Végétarisme mortel

Végétarisme mortel

– Ben dis donc, c’est comme ça que tu bosses ?

– Oh, ça va. Je prends une pause.

– A regarder des rivages lointains, pour t’évader ?

– Je prépare mes vacances.

– Saine occupation, j’en conviens.

– Je sais que ça peut paraître paradoxal après des mois d’isolement contraint, mais j’ai envie de partir dans un endroit tranquille, isolé. Non pas tant de tout le monde que du monde, tu vois ? Donc je dois avouer que l’île à peu près déserte et battue par les vents, avec pour seuls compagnons quelques animaux sauvages et le bruit des vagues…

– Ah.

– Ouais, un endroit où on me foutra une paix royale. Où il ne viendrait même à personne l’idée de venir me déranger.

– Alors je peux te proposer…

– Je te vois venir : Maui, Kauai, Tavarua, ou quelque chose du genre.

– Non, je pensais plus à l’île de Gruinard, pour toi.

– Gruinard ? C’est quoi ce nom encore, c’est tout ce que tu as trouvé pour me faire rêver ?

– Ce n’est pas moi qui l’ai baptisée. Gruinard Island, sur la côte ouest de l’Ecosse. Environ 2 km², inhabitée, toute en falaises et en herbe.

Voisin le plus proche : qu’est-ce que vous entendez par proche, exactement ?

– Hé, mais ça m’a l’air pas mal. Ecosse, tu dis ? Très bien ça, c’est pas trop loin, et pas de risque d’insolation. Allez, je me renseigne.

– Non, attends. En vrai je pense que…écoute, tu me tapes un peu sur les nerfs à l’occasion, mais je ne t’enverrais quand même pas à Gruinard.

– Ha, je m’en doutais ! Y’a un vice caché ?

– Possible.

– C’est quoi ? Des avions qui passent au-dessus toutes les deux minutes ?

– Non.

– C’est un volcan qui donne des signes de réveil ?

– Non.

– Elle est colonisée par une espèce animale agressive ?

– Non. A ma connaissance tu n’y trouverais que des oiseaux, des lapins, et des moutons. Normaux et tout. Et peut-être, aussi, éventuellement, sans doute pas mais on ne peut être absolument complètement certain, du charbon.

– Du charbon ?

– Oui.

– Et ben parfait, y’a des moutons et du charbon on peut la rebaptiser Méchoui Island.

– Euh, non. Pas ce type de charbon.

– Quel type alors ?

– Des spores. Des spores de bacille. Des spores de bacille du charbon.

– Ha. C’est moins vendeur. Mais enfin, pourquoi il y aurait plus spécifiquement du bacille du charbon sur cette île en particulier ?

– Parce que Gruinard a eu une histoire un peu spéciale ces dernières années. Qu’est-ce que tu sais du bacille du charbon ?

– C’est pas très très bon pour la santé.

– Tu as bien mérité ta nomination pour l’euphémisme de l’année. C’est une infâme saloperie. Le bacille, c’est-à-dire la bactérie, se trouve dans le sol sous forme de spores. Ces dernières sont particulièrement résistantes : à la chaleur, au desséchement, aux acides comme au bases, à la pression. Elles restent ainsi viables pendant des décennies voire des siècles. Jusqu’au moment où elles rentrent en contact avec un organisme.

– Ca se chope comment ce machin ?

– On peut l’attraper comme le tétanos, c’est-à-dire par contact, à travers une plaie. C’est la forme cutanée. Elle se manifeste par une infection sévère, qui se traduit notamment par des marques noires sur la peau, d’où le nom de maladie du charbon. A noter qu’en anglais elle s’appelle anthrax, ce qui renvoie aussi à l’anthracite, donc au charbon, mais qu’en français l’anthrax est une autre maladie dermatologique causée par un staphylocoque. Ca prête d’autant plus à confusion qu’on parle de plus en plus de l’anthrax pour désigner l’agent pathogène bacille du charbon utilisée comme arme.

– Pourquoi faire simple…

Et pour les métalleux ça peut devenir encore plus compliqué.

– La maladie du charbon sous forme cutanée est particulièrement dangereuse. Sans traitement, environ un malade sur cinq y reste.

– Diantre.

– Attends, c’est la forme bénigne. La forme gastro-intestinale, quand les sujets ingèrent les spores, est fatale à plus ou moins 60 %.

– Ah oui, il est beaucoup plus énervé le bacille, d’un coup.

