Activités extrascolaires
– Non, je suis désolé, mais pour moi on a raté notre scolarité.
– Whaouh, euh, tu n’exagérerais pas un peu ? Je veux dire, encore un peu plus que d’habitude ?
– Non.
– Quand même. C’est pas pour se vanter, mais je trouve que nous maitrisons relativement bien la syntaxe, l’essentiel de la grammaire, et la plupart des tables de multiplications.
– Admettons, mais tout cela est quand même très scolaire.
– Ce qui personnellement ne me choque pas spécialement si l’on parle de ce qu’il convient d’apprendre à l’école, hein.
– Justement. C’est très bien les matières académiques, je ne vais pas dire le contraire, mais qu’en est-il de l’extrascolaire ? L’école ça devrait aussi être le lieu d’apprentissages, de découvertes, d’expériences qui viennent à côté des enseignements formels, ou éventuellement en application de ces derniers mais dans un cadre moins conventionnel.
– Tu penses à quoi ? Les clubs, les sorties, ce genre de choses ?
– Précisément.
– Eh bien moi je trouve que je m’en suis plutôt bien sorti. J’ai adhéré à la cinémathèque du bahut pour voir l’Empire des sens, parce que c’est de la culture, j’ai participé à l’atelier informatique pour comprendre comment fonctionnait MS-DOS, ça me sert au moins tous les jours, et je me suis inscrit au club de théâtre parce qu’il y avait 3 filles pour 1 garçon. Sans oublier évidemment l’assoce de jeu de rôle.
– Mouais.
– Comment ça mouais ?! On a fini la campagne du Temple du mal élémentaire avant le bac de français, c’est pas impressionnant ça peut-être ?
Le monde lui appartient.
– Bof bof.
– Jaloux.
– Un peu, peut-être. Mais tu n’as pas percé les secrets du programme spatial d’une super-puissance mondiale, que je sache.
– Attends, laisse-moi y réfléchir…non.
– Tu vois.
– Mais c’est normal, parce qu’on était au lycée. Faut attendre la fac pour commencer l’espionnage international.
– Eh ben non, justement. C’est pour cela que je te dis que nous avons (un peu) raté nos années lycée, et je ne parle pas uniquement des boums de fin d’année.
– Enfin voyons, tu fixes des objectifs bien trop ambitieux. Qui réalise des découvertes majeures entre midi et deux au lycée ?
– Les élèves de la Kettering Grammar School.
– Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
– Pour faire simple, on va dire qu’une grammar school c’est un lycée britannique. A l’origine un lycée réservé aux meilleurs élèves de la classe d’âge, parce qu’à l’époque vois-tu on avait compris que la maîtrise de la grammaire constituait l’un des aspects les plus fondamentaux de la société.
– Sa va, fo pa exagéré.
– De nos jours, les grammar schools sont les lycées qui pratiquent une sélection à l’entrée, bien qu’étant en général publics. Pour le dire autrement, ce sont les « bons » lycées.
– D’accord.
– La Kettering Grammar School for Boys, un établissement qui était donc non-mixte, se situait à Northampton. Et elle est rentrée dans l’histoire de l’astronomie, grâce en particulier au professeur Geoff Perry.
– Rien que ça.
– Mais oui. L’intérêt de Perry pour l’astronomie lui tombe dessus quand il est gamin. Enfin, heureusement pour lui il tombe un peu à côté. En 1944, un V2 s’écrase non loin de la demeure familiale, dans l’Essex.
– Sympa.
– Le gamin voit surtout dans cette fusée la confirmation de la possibilité des voyages spatiaux, et se prend de passion pour la question. Il lit par exemple le livre d’Arthur C. Clarke sur l’exploration spatiale. En 1957, dans le cadre de l’Année Internationale Géophysique, il s’attend à ce que les exams d’entrée à Oxford et Cambridge incluent des questions sur ce sujet, notamment les projets américains et soviétiques de lancer des satellites, et il le potasse. Pour rien en ce qui concerne les concours, mais du coup il est au point au moment du lancement de Spoutnik début octobre 1957. Il devient prof de physique et commence à observer les satellites, par des moyens visuels. Quand il prend son poste à la Kettering Grammar School, il se lie d’amitié avec son collègue Derek Slater, qui enseigne la chimie et est un radio-amateur.
