Victimes de la mode (1/3)
Premier accessoire : le vert vous va bien au teint
– […] et le tout se termina dans une orgie dont le niveau de débauche est à peine concevable. Oh, je te parle !
– Uh ? Excuse-moi. Je ne faisais pas attention.
– J’ai remarqué.
– Non mais, tu as vu, là-bas ? Le gars, là.
– Oui, et bien ?
– Mais c’est ridicule, ce qu’il porte.
– Mmm, effectivement. Ca ne ressemble à rien.
– Sérieusement, la mode ?
– « La mode est chose tellement laide qu’il faut impérativement en changer tous les six mois. »
– C’est de qui ?
– Quelle importance ? La question est de savoir si c’est pertinent.
– Oui mais c’est pour le principe.
– Karl Lagerfeld.
– Sérieux ?!
– Ou Oscar Wilde, ou Gandhi. Je te laisse le choix.
– Ouais, ben en attendant, si le ridicule tuait, la mode ferait des morts.
– Ah mais mon cher ami, pas besoin de ridicule pour cela.
– Qu’est-ce à dire ?
– Que l’habillement et ses tendances ont copieusement trucidé.
– Copieusement ?
– Tout juste. Laisse-moi te parler du 19ème siècle, cette belle époque pleine de promesses et de progrès, pendant laquelle l’industrialisation et la chimie naissante se sont donné la main pour créer des modes plus mortelles les unes que les autres…
– A ce point ?
– Oh que oui. Parlons un peu d’arsenic.
– Euh, vraiment ?
– Mais oui. Laisse-moi d’abord te dire un mot d’un esprit brillant, Carl Wilhelm Scheele. Carl est un chimiste suédois, à qui nous devons tous quelque chose de particulièrement important, puisque c’est lui qui, en 1772, découvre l’oxygène.
Il est cependant loin de s’arrêter là, puisqu’il met également le doigt sur le chlore, la glycérine, l’acide citrique, ou encore le tungstène. En 1775, il met également au point un oxyde d’arsenic, ou arsénite, sur lequel nous allons nous appesantir un peu. Et puis il meurt à 43 ans en 1786, précisément d’avoir un peu trop mis le doigt sur des substances inconnues.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que dans la grande tradition des gens tout à la fois brillants et à l’occasion d’une stupéfiante bêtise, il a l’habitude de goûter les composés qu’il produit. Ce qui est généralement peu problématique pour les pâtissiers, mais plus pour les chimistes qui travaillent notamment sur les acides, l’arsenic, ou le cyanure. Cependant plutôt que de faire le moindre lien de cause à effet entre ses activités et sa petite forme, il considérait qu’une mauvaise santé était « le mal des apothicaires ».
Mais revenons aux arsénites. Carl a donc mis au point un hydrogénoarsénite de cuivre (sel de cuivre et d’arsenic pour vous autres béotiens), qui présente une fort jolie couleur bleu-vert. Il deviendra connu sous le nom de vert de Scheele, ou vert suédois, au prétexte manifestement bidon que c’est plus facile à retenir qu’hydrogénoarsénite de cuivre.
Le vert suédois sera utilisé comme insecticide et pesticide dans les années 30. 1930. Ce qui est assez logique dans la mesure où il s’agit d’un composé d’arsenic.
– Je ne peux pas m’empêcher de noter une durée de près de 150 ans entre sa découverte et son usage pesticide. J’ai un peu peur de poser la question. Dis-moi qu’entre-temps il fut oublié.
– Ha ha, évidemment pas. Bien avant qu’on se dise que l’arsenic est un poison est qu’il est donc pertinent de l’utiliser comme tel, on choisit plutôt de retenir sa délicate nuance de vert. Et de l’utiliser comme colorant. Il faut dire qu’à l’époque, il n’y avait pas vraiment de colorant vert, la seule solution était de colorer le tissu en bleu puis en jaune. Ou l’inverse. Tout comme la mauvèine, le vert de Scheele constitue donc une véritable révolution.
– Mais on s’en sert pour colorer quoi ?