– Il peut encore faire pire. A savoir la forme respiratoire. Avec les « bonnes » souches, les spores inhalées peuvent atteindre des taux de mortalité de l’ordre de 95 %. A fortiori quand les traitements ne sont pas pleinement efficaces. Comme par exemple dans l’entre-deux-guerres.

– C’est quoi le mot que tu as dit ? Une infâme saloperie ? Ca me paraît adapté.

– Raison pour laquelle le bacille du charbon a très rapidement attiré l’intérêt des militaires. Ils ont commencé à travailler sur son utilisation pour la guerre chimique dès la Première Guerre, et à partir de là le bacille fait l’objet de recherches pour en faire une arme. Ce qui nous amène au début des années 40. Au tout début en fait, à l’été 40. Pas la meilleure période pour la Grande-Bretagne.

– Ah ben non, elle se prend de plein fouet tous les efforts de l’armée allemande et le Blitz qui va avec. L’objectif d’Hitler est simple, il veut à terme débarquer et envahir l’île.

– Voilà. Churchill donne alors l’ordre aux équipes de Porton Down de travailler sur le développement d’armes au charbon. Enfin à l’anthrax, c’est pas des armes qui fonctionnent avec du…

– J’avais compris. C’est quoi Porton Down ?

– C’est le laboratoire biologique/bactériologique du ministère de la Défense britannique. Et tu as ma parole, on y reviendra plus en détail une prochaine fois. Mais pour l’instant, tout ça nous emmène sur l’île de Gruinard.

– Parce que ?

– Parce qu’en raison de sa situation et de l’inexistence de sa population, ce gros rocher apparaît comme un lieu idéal pour mener des tests grandeur nature. Travailler en laboratoire pour isoler les souches de charbon les plus virulentes et mettre au point des bombes, c’est bien, mais à un moment faut voir ce que ça donne en plein air.

– Et autant pas faire ça en pleine agglomération.

– Voilà. C’est l’histoire d’Anthrax Island, comme l’appellera plus tard la BBC. Le gouvernement réquisitionne Gruinard, pour pouvoir vérifier en conditions réelles si les bacilles résistent à l’explosion d’une bombe qui aurait pour vocation de les répandre, et conservent alors leur potentiel de contamination.

– Mais, en conditions réelles, c’est-à-dire ?

– Ils vont les essayer sur des moutons. 80 au total, à l’occasion de deux essais menés pendant les étés 42 et 43. Pour tester deux types de bombe, de 15 et 2  kg. Les bêtes sont attachées sous le vent après détonation de l’engin. Et c’est un succès, elles meurent toutes en quelques jours. Si tu veux, le ministère a déclassifié dans les années 80 un film sur l’opération.

– Je ne suis pas sûr, merci.

– Toujours est-il que les équipes se retrouvent maintenant avec un paquet de moutons morts sur les bras. Il est évidemment hors de question de récupérer la viande, qui est contaminée, et il faut se débarrasser des cadavres sans prendre de risque. Maintenant et pour plus tard. Les carcasses sont donc balancées d’une falaise, et cette dernière est ensuite dynamitée pour les ensevelir.

– Pour une fois je suis totalement favorable à l’absence de subtilité pour se débarrasser de cette cochonnerie.

– Tu n’as pas tort, parce que quand j’ai dit que le bacille du charbon était résistant, ce n’était pas qu’une façon de parler. Il se trouve, peut-être précisément en raison de l’utilisation d’explosifs, qu’une carcasse se retrouve à la mer. Elle dérive jusqu’à la côte écossaise, qui n’est jamais qu’à un kilomètre, et finit sur une plage. Là, un chien tombe dessus. Non seulement il se contamine, mais il passe également la maladie à 7 vaches, 2 chevaux, 3 chats, et plus de 50 moutons. Heureusement, aucun humain. Tous meurent. Le gouvernement s’empresse d’acheter le silence des propriétaires, et la vérité sur la cause des morts restera secrète jusque dans les années 80.

– Ca fait plus de 60 bestioles à partir d’un chien. C’est terrifiant.

– C’est le mot. Pour le gouvernement britannique, les bombes au charbon constituaient une sorte d’arme ultime, dont il n’envisageait l’utilisation qu’en dernier recours, en particulier si le Troisième Reich lançait effectivement une invasion terrestre. Dieu merci, il n’a jamais été nécessaire d’en arriver là. Pour autant, les autorités n’en avaient pas fini avec Gruinard.

– Comment ça ?

