Tripes advisor
– Si j’ai vu The Thing ? Bien sûr que oui. C’est le film qui m’a définitivement convaincu de ne pas me lancer dans une pourtant prometteuse carrière d’explorateur polaire.
– Je t’ai vu te tordre de douleur parce qu’un glaçon dans ton pastis avait touché une de tes incisives, tu sais.
– … C’était un glaçon très froid.
– C’est surtout l’idée même d’un pastis qui me fait frémir d’horreur, mais chacun ses goûts. Et au passage, tomber sur une créature aussi étrange que celle du film de Carpenter n’est pas le seul danger qui te guette dans l’immensité glacée.
– Oh je m’en doute. L’isolement, l’accident, les chutes, le froid polaire, la claustrophobie, la paranoïa qui guette la petite troupe réfugiée dans les baraquements, les ours blancs…
– Par exemple.
– Et les pingouins mangeurs d’homme.
– Voil… Attends, quoi ?
– On n’est jamais trop prudents et je ne fais par principe jamais confiance à des créatures qui ont l’air d’avoir mis un costard.
– Je peux comprendre mais je pensais à autre chose : la maladie.
– Oh ben y a des médecins et tout le nécessaire pour te soigner, sur une base polaire, non ?
– Oh si.
– Ben alors ?
– Alors c’est super tant que ce n’est pas le médecin qui est malade.
– Ah. Bon. Même là, il doit pouvoir aider le reste de l’équipe à le soigner, non ?
– Pour une opération de l’appendicite, tu veux dire ?
– … Oh.
– Vi, ça demande un peu de technique. Et dans ces cas-là, il n’y a finalement qu’une seule conclusion logique.
– Je crains le pire.
– Tu peux. Est-ce que le nom de Leonid Rogozov te dit quelque chose.
– Il n’a pas machiné un truc contre Blake et Mortimer ?
– Non, ça c’est Voronov, andouille. Cela dit, on n’est pas loin en termes de proximité temporelle. L’affaire Voronov se déroule en 1957 dans la BD tandis que Rogozov est entré dans l’histoire polaire quatre ans plus tard dans la vraie vie.
– Une histoire polaire en pleine guerre froide, ça peut s’expliquer.
– Tu ne crois pas si bien dire. La chaîne de causalité qui va déboucher sur l’histoire du jour commence en 1955, à Moscou, deux ans avant une Année géophysique internationale de 1957 qui se rapproche à vue d’œil. Or, les scientifiques de la Mère Russie ont bien l’intention de jouer les premiers rôles dans ce vaste effort international de recherches destiné à mieux comprendre les propriétés physiques de la Terre. D’où la décision du Kremlin, alors dirigé par le camarade Nikita : créer des bases polaires dans l’Antarctique et y mener une série de travaux dans tous les domaines, du géomagnétisme à la glaciologie en passant par la météorologie ou la sismologie.
– Tout en en profitant pour démontrer l’évidente supériorité de la science soviétique désintéressée sur les appétits ploutocrates et corrompus de la communauté scientifique occidentale vendue aux vils intérêts bourgeois du cauchemar capitaliste, j’imagine ?
– Oh ben disons que ça ne fait jamais de mal d’envoyer quelques signaux en ce sens, oui. Bref, 1960, maintenant : direction Leningrad, où un jeune interne en médecine de 26 ans, Leonid Ivanovitch Rogozov, s’apprête à interrompre sa thèse de chirurgie viscérale pour rejoindre l’une des six bases polaires aménagées quelques années plus tôt, en l’occurrence celle de Novolazarevskaya, sur la Terre de la Reine-Maud.
– Répète, pour voir ?
– La Terre de la Reine-Maud ?
– Nan, l’autre nom avant, c’était mignon, on aurait cru assister à une sorte d’éboulis de bave, quand tu l’as prononcé.
– Certainement pas. Novolatruc est une petite base aménagée au milieu de nulle part, à une petite centaine de kilomètres de la côte, prévue pour héberger une douzaine de chercheurs – dont Rogozov qui se pointe sur place le 5 décembre 1960 et qui réalise assez rapidement que le séjour ne s’annonce pas comme une partie de plaisir. L’hiver polaire a déjà commencé, avec sa nuit permanente et ses violentes tempêtes de neiges, ce qui coupe le petit groupe du monde : la côte la plus proche, l’Afrique du sud, se trouve à plus de 2 000 kilomètres.
– On passe le temps comment, sur une base polaire ?
– C’EST LA GROSSE BAMBOCHE SAM.
– Sérieux ?
– Non. C’est un quotidien plutôt monotone, voire monacal. Chacun joue plusieurs rôles, entre recherches scientifiques et tâches routinières. Rogozov, seul médecin du groupe, est par exemple chargé d’assurer les relevés météos et joue à l’occasion les chauffeurs lorsque les conditions permettent une sortie. Le reste du temps, chacun s’occupe comme il peut et soyons francs : on se fait probablement sur à cent sous de l’heure, passé les premières semaines.
