Un assassin peut en cacher un autre
– Il a quand même eu un sacré pot, Kennedy.
– John Kennedy ?
– Oui.
– John Fitzgerald Kennedy ?
– Oui.
– Le Kennedy qui s’est fait climatiser la boite crânienne en 63 ?
– … Oui, je vois ce que tu veux dire. Il n’a pas spécialement eu de pot ce jour-là, d’accord. Je te parle de l’autre type.
– Quel autre type ?
– L’autre type qui a tenté de tuer Kennedy.
– Un autre type a tenté de tuer Kennedy ?
– Oui. Mais heureusement, un bébé de deux semaines l’a sauvé d’un méchant postier.
– Soit je te fais interner, soit tu t’expliques.
– La réponse B. Bon : la mort de Kennedy, tout le monde voit bien. 22 novembre 1963, Dallas, la Dealey Plaza, le 5e étage du dépôt de livre, le président touché à la tête sur la 313e des 486 images du film de Zapruder, Jackie dans son tailleur rose qui rampe sur le coffre noir de la Lincoln Continental…
– Quand j’y repense, ce n’était pas peut-être pas l’idée du siècle de rouler en Lincoln, pour un président américain.
– Huhu. Bon, ça, c’est 1963. Mais d’un certain point de vue, ça aura été trois ans de rab’ pour JFK qui n’a bien failli ne jamais mettre le pied dans le Bureau ovale pour l’excellente raison qu’il est passé à rien de se faire vaporiser du côté de Palm Beach, en décembre 1960.
– Hein ?
– Oui. Tout le monde a oublié cet épisode et Kennedy lui-même n’a su qu’après coup ce qui avait bien failli lui arriver. De toute façon, il avait autre chose en tête. Et avant que tu fasses la vanne : non, effectivement, ce n’est pas une balle de 6,5 mm. Enfin pas encore.
– Raconte.
– Yes sir. Kennedy n’est pas encore à la Maison blanche, à ce moment-là. Président élu, il se prépare à prêter serment le mois suivant, en janvier 1961, et donc à succéder à Dwight Eisenhower pour devenir le 35e président américain. Kennedy est démocrate, ce qui n’est pas neuf, mais c’est aussi l’un des présidents les plus mal élus de l’histoire du pays avec à peine 0,2 % d’avance sur Richard Nixon au niveau fédéral. 0,2 %, c’est 120 000 voix.
– On en connait qui ont le cul bien au chaud à Washington avec 2,8 millions de voix de moins que leur adversaire, tu me diras.
– Les joies du mode de scrutin américain. En tout cas, Kennedy a gagné d’un souffle et ça, ça en met plus d’un en rogne, à commencer par Richard Paul Pavlick.
– Connais pas.
– Il est pourtant passé tout près de devenir aussi connu que Lee Harvey Oswald. En décembre 1960, Richard Pavlick est un ancien postier de 73 ans qui a tout du retraité américain typique avec ses cheveux blancs et son teint brique.
– Laisse-moi deviner : ce n’est pas un retraité américain typique.
– Pas trop, nan. Quand je dis qu’il est en rogne, il est vraiment en rogne. Bon, pour être tout à fait honnête, ce n’est pas nouveau et il n’a jamais fallu beaucoup pousser Pavlick pour le voir faire une grosse colère. Tous ceux qui ont eu l’occasion de le connaître un peu le diront par la suite : être en pétard, c’est une seconde nature pour l’ancien postier, au moins depuis qu’il est revenu des champs de bataille de la Première guerre mondiale, ce qui commence à dater, en 1960.
– Le vieil homme est amer, quoi.
– … Il est même enragé contre à peu près tout, un peu tout le temps et le plus fort possible. C’est le genre de pénible professionnel capable d’envoyer des dizaines de lettres furibardes à la Compagnie des eaux de la petite ville où il passe sa retraite, en Nouvelle-Angleterre, au prétexte qu’elle empoisonne l’eau courante. C’est aussi le genre à piquer des colères noires dans les bureaux de poste sous prétexte que le drapeau américain n’est pas correctement fixé au mur, quitte à agiter un flingue à l’occasion, histoire bien se faire comprendre. Bref, c’est un homme qui n’est guère apprécié, un de ces râleurs qu’on sent dangereux, toujours à deux doigts de devenir incontrôlables. Le genre de gars dont tu t’éloignes avant que ça ne parte en burette, quoi.
– Et pourquoi il en veut à Kennedy, ce brave garçon ?
