Le grand méchant loup, le vrai

Le grand méchant loup, le vrai

– Eh ben ils ont bien du mérite, les loups.

– Tiens, je sens qu’une poussée de militantisme s’annonce.

– Pas du tout. Je relève juste que mon canidé préféré réussit l’exploit d’être un peu moins en danger en 2021 qu’en 2015 puisqu’on en compte entre 650 et 950 dans tout le pays, en dépit de vents contraires de force 9.

– Quel genre de vents contraires ?

– Des vents contraires de calibre 12 vu que tout le monde essaie de trouver la peau de cette pauvre bête en s’asseyant joyeusement sur tous les règlements et les textes qui sont censés le protéger. Y compris sur décision de préfets qui n’en ont manifestement rien à cirer de se faire régulièrement défoncer leurs arrêtés de merde devant les tribunaux administratifs pour la bonne raison qu’au moment du jugement, toute la vallée concernée s’est fait nettoyer par des Rambo du pauvre qui…

– Ola, Jolly Jumper, calme-toi et attends une seconde, j’ai loué un truc. On parle de combien de bêtes ?

– Aux dernières estimations ? De 620 pour l’hypothèse basse à 920 pour l’hypothèse haute.

– Pour tout le pays ?

– Ouaip.

– Moins de 1000 loups sur 640 000 km² ?

– Voilà. Il paraît que ça assassine l’élevage français.

– Tu ne peux pas nier que les loups bouffent des moutons, quand même ?

– Moi ? Non. Je rappelle seulement que rien qu’en ce qui concerne les brebis, on compte 5,5 millions de têtes dans ce pays et qu’il faudrait peut-être un jour mettre quelques foutus ordres de grandeurs les uns en face des autres. Et qu’on ne les élève pas pour qu’elles coulent une retraite heureuse au milieu des leurs dans le pays de Heidi, mais pour qu’on les bouffe. Qu’on en veuille au loup parce qu’il vient bouffer dans notre assiette, bon, encore, mais faire passer ça comme de l’amour des bêtes, j’ai des envies de bottage de cul. À un moment. Merde. Chié. 

« Les anti-loup, allez tous vous vous cuire le cuuuuuuuuul »

– Tu sais quoi, je vais te faire chauffer un petit lait de poule. Tiens, voilà un plaid. Et un Tranxène.

– JE SUIS TRES CALME.

– … Nous disions donc douze Valium en perfusion. Ça va mieux ?

– Moyen. Mais le plus fou là-dedans, c’est d’entendre les mêmes couenneries sans nom sur les grands méchants loups qui finiront par venir bouffer nos filles et nos compagnes jusque dans nos bras. C’est pratique pour qualifier les défenseurs du loup d’inconscients, mais c’est de la burne en pâté, Sam.

– Ben, on a quand même documenté pas mal d’attaques de loups contre l’homme dans les siècles pass…

– Oui, on en a recensé autour de 9000…

– Ah quand même.

– … entre le 16e et la fin du 19e siècle. Et encore, on parle d’attaques, pas de morts. Localement, à l’échelle de quelques villages, personne ne dit que le loup n’a pas tapé très fort dans certaines circonstances, en général quand le froid, la guerre, la chasse et autres fléaux en tous genres avaient réduit la quantité de proies disponibles. Mais la dernière attaque recensée en France date de 1918, et c’était une bête enragée.

– Ben ça compte quand même.

– N’empêche. Après plus de cent ans, il serait peut-être temps d’admettre qu’on n’est plus dans le Petit Chaperon Rouge et que le loup du coin ne va pas venir bouffer le petit dernier dans son landau. L’écart entre la réalité de la menace et l’image qu’on s’en fait est tout bonnement dingue. Mais on sait pourquoi.

– Ah bon ?

– La pétoche, Sam. La sainte pétoche. A force de se raconter des fables sur les grandes dents, les yeux qui brillent dans le noir et la meute silencieuse qui entoure le voyageur imprudent dont le feu s’éteint petit à petit, on crée une trouille assez solide pour résister à tous les âges et à tous les chiffres. Surtout quand tu ajoutes quelques stars absolues dans la catégorie Grand Méchant Loup.

– Oh je sens que je vois venir un nom.

