50 nuances de grès

50 nuances de grès

– Et donc ton intention, là, c’est de me parler d’un gros caillou.

– Oui.

– Même pas d’un rocher ou d’un récif un peu sympa, non. Là, présentement, tu comptes me causer d’une foutue caillasse.

– Oui.

– Un samedi.

– Oui.

– Un samedi matin, je tiens à signaler.

– Bon, c’est fini, oui ? D’accord, c’est un caillou, mais c’est un caillou historique.

– Il a fait plier des Empires, ton gadin ?

– Non.

– Il a fait tâter du froid de sa lame à des princes humiliés, peut-être ?

– Non plus.

– Alors ce n’est pas vraiment historique, je trouve.

– C’est mieux : je te parle de la Pierre du Destin.

– Ah c’est mieux. Ça sent le sacrifice inca et le bloc de pierre noire, trempé du sang de jeunes vierges sacrifiées au petit matin dans la lueur du soleil lev…

– C’est écossais.

– Ah.

– Le Lia Fàil en gaélique, la Stane o Scuin, sinon, ou si tu préfères la Stone of Scone en anglais.

– La Stone of Scone.

– Oui.

– La pierre du petit gâteau.

Un nuage de lait dans votre thé ?

– Mais non patate, pas un scone comme ça. Le Scone en question, c’est un lieu où fut il y a fort longtemps fondée une abbaye, près de Perth, en Ecosse.

– Elle n’est même pas en forme de cake ?

– Nan. C’est un bloc de grès rouge de 60 centimètres de long et de 150 kilos, avec un anneau de fer à chaque extrémité. La face supérieure est creusée, un peu comme des marches très anciennes, tu vois ?

– Tu m’a réveillé avant midi un samedi pour me parler d’un putain de morceau d’escalier écossais ?

– Non, je t’ai réveillé avant midi un samedi pour te parler de légendes irlandaises.

– Tu as parlé d’Ecosse. Je t’ai clairement entendu.

– C’est parce que la pierre est censée avoir été ramenée d’Irlande par les anciens rois d’Ecosse, du temps où leur royaume s’étendait aussi sur une partie de la verte Erin.

– Mais pourquoi ils l’ont ramenée ?

– Parce que depuis Excalibur coincée dans son rocher, outre-Manche, ils ont un truc avec les cailloux, va savoir. Mais ce n’est pas n’importe quel caillou.

– Ah.

– Non, c’est une pierre dont le prophète Jacob s’est servi d’appuie-tête, d’après un passage de la Genèse. Et comme Dieu en a profité pour lui parler, ça en fait un artefact sacré. Moins que le Saint Graal, mais tu vois l’idée. Mais passons.

– Oui, il faut bien que Genèse se passe.

– …

– …

– BREF. De proche en proche, bon, la pierre devient un objet essentiel aux rituels de couronnements écossais. L’équivalent de la Sainte Ampoule en France, tu vois ? Chez nous, un souverain, ça s’oint. Bon ben du côté des Highlands, on fait monter le futur roi sur la pierre du Destin au moment de lui flanquer sa couronne sur la terrine.

S’asseoir là-dessus en kilt, ça doit rafraîchir les génitoires, si ce qu’on raconte est vrai.

– Ben tiens, et la pierre crie si ce n’est pas le roi légitime, c’est ça ?

– Non.

– Tout de même.

– Elle criera le jour où le véritable roi d’Irlande posera à nouveau le cul dessus.

– MAIS ENFIN C’EST UN CAILLOU.

– Tu n’as aucun sens du merveilleux. Bref, pour l’heure, on se retrouve donc à partir du 9ème siècle avec une pierre sacrée et un message clair : celui qui veut régner sur l’Ecosse doit s’être assis sur la pierre de Scone. Et mieux que ça, le royaume d’Ecosse restera libre tant qu’elle restera dans le pays.

– Oh je te vois venir…

– Tu peux. La Pierre remplit son office plusieurs siècles, jusqu’en 1296 exactement. Ce n’est pas franchement leur année, aux Ecossais : le roi d’Angleterre Edouard Premier leur bourre la gueule en beauté et pour bien marquer le coup, il fauche la pierre du Destin, la ramène à Westminster et la range dans la cathédrale, encastrée dans le trône de son propre couronnement. Le trône pour marquer sa domination de l’Angleterre, la pierre pour marquer sa domination sur l’Ecosse.

ROYAL.

– Mais c’est la vraie ?

– les Écossais ont évidemment commencé à raconter un peu partout que ce n’était pas la vraie mais une copie, que la pierre authentique avait été planquée in extremis par des moines au fond d’une rivière, bref, le genre de choses qu’on se raconte pour se rassure quand on s’est fait défoncer. Mais oui, c’est la vraie – la preuve, c’est que les Écossais ont gueulé aux petits pois pendant des siècles en demandent qu’on la leur rende.

– Et ?