– Oula, y a de quoi remplir tout un cahier de doléances. La fortune du clan Kennedy, déjà, ça ne passe pas : depuis le 3e jeudi de novembre 1960, date de l’élection, Pavlick répète que Kennedy a acheté l’élection grâce à la fortune de son père Joe, le patriarche du clan. Et puis y a le côté grand bourgeois bostonien, qui ne passe pas. JFK, c’est l’incarnation même de l’intelligentsia de la Nouvelle-Angleterre, la upper crust bostonienne, snob, menaçante et bien évidemment gauchiste, du point de vue de Pavlick, à la limite du communisme.
– Me rappellerait presque des débats actuels.
– Oui, hein ? Mais surtout, surtout, Kennedy est catholique, ce qui est une grande première dans un pays majoritairement protestant.
– Et une grande dernière aussi, aux dernières nouvelles.
– Sauf si Joe Biden est élu, ce qui en ferait le deuxième président catholique et irlandais d’origine de l’histoire des Etats-Unis. Bref, impardonnable pour Pavlick qui répète depuis des mois et à qui veut l’entendre que Kennedy est vendu au Pape et au Vatican, autant dire à l’ennemi et au démon qu’il faudrait bien quelqu’un tue ce type.
– Ah tout de même.
– Nan mais c’est la faute aux réseaux sociaux, tu sais, les discours radicaux. Bref : dès les premières heures qui ont suivi l’élection, Pavlick en est venu à la conclusion que ce quelqu’un, ce serait lui. Quitte à y rester.
– On n’assassine pas un président comme ça, quand même.
– Un président élu, Sam. Il n’a pas encore tout le Secret Service pour le protéger et les règles de sécurité sont de toute façon beaucoup moins strictes qu’aujourd’hui. Et puis Pavlic est plus occupé qu’un jeune chiot dans un tas de feuilles. En quelques jours, il vend sa maison, coupe les ponts avec les rares personnes qu’il fréquente et part à la poursuite de JFK, dont il suit les déplacements grâce à la presse.
– Ben justement ça fait quoi, un président élu ?
– J’imagine que ça bosse, mais ça se repose aussi, les campagnes américaines sont réputées crevantes. Début décembre, Kennedy est en Floride avec sa famille, à Palm Beach ; Jackie, évidemment, et ses deux enfants.
– Une bonne destination pour prendre le soleil en plein hiver, ça, la Floride.
– C’est peut-être l’objectif des Kennedy, beaucoup moins celui de Pavlick qui n’est pas venu là pour se tartiner le lard sur la plage. Le 11 décembre à 10 heures, il est fin prêt. Bon, faut dire que son plan ne fait pas franchement dans la dentelle.
– Ah, la tactique Obélix.
– Quelque chose comme ça. Pavlick n’ayant pas la moindre intention de survivre à l’attentat, ça simplifie un peu les choses. Il a truffé le coffre de sa vieille Buick de bâtons de dynamites, tous connectés au détonateur qu’il tient dans la main. Son plan consiste à percuter la voiture de JFK dès que celui-ci sortira pour assister à la messe du dimanche, en faisant tout péter.
– Ah oui, ce n’est pas franchement… machiavélique, quoi.
– Ah ben c’est américain, quoi, ce n’est pas la première fois qu’on pointe ici leur manie de vouloir régulièrement résoudre des trucs à grands coups d’explosifs. Et Pavlick, qui estime n’avoir plus grand-chose à attendre de l’existence, y voit un sacrifice indispensable pour sauver le pays.
– N’empêche qu’il en a réchappé, Kennedy. Qu’est-ce qui a foiré ?
– Le bébé.
– Le bébé a foiré ?
– Non. Le plan a foiré çà cause du bébé.
– Mais quel bébé?
– Celui de Kennedy, en l’occurrence : John-John, le môme que tout le monde verra trois ans plus tard saluer devant le cercueil de son père.
– Celui qui s’est tué dans un accident d’avion ?
– Lui-même, en 1999, même s’il n’a pas fait tout à fait que ça de son existence. Là, il est surtout occupé à baver suavement dans les bras de son président de père, vu qu’il n’a même pas deux semaines.
– Et il fait quoi, un rototo mortel dans la gueule de Pavlick ?
– Ben non, mais Pavlick a ses limites, quand même. En voyant que Kennedy sort avec sa femme, la petite Caroline et John-John, il hésite. Tuer le président dans un attentat suicide, c’est une chose. Assassiner sa famille et massacrer un nouveau-né ? Impossible, même pour lui. Pavlick renonce – du moins pour aujourd’hui. Le mec sort tout droit d’un Stephen King, hein, catégorie psychopathe obsessionnel. Il a le temps pour lui. Demain, après-demain… Il suffit de ranger la vieille Buick le long du trottoir ensoleillé. Et d’attendre.
– Raaaaah ça fait flipper.
– Enfin ce n’est pas comme s’il y avait une once de suspense, Sam, c’est comme quand tu regardes Titanic, tu te doutes qu’il va y avoir un gros glaçon dans l’équation. Si Oswald a réussi, c’est que Pavlick a échoué.