– Le Gévaudan.

– Celui-là même. Et c’est le moment de se poser une question simple : qu’est-ce qui s’est exactement passé dans ce putain de Gévaudan ?

–  D’près Christophe Gans ? Un prêtre fanatique et un noble décavé ont déguisé un lion apprivoisé en loup pour servir leur projet politique et accessoirement leurs bas instincts en massacrant toutes les lingères et les gardiennes de troupeaux du secteur et un courageux héros finit par les arrêter, mais c’est pas facile parce que le méchant a une grande épée télescopique en os et qu’on a buté le serviteur Iroquois du héros avec une balle en argent.

Rigolez pas, c’est vraiment le scénario.

– Non, d’après la réalité historique.

– Oh. Un gros loup a bouffé des gens dans le Gévaudan ?

– En gros. Mais tu vois à quoi ça ressemble, le Gévaudan ?

– Honnêtement ? Non.

– Un coin de landes et de forêts bien, mais alors bien sauvage entre l’Aubrac et les Causses. Le genre de coin dont on fait des légendes, tu vois ?

Oui oui, ça a l’air mignon. On entre dans cette forêt, maintenant ?

– Très bien. J’ai déjà un petit frisson dans le dos.

– La fameuse affaire du Gévaudan démarre au début du mois de juin, dans ce que je me refuse à appeler l’an de grâce 1764 sous prétexte de planter l’ambiance avec de fausses expressions qui font vieux. Pas très loin d’un petit village, une femme garde paisiblement ses bœufs quand une bête énorme sort de nulle part et attaque la jeune femme.

– Comment on sait qu’elle est énorme, la bête ?

– Parce que la jeune paysanne s’en tire de justesse, les habits déchiquetés, et terrorisée pour le reste de son existence.

– Ben ça se comprend.

– Oh oui. Mais passé l’émotion, tout le village commence à penser que le traumatisme lui a fait perdre l’esprit. Les dimensions de la bête qu’elle décrit sont tellement improbables que personne ne la croit. Or crois-moi, on connaît bien les loups, dans le coin – dans tout le pays, d’ailleurs, on compte dans les 20 000 têtes à crocs sur le territoire. On sait aussi qu’ils n’attaquent pas l’homme sans raison, en général, et encore moins l’été, une saison où les proies ne manquent pas. Et encore moins des vaches, autour d’un village où les troupeaux sont nombreux. Bref, le scepticisme domine lorsque le 30 juin, une jeune fille de 14 ans part s’occuper de ses moutons, près de Langogne. Elle s’appelle Jeanne Boulet.

– Tiens, une bergère qui s’appelle Jeanne.

– Celle-ci ne risque pas de bouter de l’Anglois hors de France, la pauvre. C’est la première victime officielle de la Bête du Gévaudan, ou plutôt « la bette », pour citer le registre paroissial qui signale sa mort : « le 1er juillet a été anterrée Jeane Boulet sans sacremens, ayant été tuée par la bette féroce ». Formule qui laisse au passage entendre que tout le monde sait déjà bien de quoi on parle à cette date dans le coin. Jeanne n’est peut-être que la première victime recensée.

– Tu sais que ça ne s’arrange pas, question frisson ?

Oh allons, juste un petit pique-nique.

– Dans les chaumières non plus parce que la « bette féroce » remet ça tout au long du mois d’août. En trois semaines, on ramasse huit cadavres qu’on retrouve assez souvent en plusieurs fois, comme celui de Magdeleine Mauras, 12 ans dont le corps, fut retrouvé « rongé au col et au sein par la bête qui fait des ravages depuis cinq mois », égorgée « quand elle retournait conduire le bétail de son oncle sur les quatre heures et demie du soir. Le reste de son corps auquel il manquait un bras arraché et mangé par ladite bête a été mis au cimetière ».

– Mais argh. Et personne ne réagit ?

– Oh si : fin août, on organise les premières battues, pendant que l’évêque de Mense se lâche en sautant sur l’occasion pour expliquer que Dieu envoie un tel fléau en Gévaudan pour punir les mœurs dissolues des habitants, évidemment. Et sanctionner la mauvaise éducation qu’ils donnent à leurs enfants loin des commandements de l’église blablablaaaa : « Pères et mères qui avez la douleur de voir vos enfants égorgés par ce monstre que Dieu a armé contre leur vie, n’avez-vous pas lieu de craindre d’avoir mérité par vos dérèglements que Dieu les frappe d’un fléau terrible ?