– Zobi pendant longtemps. Même quand ce sont des dynasties écossaises qui occupent le trône d’Angleterre, la pierre y reste. Il y a bien un roi qui a tenté de la renvoyer en Ecosse : une foule d’émeutiers a littéralement empêché la Stone of Scone de sortir de la cathédrale. Le symbole est trop pesant. C’est un peu le même principe que le Pschent, d’ailleurs.

– Le pardon ?

– Le Pschent, la couronne blanche et rouge des Pharaons. En fait, elle réunit deux couronnes, celle de Haute et celle de la Basse Égypte. Eh ben là, pareil : tous les rois d’Angleterre depuis Doudou Premier ont posé leur cul sur la pierre du couronnement. Y compris Elisabeth II.

– Attends, tout à l’heure tu as dit « zobi », ce qui est très grossier, je ne te félicite pas, des enfants nous lisent, mais tu as surtout dit zobi pendant longtemps. Elle n’est plus à Westminster, ta caillasse ?

– Nope. Elle est à Édimbourg, au beau milieu du château et à deux pas de la grosse claymore de William « Braveheart » Wallace.

– Comment ils l’ont récupéré, les Ecossais ?

– Ils ont commencé par la faucher, déjà.

– Pardon ?

– Ouaip. En 1950, le jour de Noël, quatre étudiants écossais probablement bourrés comme des coings se sont pointés à Londres après s’être tapés 18 heures de bagnole depuis Glasgow.  A mon avis et vu du fond d’un seau de Belhaven, l’idée de faire revenir la Pierre du Destin en terre d’Ecosse a dû leur sembler brillante.

– Et ?

– Eh ben ni une ni deux, quatre pinpins ont fracturé la serrure de la cathédrale de Westminster et ont embarqué la Pierre du Destin.

– T’as dit qu’elle pesait combien, déjà ?

– Plus de 150 kilos, ce qui a dû en faire un cambriolage façon Benny Hill ou je ne m’y connais pas. D’ailleurs, ces quatre sympathiques andouilles ont réussi à la laisser tomber.

– On s’en fout, c’est une pierre magique.

– Oui alors magique ou pas, ça ne l’a pas empêché de se casser en deux. Ils ont fini par la transporter jusqu’en Ecosse en bagnole après une cavale improbable et l’ont refilé à une des figures indépendantistes écossaises de l’époque, qui l’a fait réparer en douce.  

– Ils ont dû se retrouver avec la moitié des flics d’Angleterre au cul, les indépendantistes.

– Oui, mais ils ont décidé de la jouer au bluff : un an plus tard, ils ont exposé la pierre en plein milieu de l’abbaye d’Arboath, à l’endroit exact où Robert Bruce, le grand héros écossais avec William Wallace, avait signé en 1320 un texte fondateur : une lettre adressée au Pape dans laquelle il expliquait que les Ecossais faisaient pipi sur les Anglais.

Les relations diplomatiques entre l’Ecosse et l’Angleterre : allégorie

– Littéralement ?

– Mais non. Je résume, je transcende, c’est la fantaisie de l’artiste, tu vois ? Littéralement, c’est plus pompier, le côté « aussi longtemps que ne serait-ce que cent d’entre nous serons vivants, jamais à aucune condition nous ne serons soumis à la domination anglaise. »

– C’est quand même un trolling de compétition de la part des indépendantistes, là.

– Ouaip, mais l’Ecosse est persuadée que l’Angleterre n’osera pas mécontenter l’opinion publique et laissera la pierre tranquille. But these guys dont’ know Rawoul : à peine prévenue, la police anglaise se pointe et récupère à son tour la pierre avec une certaine discrétion histoire d’éviter de ramasser une nouvelle guerre d’indépendance sur la gueule.

– Eh ben ça a encore beaucoup dû aider à la réconciliation nationale, cette affaire.

– C’est pour une fois l’Angleterre qui fait un geste d’apaisement, figure-toi. En 1996, la Couronne britannique décide qu’on va arrêter de s’envoyer des symboles royaux à la gueule et le 30 novembre 1996, la Reine Elisabeth envoie le prince Andrew à Édimbourg avec la pierre dans son sac à dos.

– Littéralement ?

– Saaaaam.

– Pardon. Oui. La fantaisie de l’artiste.

– Retour aux sources donc : la pierre y est toujours, au milieu des autres symboles de la couronne écossaise.

– Et quand Elisabeth va rendre son âme à Dieu, il se passe quoi ?

– On récupère la pierre le temps du couronnement de Charles, en théorie.

– Il n’y a pas un petit risque que ces perfides Anglais en profitent pour la récupérer, histoire de poser le débat ?

– Je doute que Charles ait envie de commencer son futur règne par une guerre ouverte avec l’Ecosse, pour être franc.

4 réflexions sur « 50 nuances de grès »

  1. Merci, je viens enfin de comprendre d’où vient le pain de nains, je me sens inondée de lumière ! Les histoires livrées aussi régulièrement m’ont rendu accro, c’est vraiment top ce que vous faites.

  2. Avec le bordel du Brexit et les écossais qui se sont fait carotter leur indépendance, ça risque d’etre Folklo le jour où mamie zaza cassera sa pipe…

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