– Mais tout, mon enfant. Des papiers peints. Mais aussi plus généralement la peinture dont on fait les tableaux. Des bougies, également. Ou encore des tissus, aussi bien ceux dont on recouvre le mobilier que ceux dans lesquels on confectionne les vêtements.
– Seigneur…
– Tu en veux encore?
– Non, pas vraiment.
– Tant pis. Les arsénites peuvent servir aussi pour colorer des jouets pour enfants, ou comme colorants alimentaires. Parce que, au fond, qu’est-ce que le risque de mourir empoisonné par rapport au plaisir de déguster une sucette verte, entre nous ?
– Yolo, quoi.
– Exactement. Dans les années qui suivirent la découverte de Scheele, son pigment est retravaillé et amélioré, mais on parle ici de progrès chromatiques, pas sanitaires. Le résultat est appelé, selon l’endroit et le moment, vert émeraude, vert de Paris, vert de Vérone, ou vert de Schweinfurt. Il est plutôt facile et peu coûteux à fabriquer, en particulier à partir des produits d’extraction minière. Et tellement vert. En conséquence, on le retrouve partout. Puisque que c’est le thème du jour, intéressons-nous donc à ses utilisations textiles. Le vert émeraude sert pour colorer des robes, des chaussures, des gants, ou encore des décorations à motifs floraux à porter dans les cheveux.
Ce qui nous amène à l’histoire de Matilda Scheurer. Matilda était une jeune ouvrière de 19 ans, spécialisée dans la confection de fleurs artificielles. Ce qui signifie que dans son atelier londonien, elle les imprégnait de poudre colorante verte. Un vert brillant et à forte teneur en arsenic. Le 20 novembre 1861, la pauvre Matilda rendit l’âme, non sans avoir copieusement vomi du vert, qui se retrouvait également dans ses pupilles (elle indiquait alors que tout ce qu’elle voyait était teinté de vert), mais également son estomac, son foie, et ses poumons. Et je te passe les convulsions.
– Merci, sans façon.
– En fait, il s’avéra que Matilda avait déjà été victime de nausées à plusieurs reprises au cours des mois précédents. Et aussi que la poudre colorante se retrouvait notamment jusque sous ses ongles, ce qui signifiait concrètement qu’en plus d’en respirer à longueur de journée, elle prenait tous ses repas avec un supplément d’arsenite.
– Miam. Après, je veux pas être cynique, mais les conditions de travail des ouvriers dans le Londres de la révolution industrielle…
– Certes. Pour autant, le calvaire de la pauvre Matilda ayant fait l’objet d’articles de presse, plusieurs organisations philanthropiques se saisissent du sujet. Ce qui conduit entre autres des dames de la bonne société à visiter les ateliers de confection pour dresser un état de la situation. Au titre des constats positifs, l’absence de vermine. Comme quoi la réputation pesticide des arsénites n’est pas surfaite. En fait, c’est…euh…le seul constat positif. Il s’avère sinon que les ouvriers font tous état de nausées et/ou d’infections cutanées diverses là où la poudre verte entre en contact avec leur sueur.
Des analyses chimiques sont réalisées, et il en ressort qu’une robe de bal confectionnée avec du tissu teinté au vert de Paris/Vérone/Schweinfurt répandait en une soirée suffisamment d’arsenic pour empoisonner une douzaine de personnes. Ce qui conduit la presse à parler de la Danse de la Mort.
– En conséquence de quoi la collection printemps/été suivante insista davantage sur le rouge, non ?
– Pas vraiment. Des études et constats similaires furent dressés en France et en Allemagne, ce qui conduit les gouvernements concernés à bannir l’usage des pigments en question, avant tout par souci de ceux qui les travaillaient. Mais pas les autorités britanniques. On trouve état de femmes ayant subi de sévères ulcérations cutanées après avoir acheté des gants verts jusque dans les années 1870.
Il est même possible que les effets de cette période se poursuivent jusqu’à aujourd’hui, puisque la couleur verte a de nos jours encore mauvaise réputation auprès des métiers de la confection. Coco Chanel, qui commença sa carrière quelques années plus tard, en était particulièrement peu fan.
– Faut souffrir pour être belle.
– C’est ça.
A suivre…