Aux origines du jeu de rôle 2/2

Aux origines du jeu de rôle 2/2

(Appel à toutes les unités : le premier épisode est à retrouver ici.)

– DEBOUT LÀ-DEDANS ET QUE ÇA SAUTE.

– Non mais ça va pas, non ?

– SI TU RESORS DE CHEZ MOI, MA LOULOUTE, SI TU SURVIS À MON INSTRUCTION, TU DEVIENDRAS UNE ARME TU DEVIENDRAS UN PRÊTRE DE LA MORT IMPLORANT LA GUERRE ! JE SUIS VACHE MAIS JE SUIS RÉGLO !

– J’étais en plein milieu d’un rêve merveilleux.

– Désolé, mais c’est l’heure de reprendre l’histoire du jeu de rôle.

– Il y avait des palourdes, une balançoire pour enfant et des cafards qui montaient à l’assaut avec des lance-flammes.

– Rappelle-moi combien tu files à ton psy chaque semaine… ? Bien. On en était resté en 1887. Le jeu de rôle n’était encore qu’embryonnaire, mais ses mécaniques actuelles commençaient doucement à se mettre en place. Il est temps de faire un petit bond dans le temps pour croiser Herbert Georges Wells.

– C’est vrai que question voyage dans le temps, il en connaît un rayon, l’ami Herbert [1].

– Oui, mais en l’occurrence, rien à voir avec ses romans. Il se trouve que Wells adorait jouer avec ses mômes : il avait même écrit en 1911 un bouquin entier de jeux conçus pour être étalés sur le sol des chambres d’enfants, Floor Games. C’est dans ce même esprit qu’il commence à écrire les règles d’un jeu finalement édité en 1913 : Little Wars, un titre un poil lourd de sens à un an de la Grande Guerre. Vu d’aujourd’hui, son sous-titre a un côté un rien… polémique : « Un jeu pour les garçons de 12 à 150 ans et pour cette sorte de filles plus intelligentes qui aiment les jeux et les livres pour garçons ».

– C’est sympa pour les autres.

– Voilà. Au-delà d’un sous-titre qui en dit long sur l’époque, le jeu de Wells est un ensemble de règles simples, conçues pour permettre à des gamins de jouer sans arbitre une série de scénarios en s’appuyant sur un loisir qui fait fureur dans les années qui précèdent la grande guerre : les soldats de plomb. Ce n’est d’ailleurs pas le seul écrivain à se lancer dans ce secteur : Robert Louis Stevenson, l’auteur de L’île au trésor, avait déjà imaginé une série de règles en 1898, plutôt destinées aux adultes.

– En gros, Stevenson et Wells ont non seulement fait rêver des mômes partout dans le monde, mais ils ont aussi contribué à la popularité des wargames ?

– Oui. On les aime encore plus, hein ? Wells crée des règles assez classiques mais fait évoluer son système en réalisant qu’une partie des enfants n’utilisent pas les règles de retraite et de reddition. Ils se contentent de chercher la victoire à tout prix, le plus vite possible et de préférence en massacrant tout le monde jusqu’au dernier.

– Faites des gosses, je te jure.

– Oh crois-moi, je connais des joueurs de 40 ans passés qui… bref. Wells va trouver une astuce pour gagner en réalisme : la campagne.

– Explique.

– Au lieu de jouer une seule bataille, tu joues une guerre. Et ça, ça pousse à ne pas t’acharner à gagner mais à sauver ce qu’il est possible de sauver quand tu sens que ça tourne au vinaigre. Pour y inciter les gamins, Wells invente un système de points : chaque bataille a bien un vainqueur et un vaincu, mais la victoire n’est pas définitive ; celui qui réussit à contrôler le niveau de dégâts reçoit une sorte de bonus défensif, sous forme de points à redistribuer avant la bataille suivante. C’est seulement au terme d’une série de combats qu’on peut savoir qui l’emporte pour de bon.

–  Ah oui. Non seulement il invite la campagne, mais il invente aussi les XP [2].