Perry et Slater. Le département icono est en vacance.
– J’ai un collègue qui est vidéo-amateur, et en fait…
– On veut pas savoir. En 1960, les deux compères décident de se mettre à l’écoute de la conquête spatiale, et de voir si on peut capter des signaux radio de satellites. Ils récupèrent un poste radio de la Seconde Guerre pour 25 livres, et tendent du fil entre deux bâtiments du bahut en guise d’antenne. C’est pour le moins artisanal, mais ça donne des résultats.
L’avant-garde de la recherche, 1960.
– Ils captent quoi ?
– Les premiers signaux reçus sont ceux du Spoutnik 4, lancé en mai 1960. Il s’agit de l’appareil test pour le futur Vostok, qui doit accueillir le premier vol habité. Perry et Slater concluent d’un léger retard dans la transmission du signal que le satellite a gagné en altitude au moment où il devait plutôt entamer sa descente. C’est le résultat d’un déclenchement erroné de ses fusées. Cependant ils ne font rien de particulier de cette observation, et manquent ainsi l’occasion d’un scoop mondial. Ils suivent également les différentes missions du programme soviétique Cosmos, ou du Discoverer 32 américain. Ils sont ainsi en mesure de repérer un problème de batterie sur le Cosmos 5.
– Pas mal avec un fil tendu entre deux bâtiments.
– C’est loin d’être fini. Le 26 avril 62, Perry et Slater repèrent le premier satellite soviétique Zenith, le Cosmos 4. D’autres suivent, et il ressort de cette suite de missions certains points saillants. Les missions se terminaient après 8 jours, soit sensiblement moins que la durée naturelle de leur orbite. Que peut-on en conclure ?
– Euh, je…que c’était de la camelote ?
– Non, que les satellites étaient volontairement ramenés sur terre de façon précoce. Par ailleurs, avant de toucher sol sur le territoire soviétique, ils activaient une balise de localisation, ce qui implique qu’ils devaient être récupérés rapidement et dans le meilleur état possible. Enfin, ils passaient au-dessus des Etats-Unis le matin et le soir, en fait au moment des levers et couchers du soleil. Ce qui signifie ?
– Mais je ne sais pas moi !
– Mets-toi dans la tête de quelqu’un qui assiste en direct à la conquête spatiale et doit tirer ses conclusions lui-même. Fais un effort, pourquoi survoler les Etats-Unis lorsque le soleil se lève ou se couche ?
– Eh bien…le lever ou le coucher du soleil, c’est…c’est joli, on fait de belles photos.
– C’est ça.
– Hein ? Tu te moques de moi ? Les Soviétiques ont lancé des engins qui représentaient le sommet de la technologie de l’époque pour avoir un cliché de la côte californienne avec le soleil à l’horizon ?!
– Pas exactement, mais ce sont les moments de la journée où les ombres au sol sont aussi longues que possibles. On peut avoir du dessus une image des différents bâtiments à l’horizontale ou presque. Ce qui permet de mieux les étudier. Bref, ce sont des satellites photos espions qui observent le territoire US.
– Malin !
– Plutôt, oui. Perry et Slater documentent ces missions et établissent une classification des satellites Cosmos. Par ailleurs, ils en viennent à penser que ces observations pourraient constituer une activité extrascolaire intéressante. Ou a minima qu’ils pourraient comme ça déléguer à des élèves le soin de rester à côté des appareils pour enregistrer les signaux, parce qu’il doit quand même y avoir des moments où on trouve le temps long entre deux passages.
– Comme tu es cynique.
– Toujours est-il qu’ils invitent des élèves à s’y mettre en 1964. Ainsi nait officiellement le Kettering Grammar School Satellite Tracking Group. Même si en fait on compte parmi les tous premiers membres des filles de la Kettering High School for Girls, qui suivaient des cours dans le tout nouveau bâtiment scientifique de la Grammar School for Boys. L’idée est d’utiliser les signaux des satellites comme exercice pratique sur l’effet Doppler.
– Ah, oui, les Dopplers. Je connais. C’est une créature légendaire capable de prendre l’apparence de n’importe qui.
