Doomsday Machine

Doomsday Machine

( Il est chaudement recommandé de lire cet article en écoutant l’excellent album d’Arch Enemy du même nom)

– Ca va, fais pas semblant.

– On pourrait commencer une conversation sans que je me fasse accuser, un jour ?

– Ce n’est pas une accusation, je sens bien que tu es déçu.

– Ah bon ?

– Que je t’ai déçu.

– Ah. Mais c’est que tu es une source perpétuelle de déception pour moi, je n’y fais plus attention.

– Arrête de répéter ce que tu entends chez toi. J’ai bien compris que l’histoire des bombardiers atomiques t’avait un peu laissé sur ta faim.

– Ben, c’est-à-dire que…

– Je sais, je sais. Avec une accroche comme ça, des bombardiers propulsés par l’atome, tu espérais une technologie plus…audacieuse ?

– Un peu.

– Pétrie de l’esprit de la Guerre Froide et de ses projets délirants ?

– C’est vrai que ç’aurait pas été plus mal.

– Complétement timbrée et digne du Docteur Follamour ?

– Tu sais me parler.

– Eh bien réjouis-toi. J’ai exactement ça.

– Attends, je vais être exigeant là. Si tu dis « exactement », je veux un truc qui relève tellement de la volonté débridée de construire un engin de fin du monde et de destruction mutuelle qu’on en vient rétrospectivement à se demander comment une idée pareille a pu germer dans un esprit humain. A minima.

– Ecoute, sincèrement, je crois qu’on tient un bon candidat.

– Ok. Il s’appelle comment ton candidat ?

– Pluton.

– Ah ouais. Le dieu des Enfers.

– Rien que ça.

– Ca commence bien.

« Yen a d’autres qui pensent que je mérite pas d’être une planète ? »

– Bon évidemment je traduis, hein. C’est un projet américain, alors eux ils disaient Pluto, mais bon, ça le fait moins.

Une seule tête, c’est tout de suite moins impressionnant.

En fait, histoire de faire les choses comme il faut tout de suite, le projet avait deux noms. Pluton était le nom d’une arme d’un nouveau genre, le Missile Supersonique à Basse Altitude. En français ça donne MSBA, et on dirait un diplôme d’école de commerce. Mais en anglais c’est le Supersonic Low Altitude Missile, ou SLAM. Et ça donne d’emblée une idée de la destination du truc.

Dans ta gueule. La destination c’est dans ta gueule.

– Sans vouloir casser l’ambiance, envoyer des trucs dans la mouille du gars en face est le principe de base de la guerre depuis un petit moment, alors si tu veux me faire plaisir y’a intérêt qu’il soit décliné de façon spectaculaire.

– Tu vas pas être déçu. Le SLAM est imaginé littéralement au milieu des années 50, à savoir en 1955. L’idée est de disposer d’un vecteur pour aller balancer, oh, une quinzaine d’ogives thermonucléaires sur un territoire ennemi, au hasard celui de la Russie.

– Exemple complètement théorique, c’est juste pour illustrer.

– Bien sûr. Et pour pouvoir aller semer la mort et la destruction chez l’ennemi, c’est toujours la même histoire : il faut un moyen de transport rapide, difficile voire impossible à repérer et intercepter, et avec un grand rayon d’action. D’où l’idée d’un missile de croisière supersonique à basse altitude. Basse altitude pour éviter la détection, et supersonique pour aller vite.

– Reste la question de la portée.

– Effectivement. Encore faut-il trouver un moyen de propulser le truc à la vitesse désirée, et sur une longue distance. Mais comme nous sommes dans les années 50, la réponse est évidente.

– L’atome ?

– Exactement. Au cœur de Pluton, un statoréacteur. C’est un moteur à réaction sans pièce mobile, dans lequel l’air est aspiré par le simple fait que le truc avance. Il est alors chauffé, et cet air très chaud se détend dans la tuyère arrière du réacteur, provoquant la poussée.

Schéma d’un statoréacteur classique (au kérosène, d’où la partie injection de carburant).

