Deux Paris pour le prix d’un

Deux Paris pour le prix d’un

– Tiens, t’es reparti sur ta manie des maquettes ? 

– Des reconstitutions s’il te plaît.

– Ça ressemble vachement à une maquette.

– Rien à voir. C’est rigoureux. Scrupuleux, tu vois ?

– Mmmmh. Et on va avoir des bouts de balsa pendant des semaines au milieu du sal… Attends, c’est un brocoli, que je vois là ?

– Oui.

– Non mais un brocoli ? Toi ?

– Ce n’est pas pour consommer, enfin, tu me connais. Mais ça fait des petits arbres tout à fait potables le long des voies, regarde.

Oh ça n’a l’air de rien mais la dernière fois que quelqu’un avait proposé un légume à Sam, il a fallu trois urgentistes et une IRM pour pouvoir retirer le chou-fleur du serveur.

– Cette ingéniosité industrieuse me laisse rêveur. Si seulement l’état-major français t’avait eu à son service en 1914.

– Parce que ?

– Parce qu’ils avaient bien besoin de maquettes.

– Et de brocolis ?

– M’surprendrait parce qu’ils cherchaient plutôt à construire des maquettes à l’échelle 1/1.

– Grandeur nature ? Mais ça n’a aucune inté…

– Oh que si : tromper l’ennemi, en l’occurrence l’Allemagne.

– Ah toi, tu vas encore me parler des tanks en caoutchouc de l’armée des Alliés avant le Débarquement. C’est bien, mais tout le monde commence à la connaître, cette histoire.

Première guerre mondiale, j’ai dit. Et tu sais ce qui caractérise la Première guerre mondiale ?

– Les tranchées ? Le gaz moutarde ? Un certain penchant à faire massacrer 2000 pinpins pour prendre 15 mètres de terrain qu’on perdra le lendemain ?

– Aussi, oui. Mais surtout l’apparition d’une arme entièrement nouvelle : l’aviation. 

– Les biplans en bois avec un moteur de débroussailleuse, là ?

« On y retourne, je dois encore mitrailler les potirons. »

– Je t’accorde qu’au début, ça reste un poil artisanal. L’avion est surtout utilisé pour des missions de reconnaissance et d’observation au-dessus des lignes de front. Mais on s’en sert aussi pour marquer les esprits, et très tôt. Le 30 août 1914, deux aviateurs allemands profitent de la percée allemande des premières semaines pour monter dans leurs Taube (« pigeons »), décoller depuis la Picardie et pousser jusqu’à Paris, qui se prend le premier bombardement aérien de son histoire : quatre bombes de deux kilos qui finissent au beau milieu du 10e arrondissement, entre la rue des Marais et le quai de Valmy.

– Et ça fait du dégât ?

– Léger. Deux femmes sont légèrement blessées et une vitrine de boulangerie se fait pulvériser.

– Comment gâcher d’excellents millefeuilles garantis sans aucune trace de légume. Salauds d’Allemands.

– N’empêche que l’objectif est rempli. Le raid vise d’abord un effet psychologique – preuve en est que les deux aviateurs n’ont pas lâché que des bombes mais aussi un étendard aux couleurs allemandes, des tracts et un message signé du pilote en personne, le lieutenant Ferdinand von Hiddessen : « L’armée allemande est aux portes de Paris, vous n’avez plus qu’à vous rendre ».

– Et mon cul, c’est du poulet ?

– Il n’empêche que ce n’est pas bon pour le moral des Parisiens : d’un seul coup, la guerre devient un peu plus proche, palpable et concrète. L’état-major s’inquiète, même si les raids restent rares en 1914 – 34 en tout. Mais en 1915, le ciel se fait déjà beaucoup plus menaçant. Les appareils de l’aviation allemande restent légers, mais les Zeppelin entrent dans la danse et multiplient les opérations de bombardement sur Paris et ses banlieues, toujours dans l’idée de saper le moral des populations. Le 29 janvier 1916, les bombes d’un dirigeable font 26 morts du côté de Belleville et de Ménilmontant. En juin 1917, c’est l’allié anglais qui est touché à son tour : un raid sur Londres provoque la mort de 162 habitants, dont seize enfants. Le 31 janvier 1918, une escadrille de bombardiers, les Gothas, frappe le cœur de Paris en pleine nuit : la Bourse, l’Opéra Garnier, les Champs-Élysées…  Bilan, 61 morts et près de 200 blessés.

– Je ne veux pas faire dans le cynisme mais l’effet reste modeste, non ?

Hidalgo démission.