– Non, ça c’est un doppelganger, et voilà ce que c’est quand on rejoint le club de jdr plutôt que celui d’astronomie. L’effet Doppler c’est le fait que la fréquence d’un signal est modifiée quand la source de ce signal s’approche ou s’éloigne. C’est la sirène dont le son change quand l’ambulance passe.
– Oui bon ça va, j’étais pas loin.
– Le fait est que les signaux radios envoyés par les satellites constituent effectivement une bonne illustration pratique du phénomène, et à partir de là on peut tirer des conclusions sur la vitesse de l’engin, son altitude, son inclinaison, ses éventuelles accélérations, tout ça. Soit une mine d’informations pour connaître sa fonction. Le matériel d’observation est installé au fond du laboratoire de physique, et les élèves viennent avant les cours et pendant la pause de midi, et aussi un peu le weekend, pour enregistrer les signaux reçus.
Perry, Slater, et les élèves. Oui, ce sont bien des lycéens.
Il faut savoir qu’à l’époque, les Soviétiques n’annonçaient leurs lancements qu’une fois l’appareil en orbite, pour ne pas reconnaître d’éventuels échecs et n’avoir à leur actif que des succès officiels. Et encore ils n’en disaient jamais beaucoup. Il y a donc beaucoup de choses inédites à apprendre en écoutant le ciel, et il est même possible de découvrir l’existence de missions qui n’ont pas encore été rendues publiques. C’est ainsi que le Kettering Grammar School Group va réussir un coup fumant.
– Dis-moi tout.
– Le 17 mars 1966, ils détectent des signaux du lancement du satellite Cosmos 112, mis en orbite par l’URSS. Jusque-là, rien de révolutionnaire. Cependant la durée et l’angle de réception des signaux les conduisent à déduire qu’il n’a pas été lancé depuis Baïkonour, la base habituelle du programme spatial soviétique. Il semble plutôt venir de plusieurs milliers de kilomètres plus au nord. En fait d’une base secrète de l’URSS à proximité du cercle polaire.
– Effectivement, ce n’est pas rien.
– Perry écrit au magazine britannique Flight International pour signaler que le lancement a été réalisé depuis un nouveau site. Sans suite, son courrier ne reçoit pas d’écho particulier.
– Après tout ce n’est qu’une nouvelle base de lancement de missiles de l’URSS, hein.
– Six mois plus tard, le Cosmos 129 est lancé depuis le même site. A partir des données des deux opérations, le groupe de Kettering est en mesure d’en déterminer la position exacte, et démontre que le pas de tir se trouve aux environs d’Arkhangelsk, à plus de 3 000 km au nord-ouest de tout site de lancement soviétique connu. Perry l’annonce à la Société Interplanétaire Britannique, et Flight International publie une nouvelle lettre de lui le 10 novembre 1966, dans laquelle il annonce cette fois la localisation du site.
– Ha ha, ce coup-ci…
– Ce coup-ci rien du tout, ça ne suscite toujours pas de réaction. Peu de temps après, le docteur Charles Sheldon, de la Librairie du Congrès des Etats-Unis, prépare un rapport au Sénat sur le programme spatial soviétique. Il mentionne le nouveau site, dont il a eu connaissance grâce aux travaux de Perry. Ce qui lui vaut une censure de la CIA, qui indique que l’existence de ce site est classifiée et ne doit pas figurer dans le rapport.
– C’est-à-dire que l’information est quand même déjà un peu sortie.
– Sheldon signale alors à la presse de Washington la publication de Flight International, et le Times sort un papier sur le sujet. Le Pentagone reconnaît publiquement qu’il a été coiffé au poteau par le groupe de Kettering.
Avec cette fois des photos en couleur.
– Bien joué les lycéens.
– Il faut dire que cette histoire tombe merveilleusement bien dans le contexte de la Guerre froide. Alors que l’Ouest est encore à la traine par rapport à l’URSS en matière de programme spatial, on a l’histoire de lycéens qui percent un secret soviétique avec de l’équipement d’amateur entre midi et deux.
– Ce qui ne diminue en rien la performance du groupe de Kettering.
