi permet d’en apprendre énormément sur le monde romain.

– Mais sans volcan.

– Et sans drames, si possible. La plus ancienne affichait déjà clairement le programme, ne serait-ce que par son nom : la Crypt of Civilization.

– Et ça date de quand ?

– 1940.

– Ah oui, bonne idée, comme choix d’année. Très calme, l’humanité à son meilleur.

– Ils n’y sont pour rien, le projet avait été lancé des années plus tôt à Atlanta par le président de la Oglethorpe University, Thornwell Jacobs. Il a toujours prétendu être le premier à avoir l’idée d’un projet capable de conserver un certain nombre d’artefacts pour donner aux générations futures un petit aperçu de l’état de la civilisation au 20e siècle.

– Et elle vient d’où, cette idée ?

– Des égyptologues. Dans les années 20, les découvertes se sont multipliées en Égypte – la plus célèbre d’entre eux, c’est évidemment la découverte de la tombe de Toutankhamon en novembre 1922, bourrée jusqu’au toit d’objets divers et variés, réunis pour accompagner le roi dans l’au-delà.

« Toutankh’, jeune homme, tu vas me faire le plaisir de ranger rapidement ta chambre funéraire, et que ça saute ».

– Oui enfin personne n’était censé venir lui tripoter les bandelettes, à la base.

– Effectivement. L’idée de Jacobs, lui-même historien de formation, consistait à faire à peu près la même chose, mais volontairement. Il a commencé à en parler au milieu des années 30 dans la presse et petit à petit, le projet a pris. On a commencé à réunir et à sélectionner une série d’œuvres et d’objets censés résumer l’état d’avancement la civilisation humaine, tout en réfléchissant à la meilleure manière de construire une enveloppe suffisamment solide pour les protéger pendant des millénaires.

– Des millénaires ? Rien que ça ?

– Oh oui. On a scellé la crypte en 1940 pour une ouverture programmée en l’an 8113.

– 8113 ? C’est précis.

– Et symbolique. Là encore, on retrouve l’Égypte : Jacobs est parti de l’an 4241 avant notre ère, une date qu’on pensait alors être la première à avoir été fixée dans un calendrier précis, égyptien en l’occurrence. Quand il lance le projet en 1936, Jacobs calcule que 6177 années le séparent de l’an 4241. Il décide de se projeter à la même échelle à l’année près, ce qui nous donne 8113.

– Ce n’est pas demain la veille.

– Non, ce qui pose plein de problèmes techniques. Comment se donner le plus de chances possibles de construire un truc aussi solide que les tombes égyptiennes ?

– Je te le demande.

– Il a commencé par aménager une crypte sous l’Université elle-même, au sous-sol d’un bâtiment en granit. La chambre fait six mètres sur trois au sol pour trois mètres sous plafond environ et repose sur une dalle de béton d’un bon mètre d’épaisseur. Son plafond, lui, est épais d’un bon mètre.

– Bon, ça semble solide.

– Disons que le bâtiment peut s’effondrer sans que la chambre ne soit compromise, oui. L’ensemble est protégé par une porte d’acier inoxydable façon Fort Knox. A l’intérieur, tous les objets sélectionnés sont soigneusement rangés sur des étagères et au sol. Et comme à l’intérieur de la tombe de Toutankhamon, tout est fait pour abriter un maximum de choses dans un minimum d’espace – 54 mètres cubes à peu près. Et à l’intérieur de cette espèce de chambre forte, les objets conservées sont à leur tour protégés. C’est même le National Bureau of Standards de Washington, qui a fourni les conseils techniques. Résultat, la plupart des objets conservés sont stockés dans des récipients en acier inoxydable, doublés de verre et remplis d’azote pour éviter le vieillissement.

« C’est mieux, mon petit Toutankh’. C’est mieux.

– Pas mal.

– On a fait mieux depuis mais pour l’époque, oui. Bon, on vient au truc vraiment intéressant ?

– Ce qu’il y a dedans ?

– Oui. Quand tu décides en toute modestie de t’adresser à l’humanité du 9e millénaire, tu te creuses un peu la cervelle avant de savoir ce que tu choisis de lui montrer, crois-moi. D’autant que tu as le choix : il y a eu des centaines de contributeurs, qui allaient du roi de Norvège à des gens comme toi et moi.

– Comme toi et moi ? Il y a nécessairement des trucs pornos.

– Hein ? Mais enfin non. Et vu le profil très WASP de Thornwell Jacobs, j’ai un vieux doute mais va savoir : il y a pas mal de microfilms, après tout. Beaucoup de photos, d’objets…

– UN PEU DE PRECISION NOM DE DIEU TU ME FAIS LANTERNER.

– Allez, c’est parti. Il a déjà des grands classiques, au sens propre : la Bible, le Coran, l’Iliade d’Homère, l’Enfer de Dante et va savoir pourquoi, une copie du script d’Autant en emporte le vent… 640 000 microfilms en tout pour plus de 800 œuvres en tous genres, avec les machines qui permettent de les lire, de les regarder ou de les écouter. Il y a même une méthode pour apprendre l’anglais.

– Bien vu. Mais je reste sur ma faim.

– Oh, j’ai des trucs plus marrants. Tu as une machine à écrire, des enregistrements de chants d’oiseaux, un Donald Duck en plastique, des enregistrement vocaux de Staline, Roosevelt et Hitler, du fil dentaire et une bouteille de Budweiser. Tu as aussi quelques journaux, dont les derniers annoncent le début de la seconde guerre mondiale.