– Sur le plan purement militaire, la menace reste faible. Mais la classe politique comme au cœur du Ministère de la Guerre, on s’inquiète de plus en plus sur au fil des mois sur l’impact de ces opérations sur une population épuisée. L’armée ne reste pas les bras ballants, loin de là : partout dans Paris et autour de la capitale, on installe des projecteurs et des canons anti-aériens – la fameuse DCA, ou « défense contre aéronefs » – mais aussi des « ballons de barrage », des aérostats reliés au sol par des câbles en acier.

– Et ça fait quoi, ça ?

– Si tu passes un peu trop près avec ton zinc, tu deviens d’un coup une chanson de Charlélie Couture. Mais l’armée ne s’arrête pas là.

– Charlélie Couture peut repousser beaucoup de choses mais peut-être pas toute l’armée allemande.

– Voilà. Du coup, dès 1915, on camoufle certaines cibles stratégiques en les recouvrant d’immenses toiles peintes par des centaines de professionnels, en général recrutés dans le milieu des décorateurs de théâtre ou d’opéra, où on est habitué à travailler sur de grandes surfaces. Mais quelqu’un a une autre idée.

– Du genre ?

– Du genre tordu. Tout part du constat qu’en 1914-1918, se repérer n’a rien d’une évidence pour les pilotes qui lancent souvent leurs opérations de bombardement en pleine nuit pour éviter la DCA et naviguent à vue en se repérant sur ce qu’ils peuvent distinguer : les méandres des fleuves, le tracé des routes principales et les lumières des agglomérations – en tout cas jusqu’à ce que les autorités comprennent le gag et imposent des black-out.

– Logique.

– C’est justement sur ce dernier point que le commandement français décide de jouer. En août 1917, quelques semaines après l’attaque meurtrière contre Londres qui fait pas mal jaser, on teste au nord-est de Paris un système de diversion rudimentaire. Pour entuber les Fritz, on tente un truc : on installe quelques centaines de lampes à acétylène en longues rangées, histoire de simuler l’éclairage public d’une des grandes avenues de la capitale. De nuit et à quelques centaines de mètres du sol, ça fait le job.

– Sérieusement ? Un gag de boy-scout ?

– Sérieusement, oui, au point que l’idée fait petit à petit son chemin dans les couloirs du Secrétariat d’État à l’Aéronautique : pourquoi ne pas pousser la logique ? Pourquoi, plutôt que ne figurer que quelques avenues, ne pas construire un quartier entier de Paris pour entretenir la confusion au sein de l’aviation allemande ? 

– On sent presque la petite ampoule qui s’éclaire au-dessus de la tête du ministre.

« Et pour faire les arbres, on prend des très gros brocolis ».

– Comme tu dis. Début 1918, le projet est validé : il s’agit de faire sortir de terre une fausse agglomération parisienne, doublée d’un faux Saint-Denis.

– Pourquoi Saint-Denis ?

– La ville est au nord de Paris, donc sur la route des aviateurs allemands. Et elle abrite un gros complexe industriel, avec une palanquée d’usines plutôt précieuses pour l’effort de guerre. Les plans sont plutôt avancés : le faux Saint-Denis, c’est la zone A, qui prévoit un faux Aubervilliers, de fausses zones industrielles et une réplique des gares de l’Est et du Nord. La zone B, elle, doit figurer Paris au sens strict, en reproduisant le dessin du chemin de fer de la petite ceinture et les Champs-Élysées. La zone C, enfin, est prévue du côté de Chelles, à l’est, histoire de détourner les aviateurs vers des cibles industrielles factices.

– Et on allume ça à grands coups de projecteurs.

– En tout cas suffisamment pour attirer les aviateurs allemands comme une lampe attire les moustiques, en les détournant de la capitale pour bombarder une cité de carton-pâte.

– Sur le papier, d’accord. Mais à concrétiser…

– C’est bien pour ça que l’armée sous-traite le projet : la DCA ne dispose ni des ressources, ni du savoir-faire pour assurer seule une opération de cette envergure. Sur demande expresse de Clemenceau, on sonde alors le monde industriel on sélectionne dans le plus grands secret un véritable magicien de l’électricité : l’ingénieur et industriel Fernando Jacopozzi, grand spécialiste des mises en lumière.

« Allô ? Oui, c’est Fernand. Dites, quand je parlais d’illuminer Paris, ça ne voulait pas dire me laisser une seule ampoule pour éclairer tout mon putain de bureau, mon vieux. »

– Un Italien ?

– Ils sont de notre côté, en 14, minou.

– OUI BEN ILS CHANGENT DE CAMP TOUT LE TEMPS AUSSI FAUT SE DECIDER MERDE.