– Tout juste. Wells apporte aussi autre chose : l’idée que le wargame a quelque chose à dire, un message à faire passer. Quand Wells trouve une astuce pour faire en sorte que des gamins ne sacrifient pas n’importe comment leurs petits soldats de plomb, le but n’est pas seulement de leur apprendre les bases du combat tactique. C’est aussi une manière de les former à l’idée qu’une vraie guerre a un coût ahurissant d’une vraie guerre et que les soldats ne sont pas les pièces d’un Kriegsspiel qu’on peut jeter sans états d’âme dans une boucherie sans nom.

– Alors de ce point de vue il ne va pas être déçu par la Grande Guerre…

« Bon les gars, vous me lancez tous un D20, et celui qui fait un fumble sort en premier ».

– Non, c’est le moins qu’on puisse dire. D’ailleurs, la Guerre va un peu casser les genoux du wargame : après cinq ans de massacre et la panoplie de Papa rangée dans un placard à côté de son certificat de décès, ça devient moins tendance d’entendre le petit Albert et le petit Marcel refaire le match sur le tapis du salon.

– Et au lendemain de la Première guerre mondiale, le wargame meurt parce que tout le monde en a soupé.

– Pas du tout, il se refait la cerise dans les années 30 et 40. Pendant la Deuxième guerre mondiale, en Angleterre, on organise même les premiers tournois : des gosses jouent à la guerre en pleine guerre, sur des tables de ping-pong qui servent de plateaux de jeux géants. C’est vachement bien foutu, y a même un système de bombardement du plateau avec des maquettes d’avions fixés par des câbles au-dessus des tables pour lâcher leurs « bombes ». Et sur le plateau, il y a de vrais canons miniatures qui tirent de vrais mini-projectiles sur les figurines de plomb ou d’étain.

– Et au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le wargame meurt parce que tout le monde en a soupé.  

– Toujours pas, mais ce n’est sans doute pas par hasard si on change de décor.

– C’est-à-dire ?

– Le wargame continue mais sans doute pour contourner le fait que jouer dans un cadre trop réaliste est peut-être un peu too much dans une Europe ravagée, un certain Tony Bath déplace l’action dans le temps et s’arrête au Moyen Age.

– L’idée, c’est que si c’est une vieille guerre finie depuis des lustres, ça va, quoi.

– C’est une théorie personnelle mais je mets effectivement une petite pièce là-dessus. Bref : Bath pousse vite sa logique plus loin. Nourri par les histoires de Conan le Cimmérien signées Robert E. Howard, il imagine en 1957 une campagne qu’il baptise Legends of Hyboria. Et il apporte un petit plus : pour calculer les dommages, il introduit les dés pour remplacer les projectiles minatures.

– Et ça n’est toujours pas du jeu de rôle, par Crom.

– Nope, toujours pas, mais la fusion va se faire rapidement, maintenant, en partie grâce à des universitaires.

– Pardon ?

– Ouaip. Dans les années 50, pas mal de mathématiciens de Princeton se détendent en jouant aux Kriegsspiel dont on a parlé la dernière fois, tu te souviens ? Et ils sont foutrement compliqués, leurs jeux, parce que ça n’est pas à des mathématiciens que des tables de dégâts de 12 mètres de long font peur. De proche en proche et sur fond de Guerre Froide, les états-majors commencent à s’intéresser à un loisir qui joué à ce niveau, relève plus de l’analyse et de la simulation de conflits que du jeu de société.

Ceci dit pendant ce temps-là, ils ne font pas de politique.

– Des matheux et des miloufs. Doux Jésus.

– Oui, quand ils se lancent ensemble, c’est généralement le moment de creuser un abri en béton bien solide et d’acheter des conserves. Bref : de proche en proche, on commence à transformer le Kriegsspiel en mode d’analyse des conflits, sous tous ses aspects : miliaire, certes, mais aussi budgétaire, économique et… politique. Bref, un outil d’aide à la décision, avec en ligne de mire l’objectif de modéliser la guerre, et au-delà.

– Attends, quoi ? La politique ?

– Eh oui. On voit apparaître chez des gens très sérieux ce qu’on appelle les political games, ce qu’on appellerait aujourd’hui les jeux de négociation – pense à Diplomacy, qui est par bien des côtés la traduction grand public de ces travaux.

– Et comment on passe de ça au jeu de rôle ?