– Oui mais comment ?
– Le détail marrant, c’est que ça s’est joué à plusieurs milliers de kilomètres de la Floride. Et après un bébé de trois semaines, c’est à un postier attentif que Kennedy devra la vie : Thomas Murphy.
– Il n’a pas inventé une loi, lui ?
– Ce n’est pas le bon Murphy, mais ceci dit, ça colle étonnamment avec le principe que si quelque chose peut merder, ça va merder – enfin en se plaçant du point de vue de Pavlick. Murphy est le postier en chef de Belmont, la petite ville du New Hampshire où Pavlick s’était installé au moment de prendre sa retraite.
– Et ils se connaissent ?
– Pas au point d’être intimes, non. Mais Pavlick est lui-même un ancien postier. Et c’est peut-être une forme d’estime professionnelle qui le pousse à envoyer régulièrement des cartes postales à Thomas Murphy. De simples cartes où il griffonne quelques mots, toujours liées à ses petites obsessions : la compagnie des eaux, la fin des valeurs de l’Amérique à cause de tous ces hippies et de tous ces communistes, etc. Et c’est tellement violent qu’au lieu de les balancer à la corbeille, le chef postier s’intéresse aux timbres collés sur les missives que lui adresse Pavlick.
– Oh…
– Oui, ça s’appelle l’intuition du siècle. Un réflexe professionnel, peut-être, mais quand même. Et il repère un truc curieux : les cartes postales suivent les déplacements de John Fitzgerald Kennedy. Pavlick va partout où va le président élu.
– Oui enfin de là à se dire que…
– Ben il y a tout de même une phrase qui déclenche les gyrophares : « tu vas entendre bientôt parler de moi, et pas qu’un peu ». Il n’en faut pas plus à Thomas Murphy, qui décide que ça pue quand même un peu. Il contacte un policier du commissariat voisin qui le prend suffisamment au sérieux pour contacter les autorités. Rapidement, le FBI s’en mêle et envoie une alerte en Floride, avec le signalement de Pavlick et le numéro de plaque de sa voiture : BI 606.
– Vu le nombre de voitures qui circulent dans Palm Beach, ce n’est pas un peu maigre ?
– La chance va encore servir Kennedy. Enfin, la chance et une petite erreur de Pavlick. Deux jours après sa première tentative, exaspéré d’avoir à nouveau attendu pour rien, le vieil homme traverse la voie centrale de l’avenue où logent les Kennedy.
– Ohalala oui, quelle infraction.
– Figure-toi que ça suffit à attirer l’œil d’un motard de la police qui a le temps de relever la plaque d’immatriculation. Et Qui tombe de l’armoire en apprenant que la vieille Buick poussiéreuse qui vient de franchir une ligne blanche est celle d’un type qu’on soupçonne de vouloir buter le président.
– Game over.
– Oui. Pavlick est arrêté le 15 décembre. Dans son coffre, le FBI retrouve suffisamment de dynamite « pour faire sauter une petite montagne », d’après les termes du communiqué officiel repris dans une dépêche de l’Associated Press qui résume sobrement les faits : « Richard Pavlick, 73 ans, a été inculpé par les services secrets pour avoir eu l’intention de se transformer en bombe humaine et de faire exploser Kennedy et lui-même. » Et tu sais le plus beau ?
– Non ?
– Tout le monde s’en cogne, côté médias. L’histoire passe totalement inaperçue, éclipsée par l’annonce d’un crash aérien dans Brooklyn, 136 morts tout de même.
– Il est devenu quoi, Pavlick ?
– Il a probablement pu écouter l’arrivée de Kennedy à la Maison Blanche depuis la radio de l’hôpital psychiatrique où on l’a flanqué dans l’attente de son procès, en janvier 1961. Et il comme il a été jugé irresponsable de ses actes après avoir été examiné par des psychiatres, il est resté interné jusqu’au 13 décembre 1966, trois ans après la mort de Kennedy.
– On imagine qu’il na pas du verser d’énormes larmes.
– Non, mais ça ne l’a pas calmé non plus. Quand il est sorti, il avait 79 ans. Et pendant des années, tu sais ce qu’il s’est amusé à faire ?
– Il a essayé de buter Bob Kennedy ?
– Nan. Il s’est régulièrement garé le long du trottoir devant la maison du postier qui l’avait dénoncé.
– Oh putain.
– Comme tu dis, mais sans dynamite. Et comme c’est un droit de l’homme de garer sa bagnole où il veut, le pauvre Thomas Murphy a dû vivre avec la peur jusqu’en 1975, quand Pavlick a fini par casser sa pipe dans l’indifférence générale.