– Du tout. Les articles sur ce fameux site secret qui ne l’est plus, Plesetsk, se multiplient. L’URSS ne confirmera son existence qu’en 1983. En attendant, le groupe de Kettering est alors reconnu comme un acteur sérieux sur la scène astronomique internationale. D’autant qu’ils récidivent. A l’automne 67, le groupe identifie les signaux du vol de Cosmos 186. En les comparant à ceux de Cosmos 140, Perry en conclut qu’il s’agit d’un nouveau test de Soyuz. Il le signale à un journaliste du London Evening Standard, qui est en mesure de l’annoncer avant que l’URSS publie un communiqué officiel. Nouveau scoop international pour le groupe, qui reçoit un télégramme de félicitation du ministre des Technologies. Et aussi de Mao.
– Ok, ça doit faire plaisir aussi.
– Le groupe réussit à dé-brouiller les communications des engins Soyuz et Salyut. Ainsi, en juin 71, ils sont les premiers à repérer le vol habité du Soyuz 2, et l’annoncent plusieurs heures avant l’agence Tass. Ils enregistrent également ses derniers signaux avant son crash suite à un accident de décompression, et sont par conséquent les premiers à l’ouest à apprendre la mort de l’équipage. Les contributions du groupe aux observations internationales deviennent régulières, et les journaux britanniques en font d’ailleurs un gag récurrent.
– Ca doit faire bien sur le cv à la sortie du lycée.
– Certainement. Et pas uniquement pour les élèves, d’ailleurs. Perry reçoit plusieurs décorations britanniques pour son travail (ordinary member of the Bristish empire en 1973, médaille de la Société Royale d’Astronomie en 74). Il obtient des maîtrises honoraires des universités de Leicester, Reading, et surtout Loughborough.
– Pourquoi surtout Loughborough ?
– C’est personnel. Signe de cette reconnaissance, à partir de 1974, le groupe reçoit des informations sur les objets en orbite collationnées par le NORAD, c’est-à-dire le commandement de la défense aérospatiale des Etats-Unis, et fournis aux chercheurs du Goddard Space Flight Center de la NASA.
– La cour des grands.
– Ah ben ce sont des lycéens, quand même. En croisant ces éléments avec ses observations et relevés réalisées par des élèves, le groupe est ainsi en mesure de déterminer la classe et la fonction de plusieurs satellites soviétiques. Ces résultats sont régulièrement publiés, en citant les noms de Perry et des élèves en question, dans les revues techniques et les rapports parlementaires US.
– Ils publient dans des revues scientifiques avant même d’entrer à la fac. A cet âge je tirais des fanzines à 15 exemplaires sur l’imprimante familiale.
– Le Kettering Group continue ses observations, d’autant qu’il reçoit le soutien de chercheurs et académiciens du monde entier. Bien au-delà du lycée de Northampton, c’est désormais un réseau international. Il continue à suivre le programme spatial russe, ainsi que le développement de celui de la Chine.
« Faut arrêter maintenant, hein. »
Le groupe reçoit des dons qui lui permettent d’acquérir du matériel de plus en plus performant, et est rebaptisé groupe de Kettering, sans référence au lycée, dans la mesure où ce dernier ne représente alors plus qu’une part minoritaire du travail.
– Et voilà, on néglige les petites mains.
– En 1977 le Groupe publie des informations sur un réseau de satellites-espions soviétiques, ce qui lui vaut les félicitations du Sénat américain. En 78, il apprend que le Cosmos 954, à propulsion nucléaire, doit rentrer dans l’atmosphère au-dessus du Canada le 14 janvier, après une perte de contrôle. Il répand ses matériaux radioactifs sur une bande de plus de 600 km, ce qui donnera lieu à la grande opération de nettoyage Morning Light. Perry devient consultant pour la télévision britannique, et même le Pentagone. Il quitte le bahut en 1983, et Slater prend sa retraite en 1985. La même année, le groupe découvre que le capitaine de la mission Soyuz T14 est tombé malade, d’où une fin prématurée de l’opération après seulement deux mois en orbite au lieu de trois.
– Le groupe continue alors que ses fondateurs sont partis ?
– Il est devenu une institution qui n’a plus grand-chose à voir avec le lycée. Ce dernier ferme d’ailleurs en 1993, pour autant le groupe reste actif. Il se dissout cependant à la mort de Perry, en 2000.
– Bon, ok, d’accord, ces lycéens ont peut-être eu des activités un peu plus remarquables que nous au même âge. Mais au moins on n’allait pas au bahut en costard.
– Pas de regret.
One thought on “Activités extrascolaires”
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