– Dans une des versions, les participants à ce projet de recherche commencent à incarner des nations, et à simuler la défense de leurs intérêts politiques, économiques, culturels, diplomatiques, militaires… Et pour que ce soit plus complet, on alimente leur récit d’événements aléatoires : la mort d’un personnage central de l’État qu’ils incarnent, une mauvaise récolte, des grèves, un accident industriel… Le but est d’étudier les réactions des « joueurs » et de voir comment chaque s’adapte en fonction de tout ça. C’est le principe du « what if » et du « see what happens », désolé pour les anglicismes.

– Bon, OK, mais je ne vois toujours pas le rapport avec le fait d’aller démonter sa gueule à un gobelin.

– Disons que ça plante le décor. Le premier grand wargame sur plateau, Tactics, en 1953, avait démarré doucement. Mais à la fin des années 60, les jeux de guerre et de négociation sont les grandes stars du jeu de société – à un niveau qu’on peine à imaginer. C’est un secteur entier avec ses clubs, ses fans, ses conventions, ses magazines… Et c’est un milieu où on n’arrête pas de chercher, de farfouiller, d’imaginer de nouveaux mondes, de nouvelles mécaniques.

– Bref, ça bouillonne.

– Ça bouillonne et l’envie de descendre encore plus loin dans la simulation est palpable. Là-dessus, voilà que Tolkien débarque.

– Attends, il a débarqué depuis un moment, quand même.

– Pas tant que ça : Le Seigneur des Anneaux, c’est 1954 en Angleterre mais 1967 aux Etats-Unis – et là, un succès encore confidentiel devient un best-seller, le marqueur d’une génération de lecteurs, souvent des adolescents et des étudiants qui adorent le monde créé par J.R.R.

– Et donc… ?

– Ben ce qui devait arriver arriva. Quand tu as un monde pareil sous les yeux, rejouer Waterloo ou Gettysburg avec des cavaliers et des fantassins, c’est cool, mais jouer le gouffre de Helm avec des Elfes et des Gobelins, c’est nettement plus cool. Les possibilités sont inouïes…

– Et c’est là qu’arrivent les donjons et des dragons.

– Presque. C’est en tout cas là qu’arrive Gary Gygax, un p’tit gars de l’Illinois qui a la petite trentaine au début des années 70. Il bosse comme agent d’assurance mais c’est surtout un joueur invétéré depuis son enfance et quand il tombe dans le Seigneur des Anneaux, il n’a qu’une envie : jouer avec. Et c’est ce qu’il fait en 71 :! Juste après s’être fait virer de sa boîte d’assurance, il crée avec Jeff Perren Chainmail, un jeu de figurine directement inspiré des Terres du Milieu. Au début, ça reste du médiéval classique. Mais au fil des éditions, des retouches et surtout d’un supplément spécial Fantasy, Chainmail commence à intégrer des dragons, de la magie, des créatures non-humaines… Et surtout, une question commence à lui trotter dans la tête. Après « Hé, et si on jouait avec des trolls ? », l’étape suivante est « Hé, et si on contrôlait un seul personnage au lieu d’une armée ? »

– Et c’est là qu’arrive les donjons et les dragons.

– OUI SAM ON Y VIENT SAM. Le temps de te dire que Chainmail était déjà le chaînon manquant. Déjà, chaque figurine représentait un seul combattant, et pas une unité entière comme dans les autres wargames. Au passage Chainmail pompe déjà ouvertement et joyeusement dans les univers de Tolkien et de Robert E. Howard pour mettre en scène toute une série de races non-humaines que tout le monde connaît aujourd’hui : Nains, Elfes, Ogres, Balrogs… Pour la petite histoire, Chainmail pique même le terme de Hobbits qui deviendront les Halflings dans les éditions ultérieures, une fois que les éditeurs de Tolkien se seront un peu énervés. Gygax crée aussi des « classes » encore grossières de personnages, comme les Magiciens, les Héros…

– Et c’est là qu’arrivent les donj…

On a des réunions de rédaction franches et animées.

– Laisse-moi le temps de t’étrangler et je continue. La suite, c’est Dave Arneson, un autre pilier de la communauté des joueurs de wargames, qui l’écrit. Il utilise les règles de Chainmail pour imaginer une campagne à part, un scénario qu’il appelle…

– Donjons & Dragons !