La particularité de Pluton, c’est qu’au lieu de chauffer l’air en brûlant du carburant, du kérosène, il serait porté à très haute température par un réacteur nucléaire. Puisque la fonction première d’un réacteur nucléaire est de produire de la chaleur.

– J’ai plusieurs questions.

– Je t’écoute.

– Tu dis qu’il n’y a pas de pièce mobile du genre une turbine pour aspirer l’air, parce que ce dernier rentre dans le tout du simple fait que machin avance. Donc il faut qu’il soit déjà lancé ?

– En effet. Le statoréacteur ne peut pas commencer à fonctionner à partir d’une position arrêtée. Par conséquent, le SLAM devait être lancé avec des réacteurs de fusée classiques, avant que son moteur nucléaire prenne le relais.

– Ok. Ensuite, si tu mets un réacteur nucléaire au milieu du tout, qui chauffe directement l’air qui est éjecté pour fournir la propulsion, y’a pas un risque significatif que ton réacteur crache des radiations ?

– Ah mais si, on va y venir. Avant, revenons deux minutes sur l’intérêt d’une propulsion atomique. A savoir la capacité à pousser Pluton jusqu’à Mach 3, avec une autonomie défiant toute concurrence. Le réacteur est conçu pour développer une puissance de 500 mégawatts, et peut garder le SLAM en l’air pendant plusieurs mois. Le truc aurait la capacité de faire plusieurs fois le tour de la Terre avant d’être envoyé sur une cible. Et une fois que la décision est prise, il est très rapide, plus petit qu’un bombardier, et vole bas. Il déjoue ainsi les défenses ennemies, a la capacité de frapper des cibles difficilement accessibles pour des bombardiers, d’y lâcher une de ses ogives, et de repartir en chercher une autre.

– Ca m’a l’air effroyablement efficace.

Il a la gueule de l’emploi, en plus.

– Ben c’est l’objectif. Il va y réfléchir à deux fois, le prolétaire internationaliste. Pour en revenir à ta question, en effet, aucun dispositif de protection ou de bouclier n’est prévu pour contenir la radioactivité du réacteur, puisqu’il n’y a pas d’équipage à protéger. Ce qui ne veut pas dire que le mettre au point est une partie de plaisir, puisque le tout doit résister à des températures très élevées, longtemps, tout en étant en mesure de traverser toutes les conditions météo imaginables. Le moteur du SLAM, lui-même appelé TORY, constitue donc un beau boulot d’ingénierie.

Les Torys dégagent des radiations dangereuses, c’est ce qu’il faut retenir.

Globalement, le concept de Pluton est donc relativement simple, et c’est l’un de ses intérêts, puisqu’une fois mis au point les matériaux nécessaires pour résister aux contraintes, c’est un modèle de robustesse. Ce qui conduira le responsable du programme, le docteur Merkle, à le qualifier de « flying crowbar », littéralement un pied-de-biche volant. L’idée est de dire que c’est le truc qui peut pas tomber en panne.

– Oui non mais attends, quand même, à propos de ces radiations…

– Aucun risque. Je paraphrase le même Theodore Merkle lors de son audition devant le Congrès : oui, le réacteur produit des niveaux de radiations élevés, mais Pluton vole tellement vite qu’ils sont répandus sur des surfaces très importantes. Autrement dit, si tu te fais survoler, le truc passera tellement vite que tu n’auras pas le temps de recevoir une dose préoccupante de rayonnements.

– Je vais maintenir un niveau raisonnable de doute.

– Tu fais peut-être bien. Pour en finir avec tous les avantages supposés de Pluton, il doit donc voler à basse altitude, on parle de quelques dizaines de mètres au-dessus du sol, à Mach 3, en provoquant un barouf estimé à 150 décibels (pour rappel, le seuil de douleur physique est à 120). Ce qui revient à dire, et c’est un élément également mis en avant par les généraux, que le simple fait de le faire survoler le territoire ennemi devait suffire pour y provoquer des dégâts et faire exploser un paquet de tympans. Tout en y semant de la radioactivité. Raison pour laquelle ils suggéraient, après qu’il ait largué toute sa cargaison, que Pluton continue à parcourir le territoire ennemi.

