Transfert de liquide
– Et voilà, t’as encore perdu.
– Ah mais…j’étais bien parti, pourtant.
– Ben oui, mais tu as commis une erreur classique.
– A quel moment ?
– Enfin, tout le monde sait ça. On n’envahit pas la Russie. A moins d’être vraiment vraiment sûr de pouvoir boucler l’opération en quelques mois. Ce qui, vu la taille du machin, est quand même un gros pari.
– C’est vrai. Ca finit rarement bien. Heureusement, d’ailleurs.
– Je t’ai connu plus mauvais perdant.
– Non, je veux dire, heureusement que le dernier allumé qui a cherché à envahir la Russie s’est royalement planté.
– Ah, oui. Non mais que veux-tu, les nazis avaient de toute évidence des armées remarquablement efficaces, mais ils ont quand même aligné les grosses erreurs. Envisager une attaque terrestre de la Grande-Bretagne. Attaquer la Russie. Vouloir jouer aux plus malins contre une équipe de prix Nobel.
– Hein ? C’est quoi cette histoire ?
– Les prix Nobel ? Ben c’est exactement ça, un concours du plus finaud.
Nous avons déjà eu l’occasion de rappeler les circonstances qui ont conduit à la création des prix Nobel. Les cinq « vrais » premiers sont décernés en 1901, cinq ans après la mort d’Alfred. Et tu n‘es pas sans savoir que si recevoir un prix Nobel constitue le summum de la reconnaissance scientifique, ce qui de l’avis de nombreux ministres devrait être le principal mode de paiement des chercheurs, il s’accompagne également d’une dotation significative, de l’ordre de 900 000 euros aujourd’hui. Ainsi que d’une médaille, qui combine également valeur honorifique et matérielle, puisqu’elle est en or. On parle d’une breloque qui faisait initialement 200 g, en or 23 carats. Je dis initialement parce que depuis 1980 on est passé à 175 g, et de l’or de 18 carats.
Sauf pour le soi-disant Nobel d’économie, qui décerne des médailles de 185 g, comme s’ils avaient quelque chose à compenser.
– Oui ben écoute je prends quand même.
– J’imagine. Toujours est-il que parmi les pays qui acquièrent rapidement une jolie collection de breloques, on retrouve évidemment l’Allemagne, qui compte nombre de physiciens, chimistes, et médecins à la pointe de leur discipline. Et puis, au début des années 30, je ne vais pas t’apprendre que l’Allemagne connaît un changement politique majeur, qui va avoir tout simplement des conséquences planétaires cataclysmiques.
– Oui, je vois bien.
– Y compris pour les prix Nobel.
– Ah ?
– Oui. Si le Troisième Reich a incontestablement fait travailler ses laboratoires afin qu’ils sortent aussi bien des produits de substitution à ceux que l’Allemagne ne voulait plus acheter à l’étranger, que les premiers avions à réactions et fusées, ou encore les plus infâmes saloperies en matière de gaz mortels, ça n’a cependant pas empêché le crétinisme congénital de l’idéologie nazie de contaminer le domaine des sciences. C’est ainsi que ces abrutis contestaient certaines idées scientifiques parce qu’elles allaient à l’encontre de leur idéologie. Ainsi, les théories d’Einstein étaient récusées parce que participant de la « physique juive », à laquelle les bons patriotes devaient opposer la « physique allemande ».
– Heureusement, on n’entendrait plus ce genre d’âneries de nos jours.
-…
-…
– Cela conduit notamment en 1935 les autorités à interdire aux Allemands de recevoir ou de conserver des prix Nobel.
– Attends, quand tu dis qu’il est interdit de « conserver un prix Nobel », quand tu es reconnu, tu es reconnu. On va pas l’annuler.
– Non. Mais je te rappelle que chaque prix s’accompagne de quelques 200 g d’or. Er ist keine kleine profit, comme ne dit sans doute aucun véritable germanophone.
– Ah oui, d’accord.
– Je ne dis pas que c’est le but premier de cette décision, mais le Reich se verrait bien récupérer les breloques. Ce qui pose problème à deux lauréats, tous les deux distingués dans le domaine de la physique. Le premier est Max von Laue. Max est né en 1879, et c’est le fils d’un officier appartenant à l’aristocratie. Il choisit une autre voie, de toute évidence, et obtient en 1914 le Nobel pour ses travaux sur la diffraction des rayons X par des cristaux.