– L’idée était de décontaminer Gruinard après la guerre, puis de la rendre à ses propriétaires. L’île est inhabitée, mais elle a des propriétaires. Plusieurs tentatives sont menées, mais en 1946 ce plan est abandonné. Parce que c’est compliqué de purger le sol des spores.

« J’ai dit pas de spores. »

Le gouvernement achète l’île et en interdit l’accès. Avec des panneaux indiquant qu’elle est propriété du gouvernement, fait l’objet d’expérimentation, et que le sol est contaminé à l’anthrax.

« Monsieur l’agent, y’a pas marqué camping interdit. »

Le gouvernement promet néanmoins de revendre l’île aux propriétaires, pour 500 livres, si une méthode de décontamination sûre et efficace était trouvée.

– Je leur conseille d’être patients.

– Entre 1947 et 1968, les équipes de scientifiques prélèvent régulièrement des échantillons. Qui confirment la présence persistante de spores, sans aucun signe de disparition. En 1979, la gestion de l’île est confiée au Chemical Defense Establishment, mais la situation n’évolue guère, jusqu’en 1981.

– Il se passe quoi en 1981 ?

– Un scénario de film. Plusieurs journaux reçoivent des lettres à l’entête d’une mystérieuse opération Dark Harvest, Moisson Noire. Les membres du Dark Harvest Commando of the Scottish Citizen Army, le Commando Moisson Noire de l’Armée Citoyen Ecossaise, exigent que le gouvernement fasse le nécessaire pour décontaminer l’île. Ils disent compter parmi leurs membres des microbiologistes de deux universités, qui se sont rendus sur l’île avec l’aide de locaux et ont prélevé des échantillons de sol. 140 kg d’échantillons, quand même.

– Ils sont allés à la plage avec une grosse pelle et un gros seau.

– Les lettres menaçaient de laisser des échantillons de « seeds of death », de graines de mort, « à des endroits appropriés pour que l’indifférence gouvernementale cesse rapidement et que le public soit de la même façon vite éduqué à ce sujet ».

– Moisson noire, graines de mort, ça me donne des idées.

« Nous sommes Dark Harvest Commando, et voici un morceau de notre dernier album, Seeds of Death ! »

– En attendant, le jour même, un colis contenant environ 5 kg de terre est laissé à l’entrée du complexe de Porton Down. Les analyses confirment qu’il contient des spores de bacille du charbon.

– Sérieusement ?!

– On n’a manifestement pas affaire à des rigolos. Quelques jours plus tard, un autre colis est déposé à Blackpool, près du lieu de la conférence annuelle du Parti conservateur. Il ne contient pas de spores, mais le sol est similaire à celui de Gruinard.

– Soit deux colis de 5 kg, c’est ça ?

– C’est ça. Si les membres de Dark Harvest disaient vrai, il leur reste 130 kg d’échantillon, qui n’ont jamais été retrouvés. Ils n’ont pas mené d’autres actions, mais à partir de 1986 le gouvernement lance des opérations de nettoyage à grande échelle de l’île. On pulvérise de l’herbicide, puis on brûle ce qui reste. Des tonnes des sols les plus contaminés sont prélevées, et 280 tonnes de formaldéhyde (formol) sont injectées dans les sols de l’île, à raison de 50 litres par mètre carré, une quantité validée lors d’essais menés en 1983.

– Faut ce qu’il faut.

– Tu ne crois pas si bien dire, tout ce protocole est appliqué deux fois. Fin 1987, les analyses ne détectent plus aucune spore. On fait encore des prélèvements sur les lapins sauvages, qui sont négatifs. Puis des moutons sont réintroduits. Ils survivent, et la quarantaine est finalement levée le 24 avril 1990. L’île est effectivement revendue aux héritiers de ses propriétaires le 1er mai, pour 500 livres. Le coût des opérations de décontamination est estimée à environ 200 fois plus.

– Eh ben. Tout ça pour deux essais sur une petite île.

– Imagine s’il y avait eu utilisation effective pendant le conflit. Outre les morts, des zones inhabitables. Et puis les champs.

– Les champs ? A mon avis, si les Britanniques avaient bombardé l’Allemagne, ils auraient plutôt visés des zones les densément peuplées, logiquement.

– Hein ? Ah oui. Non mais je parlais de l’autre opération qu’ils avaient dans les tuyaux.

– Comment ça l’autre opération ?

– Ben oui. Je t’ai dit que les équipes de Porton Down avaient travaillé sur des bombes de dispersion de bacilles, dans l’hypothèse d’une invasion.

– Oui, oui tu l’as dit.