– Sympa, le sermon. Et ?

– C’est un bide de tous les côtés. Les attaques continuent dans toute la Lozère et tout le Vivarais, à une cadence telle qu’on finit par envoyer les dragons.

« Va moins faire le malin, Ysengrin »

– Ah ouais ??

– Non, pas ceux-là, Sam, calme-toi. Des militaires. Un régiment de dragons.

– L’Histoire, c’est nul.

– Les 57 hommes du capitaine Duhamel n’en organisent pas moins une battue de grande envergure, en enrôlant plus de mille paysans plutôt motivés à travers l’Aubrac et la Margeride.

– Et ?

– Le bide, Sam. Les attaques continuent, relayées par les gazettes en mal d’informations spectaculaires – oui, déjà. Un canard affirme que la bête se déplace à une allure surnaturelle, un autre relance en affirmant qu’elle a regard du diable et d’autres écrivent qu’elle a l’intelligence d’un « gladiateur rusé, gaillard et habile ». Et la chasse à la Bête devient petit à petit un sport national. Un soir, ça passe à deux doigts. On la repère à la tombée de la nuit près du château de la Baume et à moins de 20 mètres, une troupe entière lui vide quelque chose 250 fusils dans le museau.

– Bon, là, logiquement…

– Elle s’en tire comme une fleur.

– Diantre.

– En novembre, les battues se compliquent avec l’arrivée de la neige. Les attaques, elles, continuent et le capitaine des Dragons ne sait plus quoi faire, d’autant qu’on commence à lui faire comprendre en haut lieu que soixante soldats d’élite pas doutes de buter un loup, ça finit par faire tache. On imagine des pièges de plus en plus foireux. On commence à déguiser des dragons en bergères, par exemple.

– J’aime beaucoup l’idée. Et franchement qui n’a pas déjà tenté un coup pareil en jeu de rôle ?

– Tout à fait, c’est pour ça qu’on retrouve régulièrement des maitres de jeux qui sanglotent à l’abri des regards, plaqués dans les chiottes. Mais bref : comme ça ne marche pas, on fabrique de fausses fermières avec des peaux cousues, remplies de sang de brebis empoisonné.

– Et ça ne marche pas non plus ?

– Nope, les attaques se poursuivent tout l’hiver. En février 1765, rebelote : 20 000 hommes lancent une immense battue.

– Re-bide ?

– Re-bide. Au début du printemps 1765, les Dragons du roi commencent à passer pour des grosses truffes, à tel point qu’on se fout de leur tronche jusqu’en Angleterre. Au travers de leur incompétence, c’est donc la réputation de Louis XV qui en prend un coup. Ce qui fait de l’affaire du Gévaudan une question de prestige, presque une affaire d’État. A quoi sert un pouvoir incapable de protéger son peuple ?

– Oui enfin on ne va pas peut-être pas démarrer la Révolution avec trente ans d’avance pour ça, si ?

– Non, mais le roi réagit. Un an après les premières attaques, il envoie envoie son porte-arquebuse personnel, « Monsieur Antoine ».

– Tout seul ?

– Oh non. Monsieur Antoine voyage avec son fils, huit capitaines de la garde royale, six garde-chasses, un domestique et deux valets de limiers. Et deux mois plus tard, Môôôôôssieur Antoine abat un gros loup de 130 livres près de Saint-Julien des Chazes. Pour lui, l’affaire est réglée : le loup des Chazes est bien la bête du Gévaudan, on peut plier les gaules. Monsieur Antoine rentre séance tenante à Versailles après avoir pris soin de faire naturaliser la bête à Clermont-Ferrand, encourageant au passage les taxidermistes à rendre la dépouille aussi effrayante que possible. Le roi est tellement content que Monsieur Antoine gagne le droit d’ajouter un loup agonisant à son blason…

– Fin de l’affaire ?

– Tu parles. En janvier suivant, les attaques reprennent et durent des mois et des mois, sans que personne n’en parle beaucoup.

– Pourquoi ?