– J’adorerais que tu me présentes ses travaux de recherche dans le détail, mais je ne suis pas sûr d’avoir le temps.
– Trop bête, parce qu’ils permettent de confirmer la nature électromagnétique du rayonnement…
– Non non vraiment, pas possible.
– Tant pis. Max est nommé à l’université de Berlin en 1919, un poste qu’il conservera jusqu’en 1943. Pour autant, on ne peut pas dire qu’il soit en bons termes avec les nazis. Il défend la théorie de la relativité contre les promoteurs de la « physique allemande », et est le seul à déplorer publiquement qu’Einstein démissionne de l’académie de Berlin quand la loi interdit aux Juifs d’occuper des emplois publics. Il aide d’ailleurs plusieurs collègues juifs à quitter le pays. Il se fait aussi remarquer lors des funérailles de notre vieille connaissance, l’éminent Fritz Haber, qui a dû également aller voir ailleurs, en comparant son exil d’Allemagne à celui de Thémistocle chassé d’Athènes. Puis il participe en 1935 à un service de commémoration, toujours pour Haber, avec notamment Max Planck, alors que les nazis l’avaient formellement interdit aux professeurs en poste.
– Brillant, intègre, et courageux.
– C’est ça. Le deuxième individu qui nous intéresse est James Franck. Qui est également allemand, même si ça ne saute pas aux oreilles. Il est un rien plus jeune, puisqu’il est né en1882. Il se distingue d’abord en tant que soldat, puisqu’il reçoit la Croix de fer comme officier pendant la Première Guerre. Bon, il a aussi participé aux travaux sur la guerre chimique, ce qui est nettement moins honorable. Quelques années plus tard, il reçoit le prix Nobel de physique pour ses travaux sur les collisions entre électrons et atomes, mais je ne développe pas.
– Merci.
– James est le fils d’un banquier juif, autrement dit il a tout pour plaire aux autorités à partir de 1933. Heureusement, dans la mesure où il a servi pendant la Première Guerre, les lois qui interdisent les emplois publics aux Juifs ne le concernent pas. Il conserve son poste à l’université de Göttingen, mais ça ne l’empêche pas de détester viscéralement le régime. Il quitte donc l’Allemagne, pour le Danemark. Il passe un an à Copenhague, où il travaille avec un autre crétin notoire, à savoir Niels Bohr, également connu comme « Monsieur 1922 » dans le petit monde des prix Nobel de physique.
– Tant qu’à faire, quitte à travailler avec quelqu’un…
– Ben en fait Franck trouve que ce n’est pas facile de bosser avec Bohr, parce qu’il se sent un peu trop bête à côté de lui. Il a du mal à suivre.
– Ah ouais, d’accord. Je vois le niveau.
– Mmm, non, sans doute pas. Bref, James Franck passe un an à Copenhague, puis part aux Etats-Unis, où il contribuera notamment au projet Manhattan tout en mettant en garde le gouvernement américain contre un usage militaire de la bombe (mais à quoi peut bien servir une bombe en dehors des usages militaires ? Bien des choses ), et en l’enjoignant à ne pas se lancer dans une course à l’armement. Mais là n’est pas l’important.
– OK, c’est quoi l’important ?
– L’or enfin ! Ni Franck ni von Laue n’ont particulièrement envie de donner leurs médailles aux nazis. Mais faire sortir de l’or du pays est formellement verboten aussi. Par conséquent, quand James Franck part pour Copenhague, il embarque discrètement les deux médailles afin de les confier à Niels Bohr.
– Ah ben c’est bien comme ça, peut-être qu’en les regroupant elles feront des petits.
– Tu ne crois pas si bien dire. Le problème, c’est l’opération Weserübung.
– Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
– C’est l’occupation du Danemark et de la Norvège par l’Allemagne en avril 1940.
– Ah, oui, c’est un problème.
– C’est évidemment terrible pour les Danois et Norvégiens, mais ça pose un souci spécifique à Bohr. Une médaille Nobel c’est bien joli, mais ça porte notamment le nom du lauréat. Autrement dit, si les nazis qui sont en train d’arriver dans le pays mettent la main sur celles de Franck et von Laue, non seulement ils vont les saisir, mais ils sauront à qui elles appartiennent. Sachant que von Laue est toujours en poste en Allemagne, il pourrait avoir des problèmes.