– Et tout ça sans PS4.
– Voilà. La bonne nouvelle, c’est que ça ne va pas durer.
– Oh ooooh.
– Oui. La mauvaise, c’est que le 29 avril 1961, Rogozov a dû réaliser que l’ennui a ses bons côtés. Ce jour-là, il commence à se sentir nauséeux. Sa température grimpe et une douleur caractéristique s’installe dans le bas son abdomen – à droite.
– Oh merde.
– Oui, quand t’es médecin et interne en chirurgie viscérale comme ce brave garçon, tu n’as pas trop besoin de te creuser le crâne pour émettre une hypothèse. Le soir, dans son journal, Rogozov écrit : « Il semble que j’ai une appendicite. Je reste calme et même souriant. Pourquoi inquiéter les amis ? Qui pourrait m’aider ? »
– Bonne question.
– La réponse est facile : personne. Le navire qui les a déposés sur la côte après 36 jours de mer ne doit pas revenir avant l’année suivante et aucun pilote au monde n’accepterait d’essayer de se poser sur la banquise, dans la tempête.
– Du coup il fait quoi ?
– La méthode Coué, ou à peu près. Il se pose des poches de glace sur le ventre se bourre d’antibiotiques en priant pour ça passe, mais macache. Le 30 au matin, après une nuit passée à dégueuler tripes et boyaux, Rogozov reprend son stylo avec un tout petit moral : « Je n’ai pas du tout dormi (…). Ça faisait un mal du diable ! Une tempête de neige fouettait mon âme en gémissant comme une centaine de chacals. Toujours pas de symptômes évidents que la perforation est imminente mais un pressentiment m’oppresse ».
– La perforation ? ll se croit dans Alien ?
– Une péritonite, et c’est déjà pas mal. En cas d’appendicite, Sam, il vaut mieux tout faire pour éviter la rupture ou la perforation de l’appendice. Si ça lâche, tous les agents inflammatoires et les bactéries stockés dans l’appendice se répandent dans la cavité abdominale avec le bel enthousiasme juvénile d’une horde de gosses quand on sonne l’heure de la récréation.
– N’en dis pas plus, j’en tremble rien qu’à l’idée.
– Le hic, c’est que personne n’a l’ombre des compétences nécessaires pour opérer Rogozov.
– A part Rogozov, hahaa.
– Oh tu peux rigoler. C’est exactement la conclusion à laquelle il arrive.
– Hein ?
– La force du vent rend impossible toute perspective d’évacuation. En l’absence de soins adaptés, l’issue d’une péritonite ne fait guère de doute et claquer d’une péritonite, crois-moi, ce n’est pas une mort sympa… Conclusion : « La seule solution est de m’opérer moi-même ».
– Oh merde…
– La bonne nouvelle, c’est que les compagnons de Rogozov sont débrouillards. Grâce aux consignes du malade qui les guide entre deux vomissements, ils transforment une chambre de la station en bloc opératoire improvisé.
– Comment ça, improvisé ?
– Ben c’est rustique, oui. Du coup ils bricolent un champ opératoire avec un lit, deux tables, et une lampe de chevet en guise d’éclairage. Ils stérilisent aussi tout ce qu’ils peuvent à l’autoclave, des instruments au linges de lit.
– Autoclave, c’est une arme de Goldorak ça ?
– Nan, c’est…pour nettoyer et stériliser.
– Tout ça pendant que Rogozov est sub-claquant ?
– Fiévreux, disons. Ce qui ne change rien à son calme remarquable vu les circonstances. C’est lui qui organise le fonctionnement de l’équipe : un camarade pour lui passer les instruments, un autre pour éclairer le champ et lui permettre de contrôler ce qu’il fait à l’aide d’un miroir, et un troisième en réserve, au cas où les deux autres décideraient de tomber dans les pommes. Sur la table de chevet, des seringues d’adrénaline sont prêtes, à toutes fins utiles.
– Bon ben y a plus qu’à…
– Voilà. Après tout, s’ouvrir soi-même le bide en voyant une vision inversée de ses mouvements dans une lumière de merde, quoi de plus fun ?
– Concrètement, pardon, mais ça se passe comment ?
– Rogozov choisit de rester en position semi-allongée, la hanche droite un brin surélevée. Il décide aussi de ne pas porter de gants.
– Hein ?
– T’étouffe pas comme ça, on lui lave évidemment soigneusement les mains – et puis c’est un calcul bénéfices-risques : il estime avoir de meilleures chances de s’en sortir s’il son sens du toucher est à son top.
– Et voilà comment tout est fin prêt le 1er mai 1961, autour de 2 heures du matin.
– Paye ton jour férié.