– Pas du tout. « Castle Blackmoor », centré autour d’un château et d’un village fictif où chaque joueur va incarner un personnage, doté de capacités propres, à des niveaux plus ou moins élevés : Force, Intelligence, Courage, Santé, Crédibilité, Apparence… Et là, oui : on est dans le jeu de rôle parce que chacun de ces personnages s’incarne avec précision, évolue dans le temps, gagne des points d’XP qui lui permettent de progresser, subit des dégâts calculés à partir de jets de dés… bref, vit. Et devine qui est un des premiers joueurs à tester la campagne Blackmoor ?

– Gygax ?

– Gagné, à l’automne 72. Pour la petite histoire, le groupe de joueurs en a bien ch…. mais a fini par défoncer quatre Balrogs, un vilain magicien et seize Gobelins.

– J’ose plus demander pour les dragons.

« Coucou. »

– Ben pourtant, c’est là. Enchanté de l’expérience, Gygax propose à Arneson de travailler à un nouveau jeu : The Fantasy Game.

– Y a toujours pas de dragons.

–  …. Gygax reçoit quelques brouillons de règles d’Arneson, se fâche avec lui, arrête de se fâcher, se refâche, refait tout à sa sauce et écrit le premier scénario de Donjons & Dragons. Mais les gros éditeurs refusent le projet, trop cher à produire et risqué financièrement : il faut une boîte entière pour les cartes, les manuels, les scénarios…

– Et du coup ?

– Du coup Gygax crée sa propre boîte d’édition en 1973 ; début 1974, la première game box de Donjons & Dragons, signé Gygax et Arneson, sort enfin à… mille exemplaires, plutôt artisanaux – le Saint Graal des collectionneurs. C’est encore sommaire : aucun univers particulièrement fouillé n’est décrit, tu ne peux jouer que trois classes de personnages seulement, le Guerrier, le Magicien et le Prêtre. Dans les rééditions, on ajoutera petit à petit d’autres archétypes comme le Voleur, ce putain de Paladin, le Moine ou le Druide.

Regardez-moi cette beauté.

– Et pourquoi c’est D&D qui est considéré comme le premier jeu de rôle et pas Blackmoor ?

– D’abord parce que c’est le premier qu’on trouve dans le commerce d’une part, parce qu’il va rapidement tout péter en termes de vente et parce qu’il introduit des mécaniques nouvelles. Par exemple, tu peux évidemment jouer avec des figurines à D&D mais ça n’a absolument rien d’obligatoire et il n’y a plus de plateau de jeu fixe. Concrètement, tu peux t’en sortir avec du papier, des crayons et quelques dés, ce qui fait que le JdR va pouvoir dépasser le public des wargames. Et puis D&D a marqué son époque.

– T’en fais pas un peu des caisses ?  

– Eh non. Encore une fois, si c’est celui que tu vois dans toutes les séries qui font allusion au jeu de rôle, ça n’est pas un hasard. Dans la foulée de D&D, plusieurs boîtes d’édition s’adaptent et sortent d’autres univers assez rapidement, soit en creusant le filon de la fantasy pure et dure comme Chivalry & Sorcery, soit en allant plus loin comme RuneQuest, soit en explorant le monde de la SF comme Traveller, ou celui du western avec Boot Hill. Mais pour tous les mômes de la fin des années 70 et des années 80, le grand jeu de rôle, le premier frisson, c’est le plus souvent D&D, qui atteint des niveaux de vente assez impressionnants. En France au milieu des années 80, tous ceux qui avaient autour de 12 ou 15 ans et qui commençaient à rouler des dés le mercredi après-midi ont connu la boîte rouge d’initiation de D&D. Rappelle-toi que le JdR n’est pas encore concurrencé par le jeu vidéo, même si ça va venir vite…

– Et après ?

– Après, il y a bien davantage que des donjons et des dragons – mais ce sera pour une autre fois. Pour ce qui est des origines on a fait le tour…

Aaaaah, souvenirs.

[1] Cette allusion de l’excellent Sam est une référence au fait que H. G. Wells est l’auteur de The Time Machine, premier roman et première pierre d’une œuvre magistrale en matière de littérature fantastique et de SF.

[2] Les points d’expérience, bande de noobs*.

* débutants, bande de … J’ai plus les mots.

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