– Effectivement.
– Niels Bohr et son collègue August Krogh, lui-même prix Nobel de médecine…
– Je crois qu’on n’a jamais eu une telle densité de Nobel à mètre carré.
– Sans doute pas. Faut bien remonter le niveau. Bohr et Krogh, donc, vendent leurs propres médailles aux enchères, pour alimenter le fonds de secours finlandais. Mais Niels a toujours sur les bras les médailles de Franck et von Laue, et dans la mesure où ses liens avec eux sont connus, son laboratoire à de fortes chances de recevoir une visite de la Gestapo une fois les Allemands sur place.
– Oups.
– Bohr ne compte pas faire de vieux os, il rejoindra d’ailleurs la Grande-Bretagne puis les Etats-Unis en passant par la Suède, mais avant il faut planquer les médailles. Il en discute avec son collègue de chimie, le Hongrois George de Hevesy. Hevesy suggère dans un premier temps de les enterrer. Mais Bohr est d’avis que les nazis risquent de mener des fouilles poussées, et exclut donc cette idée.
– Pfff, vraiment une suggestion idiote. On sent qu’il n’est pas au niveau des autres, ton Hevesy, là. C’est le genre de trucs qu’on ne devrait bosser qu’entre prix Nobel.
– Euh…ok. George se dit qu’il pourrait essayer de les dissoudre.
– Carrément ? Tu me diras, c’est radical.
– Radical, mais pas évident.
– Comment ça ? Il est dans un laboratoire de chimie universitaire, doit bien y avoir de l’acide.
– Heureusement que tu es là pour le suggérer. Oui, bien sûr. Mais la difficulté vient de l’or. C’est un métal dit noble.
– Allons bon, y’a des métaux nobles maintenant.
– Mais oui. Ce sont ceux qui résistent à la corrosion et à l’oxydation. C’est ce qui fait par exemple que les vestiges archéologiques en or se préservent très bien. Les chimistes définissent ainsi comme métaux nobles, sur la base de la résistance à la corrosion, l’or, l’argent, le palladium, le platine, le rhodium, le iridium, le ruthenium, l’osmium, et pour certains le mercure. Ce qui en fait des composants de choix pour des usages particuliers en électronique, par exemple. Les physiciens ont une définition plus stricte des métaux nobles, à partir de la configuration de leurs électrons, et n’en retiennent que trois : l’or, l’argent, et le cuivre.
L’important à retenir, c’est que dissoudre de l’or est tout sauf évident, parce que cette « noblesse » lui confère une grande stabilité. Il réagit très peu.
– Mais attends, on n’avait pas déjà parlé d’un truc pour dissoudre de l’or ? Afin de pouvoir le boire ?
– Mais si. Et c’est exactement ce à quoi pense de Hevesy. Il a la solution.
– Alors, c’est quoi ?
– Ben c’est la solution.
– Tu vas me dire ce que c’est, oui ?
– Mais non, la solution est une solution.
– Tu veux bien arrêter de te payer ma tête.
– La solution est une solution, au sens chimique. Un mélange. La fameuse eau royale, effectivement développée par les alchimistes précisément dans le but de dissoudre de l’or. A savoir un mélange d’un quart d’acide nitrique pour trois quarts d’acide chlorhydrique. De Hevesy fabrique son mélange, et selon ses propres mémoires « alors que les troupes allemandes étaient en train de marcher dans Copenhague, j’étais occupé à dissoudre les médailles de Franck et von Laue ». Parce que ça demande un petit moment. Cela dit ça marche, et de Hevesy peut alors aller stocker la fiole, qui contient un liquide d’une jolie couleur orangée. Et qui va rester là pendant plusieurs années, bien sagement. Comme on pouvait s’y attendre, les Allemands fouillent les lieux, mais n’y voient que du feu, et les scientifiques ont réussi leur coup.
– Bien joué.
– De Hevesy doit à son tour quitter le Danemark en 1943. L’année où, surprise surprise, il reçoit lui-même le Nobel de chimie. Mais quand il revient sur place il retrouve sa fiole intacte. Il peut alors précipiter l’or qu’elle contient sous forme liquide, et l’envoyer à la Fondation Nobel. Qui en refait des médailles pour les remettre à nouveau à Franck et von Laue.
Equipe Nobel : 2 – équipe Troisième Reich : 0