– Je vais spoiler un peu mais ce n’est pas grave : Rogozov s’en est tiré, ce qui lui permettra plus tard de s’amuser un peu en racontant la scène : « Mes pauvres assistants… Au dernier moment, je les ai regardés. Ils se tenaient là dans leur blanc chirurgical, plus blancs que blancs eux-mêmes. Moi aussi, j’avais peur. Mais quand je me suis fait la première injection je suis passé automatiquement en mode opératoire, et à partir de là, je n’ai plus rien remarqué d’autre ».
– Il s’est injecté quoi ?
– De quoi endormir la zone, chaton, ça peut être utile quand tu te découpe le bide en lanière.
– Ah tiens, oui.
– Rogozov s’injecte un anesthésique local et commence par inciser sa propre paroi abdominale sur une douzaine de centimètres.
– Oh mais bordel.
– Oh ben pour un chirurgien, c’est presque la routine, mais quand ça concerne tes propres abdominaux, c’est sans doute un poil différent. Ceci dit et sans aller jusqu’à dire qu’il sifflote en travaillant, il avance comme prévu pendant une trentaine de minutes avant de faire une erreur.
– COMMENT CA UNE ERREUR ON NE VEUT PAS D’ERREUR.
– « En ouvrant le péritoine, j’ai blessé l’intestin aveugle et j’ai dû le recoudre ».
– C’est pas bon, c’est ça ?
– Pas trop, non, parce que ça se met à pisser le sang de partout. Et comme il n’y voyait déjà pas grand-chose, il se met un peu à patauger des doigts dans ses propres tripes.
– Eurgh.
– Pire encore : l’hémorragie est importante, ce qui affaiblit d’autant plus Rogozov qu’il doit régulièrement se redresser pour mieux voir ce qu’il fait. En sueur, épuisé, il s’accorde quelques secondes toutes les quatre ou cinq minutes avant d’enfin localiser son appendice préféré. Avec la petite surprise du chef.
– Je vais m’évanouir.
– Je te ferai respirer des sels. Le truc pas prévu, c’est… Ecoute je vais le citer : « avec horreur, je remarque une teinte noirâtre à sa base. Ce qui signifie qu’un jour de plus et il éclatait. (…) Mon cœur s’est grippé, mes mains ressemblaient à du caoutchouc. J’ai pensé que ça allait mal finir ».
– MOI AUSSI.
– Meuh non, je t’ai dit qu’il s’en était tiré. A la volonté, Rogozov reprend ses esprits et continue. Le temps de procéder à l’ablation, d’appliquer des antibiotiques dans la cavité péritonéale et de faire un petit peu de couture pour refermer ce merdier, il peut enfin se reposer après une heure et 45 minutes d’une intervention hors du commun. Le premier acte auto-chirurgical pratiqué en plein désert polaire, sans aucune assistance médicale professionnelle.
– Il a dû bien en chier…
– Pas tant que ça. Cinq jours après, sa température est redevenue normale. Une semaine plus tard, il a pu ôter les sutures de la plaie cutanée en cours de cicatrisation. Et à la mi-mai à peine, il a pu reprendre son travail pendant près d’un an avant d’être enfin relevé, avec l’arrivée d’une nouvelle équipe.
– Sacré parcours.
– Que le Kremlin s’est évidemment empressé de célébrer, tu te doutes bien.
– L’opération de propagande après l’opération chirurgicale.
– Oh l’Ouest aurait sans doute fait exactement la même chose, tu sais. Mais effectivement : Rogozov est décoré de l’Ordre du Drapeau Rouge du Travail – la plus haute récompense pour un civil pendant que la Pravda chante ses mérites et le compare à une autre figure des années 60, Gagarine, comme lui âgé de 27 ans et comme lui issu de la classe ouvrière.
– Pas de raison de se priver.
– Moui, sauf que Rogozov s’en tamponne le coquillard et décide de fuir les honneurs à la première occasion. Il regagne rapidement sa clinique de Leningrad, ville qu’il ne quittera plus.
– Oh ben il en avait peut-être soupé, là.
– Vi. Il a terminé sa thèse, consacrée si tu veux le savoir à l’exploration de nouvelles méthodes opératoires dans le traitement du cancer de l’œsophage. Ironie un peu moche, c’est un autre crabe, au poumon, qui finit par l’emporter en 1990, après une intervention chirurgicale qui n’aura pas suffi à lui sauver la mise.
– Il laurait dû la tenter tout seul.
– Ben ça visait à lui enlever un gros bout de poumon, quand même.
– Eurgh.
– C’est une manie, décidément.
One thought on “Tripes advisor”
Bonjour,
j’adore votre humour et la manière de raconter ces drôles d’histoires et j’espère en lire encore beaucoup.
J’ai juste 2 commentaires à faire sur celle-ci :
1/ L’arrivée de Leonid se fait en décembre, c’est l’été sur place et il fait jour 24h/24.
2/ Quand à sa mort elle a lieu en 2000.