Reconstitution.

– C’est vraiment une infâme saloperie, ce truc.

– On peut le dire. Pour tester le moteur, un site spécifique est construit dans le Nevada, avec une ligne de chemin de fer et un banc d’essai entièrement automatisé, parce que pour le coup quand le moteur est statique il est fortement conseillé de ne pas se trouver dans le coin, si on ne veut pas être méchamment irradié. Mais tu seras content d’apprendre que les tests du réacteur TORY II menés en 1961 sont tout à fait satisfaisants.

– Euh, je ne suis pas sûr.

– Mais si, voyons. D’autant qu’à la même époque, le Pentagone commence à avoir des doutes.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est une bande de chochottes castrées qui n’ont pas le courage de faire le nécessaire pour défendre la liberté face à ces pourris de Russkofs !

– Du calme.

– Bon en fait, y’a plusieurs raisons. Géographiques, pour commencer.

– Comment ça.

– Essaies d’imaginer que tu es les Etats-Unis.

– Va falloir que je prenne quelques dizaines de kilos.

– Au moins. Mais si tu es les Etats-Unis et que tu veux aller frapper la Russie, ton Pluton va devoir survoler, à basse altitude pour éviter de se faire repérer, le territoire d’autres pays, par exemple tes alliés européens.

– En effet.

– Imagine comme ils vont être contents de voir passer chez eux un missile qui trace à Mach 3 en faisant littéralement un bruit d’enfer et en crachant des radiations.

Certes, ça va faire quelques heureux.

– Ah oui.

– Note que la question de la pollution radioactive devient encore plus pressante si, comme c’est précisément prévu, le truc reste en vol pendant des mois avant d’être ou non envoyé frapper une cible, ou quinze. Parce que là, qu’elle soit éparpillée sur un grand territoire ou pas, s’il fait plusieurs fois le tour de la planète…

– Je vois le problème.

– En fait, la question se pose avant même que Pluton soit construit et déployé : où et comment on le teste ?

– Ben, dans le Nevada ?

– On parle d’un machin supersonique. Dans l’hypothèse où il part en vrille, au sens où les testeurs perdent le contrôle, ce qui par définition peut toujours arriver pendant des tests, il a vite fait de se retrouver à Vegas ou Los Angeles.

– Ca va faire jaser.

– Pour le moins. Du coup, certains proposent, je ne plaisante pas, de faire des vols d’essais en l’attachant.

– En l’attachant ?

– Oui, à une sorte de gros câble. Comme un énorme cerf-volant supersonique nucléaire.

– N’importe quoi.

– Exactement. D’où une autre proposition : effectuer les essais au-dessus du Pacifique, puis le laisser s’abîmer en mer. Mais même à une époque où l’atome a bonne presse, l’idée de balancer un réacteur dans l’océan passe mal. Et puis au-delà de la question des tests, la pertinence de Pluton soulève des doutes. On parle d’un projectile très bruyant et radioactif, par conséquent même s’il vole bas, au vu des progrès des technologies de détection, rien ne garantit qu’il ne serait pas repéré. Par ailleurs, au début des années 60, les Etats-Unis ont commencé à déployer des missiles balistiques capables d’atteindre leurs cibles bien plus vite que Pluton. Pour toutes ces raisons, et sachant que chaque Pluton coûterait environ 50 millions de dollars, l’acronyme SLAM est redéfini dans les cercles militaire comme Slow, Low, And Messy : lent, bas, et crade. Par conséquent, le 1er juillet 1964, après 7 ans de travail et 260 millions de dollars d’investissement, Pluton rejoint le royaume des morts.

– Et c’est pas plus mal.

1964 : les Etats-Unis réalisent avec 40 ans d’avance que le slam est une très mauvaise idée.

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