–  Jacopozzi est en tout cas une star : c’est lui qui a illuminé quelques-uns des sites et des monuments les plus emblématiques de la capitale : la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, la place de la Concorde, le Bazar de l’Hôtel de Ville et j’en passe. Il se met aussitôt au travail en mars 1918 en en s’attaquant au « faux objectif de l’Orme de Morlu » : un double factice de la gare de l’Est, entre Sevran et Villepinte.

– Mais ça doit demander un boulot dingue ?

– Oh que oui. Il faut d’abord dessiner une silhouette convaincante, donc prévoir des bâtiments, des entrepôts, des fourneaux, des dessertes, des voies ferrées et leurs signaux… Et s’arranger ensuite pour ça semble crédible et vivant.

– Ses équipes sont littéralement en train de construire un circuit de train miniature pas miniature ?

– En gros. Jacoppozi déploie des miracles d’inventivité. Les faux bâtiments sont sommaires, histoire d’aller plus vite : on tend de vastes toiles translucides sur des charpentes en bois pour imiter les toits de verre sale des usines. Mais le vrai défi est celui de la lumière.

« M’en parlez pas, je me suis senti crevé toute la semaine. »

– Pourquoi ?

– Si l’éclairage est trop faible, elle n’attirera pas l’œil des pilotes allemands. S’il est trop puissant, il va leur mettre la puce à l’oreille. Tout l’art de Jacopozzi consiste à trouver le juste milieu en multipliant les essais et en variant les dispositifs et la couleur des lampes, jaunes, blanche ou rouge qui éclairent les vapeurs et les fumées qu’on balance à tout va pour imiter les panaches des usines et des locomotives à vapeur. On bosse même sur les convois en plaçant de longues planches de bois sur les fausses voies, légèrement surélevées pour pouvoir installer des lampes en dessous et projeter un éclairage latéral vers l’extérieur.

– Comme celui qui passerait par les fenêtres d’un train.

-Exactement. Mieux encore : pour simuler un train en mouvement, Jacoppozi imagine un système de va-et-vient lumineux sur une fausse voie longue de près de deux kilomètres.

– MAIS QUEL JOUJOU GENIAL.

– Arrête de faire tchou-tchou sur la moquette, c’est infiniment gênant. Bon, et je dois être franc : c’est le moment de l’ascenseur émotionnel, Sam.

– Quoi, les Allemands se sont rendus compte de l’arnaque ?

– C’est encore plus simple que ça : on a gagné la guerre trop tôt, si j’ose dire.

– Hein ?

– Les premières installations ne furent opérationnelles qu’après le dernier raid allemand sur Paris, le 15 septembre 1918. A deux mois de l’Armistice…

– ON N’A PAS PU TESTER NOTRE JOUJOU ?

– Eh non.

– C’est nul.

– Je te laisse expliquer ça aux quelques milliers de troufions des deux camps qui seraient morts si la guerre s’était prolongée de quelques semaines. Mais le fait est qu’on n’aura jamais pu tester la Grande Illusion que Jacopozzi avait commencé à mettre en place et dont il ne reste strictement rien. Ceci dit, l’idée n’a pas été oubliée et mieux encore, l’histoire a montré que la tromperie aurait eu de bonnes chances de fonctionner.

– Ah bon ?

– Eh oui. Au cours de la Seconde guerre mondiale, cette fois, le Royaume-Uni s’est retrouvé confronté à des bombardements massifs au cours du Blitz, la campagne menée par la Luftwaffe de septembre 1940 à mai 1941, et des villes comme Coventry ont été complètement détruites ou presque.

La seule structure anglaise capable de résister au bombardement de Coventry fut la jelly de Mrs. Smith, qu’on retrouva intacte. La jelly, pas Mrs. Smith.

– Et les Anglais ont repris l’idée ?

– Voilà. Imiter Londre, on oublie tout de suite. En revanche, épargner les cités industrielles, particulièrement ciblées par la Luftwaffe, c’était déjà beaucoup faisable. L’état-major britannique a donc construire plusieurs leurres à grande échelle autour de Bristol, de Sheffield, de Manchester ou de Derby : les sites « Starfish », autrement dit étoile de mer, le nom de code accordé à Bristol.

– Et ça a fonctionné ?

– Dans une certaine mesure. En 2000, l’historien Colin Dobinson a estimé que les 237 sites construits autour de 81 zones industrielles stratégiques avaient permis de détourner quelque chose comme 1000 tonnes de bombes des principales agglomérations du pays.

– Merci Paris.

2 réflexions sur « Deux Paris pour le prix d’un »

  1. Superbe blog, félicitations !
    J’ai commencé à lire avec circonspection mais vous m’avez eu au “Hidalgo démission” en légende de la photo…

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