– Attends… De la Bud ? Les mecs veulent passer un message aux générations futures, ils choisissent UNE bière, et c’est de la Budweiser ?

– C’est criminel, on est d’accord. Il y a aussi le moulage d’une poitrine de femme…

– JE L’SAVAIS.

– Façon mannequin pour vitrine de magasin, c’est moyennement érotique tu sais.

 – Mmmmfff non non évidemment.

– … Ah ? Je ne juge pas. Dans la liste, j’ai aussi repéré un sifflet, un moule à cake, un filet de badminton, des soldats de plomb, 50 centilitres de vaseline et une flûte à bec.

– C’est bien sûr un hasard total si tu cites les deux derniers trucs à la suite ?

– Regarde cette expression d’innocence outragée qui est la mienne, Sam.

– Oui, ça te fait une des plus belles gueules de faux-jeton que j’ai vu de ma vie. Autre chose ?

– Plein, dont les mémoires de Jacobs. La liste complète est là, si ça t’amuse. Mais ce n’est pas nécessairement le plus intéressant.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire que comme d’habitude, ce n’est pas forcément ce qui est dans la chambre qui compte. C’est ce qui n’y est pas.

– Oh je crois que je vois…

– Eh oui. Ce que tu as là, c’est un échantillon qui n’a strictement rien de neutre. La liste de ce que tu choisis de mettre dans ton arche de Noé est aussi intéressante que celle des choses que tu n’as pas même l’idée de sauvegarder.

– Et il a raté quoi ?

– Jacobs ? Oh ben tout ce qui n’a pas été écrit, imaginé ou pensé par des Blancs, déjà.

– Outch…

– Eh oui. Il se trouve que Jacobs était plutôt du genre réactionnaire, même à l’aune d’une époque où il ne fallait pas bon être Noir en Amérique, par exemple. Raciste, cul-béni et j’en passe, le tout dans un état du Sud profond, la Géorgie. Pas spécialement le coin le plus progressiste des Etats-Unis, dans les années 30.

– Et ça se traduit comment ?

– Par une collection de paradoxes. Sur bien des plans, Jacobs a fait preuve d’une ouverture d’esprit plutôt inattendue – penser à placer le Coran dans sa crypte, franchement, ce n’était pas nécessairement gagné. Dans le même ordre d’idées, il n’est pas du genre à adopter une lecture littérale de la Bible, bien que profondément croyant. Mais si les générations futures lisent ses Mémoires, ils ne vont pas être déçus du voyage : il n’arrête pas de chougner contre Lincoln, qu’il accuse d’avoir non seulement libéré, je cite, « quatre million de nègres à moitié sauvages » mais aussi de leur avoir donné le droit de vote. Idem pour Roosevelt, qu’il ne peut pas encadrer : à son sens, il a volé son accession à la Maison Blanche en profitant justement des bulletins de gens dont Jacobs considère qu’il n’aurait jamais dû pouvoir entrer dans un bureau de vote.

– Ah.

– Et ce n’est pas tout. Dans ses textes, Jacobs disserte sur la nécessité d’une stricte séparation entre les races et sur la supériorité des Blancs, naturelle et évidente à ses yeux. Toute une partie de son discours ressemble mot pour mot à celui des suprémacistes blancs d’aujourd’hui : il passe des pages à se lamenter sur le mélange des races et va jusqu’à comparer la situation des pauvres américains blancs persécutés à celle des… Juifs en Allemagne. Ce qui ne l’empêche pas d’être joyeusement antisémite. Dans un texte de lui, placé dans la crypte au dernier moment, il écrit ceci : « Il est presque certain que, si rien n’est fait à ce sujet, les États-Unis deviendront, dans quelques siècles, une nation de sang-mêlé dirigée par une classe supérieure de sang juif. À l’heure actuelle déjà, nous sommes un conglomérat de blancs d’Europe du Nord, de blancs bruns d’Europe du Sud, de Jaunes d’Asie, de Rouges indigènes, de noirs d’Afrique. Nos films, nos radios et nos journaux sont détenus ou exploités par des Juifs. »

– Tout de même.

– C’est carabiné, comme discours, mais ça n’a rien de franchement rare à son époque. En revanche, ça inclut nécessairement un nombre de biais monumental sur la liste des œuvres et des objets qu’il décide de transmettre aux générations futures.  Il n’y a tout simplement rien dans sa time capsule qui fasse référence à autre chose que des œuvres ou des inventions d’artistes, de chercheurs ou d’inventeurs qui lui ressemblaient. L’histoire de l’Afrique est absente, comme celle de l’Asie. Ce qu’il a congelé dans sa Crypte, c’est son univers, sa culture, et il était convaincu que cet univers allait disparaître à cause des Juifs, des politiciens yankees, des démocrates, du métissage, des francs-maçons et j’en passe. La Crypt of Civilization est bel et bien à ses yeux le tombeau d’un monde qui disparaît. Le sien.

– Ceci dit, ça ne fait que refléter son époque, non ?

– Oui et non. C’est aussi dans les années 30 que Billie Holliday chante Strange Fruit ou que Jesse Owens gagne des courses aux JO de Munich. Il n’y en a littéralement aucune mention dans la Crypte, de ça ou de tout ce qui ne relève pas du capital culturel propre aux Blancs anglo-saxons protestants, les fameux WASP. Conclusion : quand tu prétends peindre l’état d’une civilisation à un moment donné avec des biais de sélection pareils, tu en dis plus long sur toi que sur ce que tu prétends décrire…

Du coup, on peut aussi décider de ne pas l’ouvrir, chers humains du 9e millénaire.

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