– Ben, euh, disons que c’était pas leur seul plan.

« On vous connaît, si on vous dit tout vous allez encore vous inquiéter. »

– Ok, je suis pas sûr de vraiment vouloir savoir, c’était quoi leur autre projet ?

– Un truc terrible.

– Je me doute.

– Non, je ne crois pas. Vraiment ignoble.

– Mais encore ?

– Terrifiant.

– A savoir, tu vas cracher le morceau oui ?

– Une horreur absolue. L’Opération Végétarien.

– Voilà qui laisse en effet présager l’une des entreprises les plus noires de l’histoire de l’humanité.

– Le mot est faible. Tu te souviens de ce qu’on a dit sur les modes de contamination du charbon : cutanée, alimentaire, et respiratoire. Si tu manges des spores, non seulement ça risque fort de finir très mal pour toi, mais en plus ta chair elle-même sera contaminée dangereuse.

– Oui mais enfin…

– Je suis d’accord, il y a en principe peu de chance que quelqu’un veuille te boulotter. Mais souviens-toi des moutons de Gruinard. L’idée de base du Projet Végétarien, c’était de larguer, par bombardier, des tourteaux d’alimentation du bétail, en VO cattle cakes, sur les champs et pâtures allemands. Non seulement les bêtes contaminées meurent alors en quelques jours, de même que beaucoup de ceux qui sont rentrés en contact avec elles et les tourteaux, mais la viande est foutue. En plus de toutes ces pertes humaines, animales, et alimentaires, tous les consommateurs vont se détourner de la filière par peur de la contamination. La population va alors devenir de fait largement végétarienne, ce qui réduit la nourriture disponible et affecte son moral.

– Une affreuse réaction en chaîne.

– Une malédiction biblique tombée du ciel et qui se répand à travers le pays.

– Les équipes de Porton commandent de quoi fabriquer 5 millions de tourteaux, d’environ 2,5 cm de diamètre pour 500 g. Le ministère de l’Agriculture produit les spores d’anthrax, et une dizaine de fabricantes de savon, uniquement des femmes va savoir pourquoi, est recrutée pour les injecter dans les tourteaux.

– On vous prépare ça à la main, aux petits oignons.

– Pendant ce temps, plusieurs bombardiers sont modifiés et équipés pour des livraisons à domicile à la ferme. L’idée est de lancer l’opération au printemps. Le directeur du département de biologie de Porton Down, Paul Fildes, confirme que les bêtes trouvent et mangent rapidement les tourteaux, et au printemps elles broutent à l’air libre. En 1944, tout est prêt. Le premier largage est prévu dans le nord de l’Allemagne. A raison de 12 bombardiers, qui devaient lâcher chacun 200 tourteaux à la minute, pendant 20 minutes. Tu rajoutes 20 minutes aller, 20 minutes retour, et ça fait une pluie de 48 000 tourteaux au charbon en une heure chrono.

– Ce qui aurait sans doute permis de ruiner la plupart des pâtures du secteur, potentiellement pour des décennies voire plus, au vu de ce qu’a été la décontamination de Gruinard.

– Exactement. Sachant qu’avec 5 millions de tourteaux, les Britanniques auraient encore eu largement de quoi répéter l’opération dans tout le pays.

– Bon, de toute évidence ça s’est pas fait. Pourquoi ?

Ils ont dû changer de livreur au dernier moment, les tourteaux ne sont jamais arrivés.

– Il ne manquait plus que l’ordre du premier ministre. Cependant à l’époque la dynamique de la guerre s’est retournée. L’heure est plus aux perspectives de débarquement en Europe qu’aux craintes d’invasion de la Grande-Bretagne, alors que l’Armée Rouge repousse l’armée allemande. Par ailleurs, les expériences de Gruinard montrent qu’on parle vraiment d’un risque de contamination à très grande échelle, avec des sols inexploitables sur une longue période. Churchill décide donc de laisser l’Opération Végétarien dans un tiroir, et à l’issue du conflit les 5 millions de tourteaux sont détruits.

– Détruits, on est sûr ?

– Ben écoute…

« Promis. »

– Et l’Allemagne n’est pas devenue végétarienne.

– Ils avaient déjà suffisamment souffert comme ça.

3 réflexions sur « Végétarisme mortel »

  1. Effectivement c’est glaçant.

    On connaissait Churchill pour avoir avec succès abandonné le charbon au profit du pétrole pour la Royal Navy juste avant la 1ere guerre mondiale, heureusement finalement qu’il a abandonné le charbon une deuxième fois !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.