– Le roi ne peut pas désavouer son porte-arquebuse après l’avoir dûment récompensé. Officiellement, la Bête est morte et l’entourage royal envoie des messages certes subliminaux mais suffisamment clairs aux gazetiers pour que la presse se tienne à carreau et ne donne pas trop de publicité à la reprise des attaques. Et dieu sait qu’elles reprennent, pourtant : en quatre ans, de 1763 à 1767, l’estimation varie entre 80 et 200 tués.

– Ah tout de même.

– Localement, les dignitaires locaux comprennent qu’ils ne peuvent plus compter sur le pouvoir royal. La bonne nouvelle, c’est que la Bête semble réduire le territoire de ses attaques et courir moins de terrain qu’au début, en se concentrant dans la région des Trois monts – le mont Mouchet, le mont Grand et le mont Chauvet – soit un triangle de quinze bornes de côté environ.

– Mais il y a une fin à cette histoire ?

– Disons qu’un événement signe la fin des attaques. Le 19 juin 1767, un chasseur qui avait déjà participé à pas mal de battues jusque-là, Jean Chastel, se retrouve face à un loup de grande taille, qu’il abat d’un coup de fusil. Savoir ce qui s’est passé exactement est compliqué dans la mesure où tout le monde a enjolivé le récit depuis en ajoutant tout ce qu’on peut imaginer sur les balles bénies, l’intervention de Dieu et on en passe, mais le fait est qu’après cette date, les attaques cessent. Personne ne récompense vraiment Jean Chastel, qui en retire la somme de 72 livres au lieu des 12 000 promises.

– Quelqu’un s’est fait entuber.

– Jean Chastel et sa famille étaient défavorablement connus des autorités, pour le dire gentiment – ceci pouvant expliquer cela. Une légende tenace veut que la « vraie » Bête, mal empaillée ait été conduite à Versailles, où Buffon l’aurait examinée en dépit d’une odeur de pourriture tellement abjecte que Louis XV aurait viré tout le monde à grands coups de pompes dans le train. Aucune archive sérieuse ne permet de l’établir, Buffon n’a pas écrit une ligne sur cet examen de cette Bête n°2 qui n’a pas été conservée et qui a probablement fini enterrée dans le jardin de l’Hôtel de la Rochefoucault, où elle a de fait été exposée.

– Mais on a le fin mot de l’histoire, ou pas ?

– Tu te doutes bien que non, en vertu de la vieille règle qui veut que toute solution simple à un sujet complexe soit probablement fausse. Il n’y a aucune moyen de savoir s’il y avait bel et bien une bête hors du commun dans le Gévaudan – les deux loups présentés comme LE monstre en question étaient certes de beaux bestiaux, mais sans rien d’exceptionnel non plus.

« Pas exceptionnelle, hein ? Venez nous dire ça sur place du village, pour voir ? »

– Alors ?

– Alors c’est la jurisprudence Jack l’Éventreur : quand c’est flou, tout le monde peut avoir son avis et sortir son petit bouquin pour affirmer tenir LA véritable explication. On a tout lu et tout écrit : que le loup était un animal dressé, qu’un tueur en série s’est caché derrière la bête pour commettre se crimes, qu’il s’agissait en fait de toute une meute de loups devenus dingues, qu’il s’agissait en fait d’une hyène ou peut-être d’un lion qu’on aurait peut-être même dressé pour tuer…

– Ah mais Gans n’a pas tout imaginé ?

– Non, il a brodé autour d’une thèse déjà populaire à l’époque, celle d’un fauve d’Afrique échappé de l’enclos d’un noble ou d’un collectionneur. L’évêque de Mende, qui avait joué un rôle dans l’affaire, évoquait d’ailleurs « une bête féroce inconnue dans nos climats ». Bref : du point de vue des historiens, la thèse la plus probable veut qu’on ait attribué à une seule bestiole les attaques de plusieurs loups isolés, ce qui est de fait assez probable quand tu réalises que le Gévaudan est grand comme la Lozère actuelle, qui lui correspond d’ailleurs à peu près. Un loup peut certes franchir allègrement des distances de quinze bornes chaque jour, mais disons que s’il y avait une Bête unique, elle était classée dans la catégorie ultra-trail.

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