American nightmare
– Le truc américain le plus traditionnel ?
– Oui.
– Tu me poses une colle. Thanksgiving ? Le 4 juillet ? Halloween ? Déclencher des guerres un peu partout ?
– Les mass murders, Sam.
– C’est… Non, oui, c’est vrai que tu peux parler de tradition.
– Tu m’étonnes. Rien qu’en 2019, on en a recensé 251 – et je parle bien uniquement des meurtres de masse.
– Définis « de masse », pour voir ?
– Ce n’est pas ma définition, c’est celle du FBI qui estime que toute tuerie qui blesse ou tue quatre personnes ou davantage au cours d’un même évènement et en un même lieu se range dans la catégorie mass murder. C’est différent du tueur en série, qui agit sur des années en ciblant un type de victimes bien précis, et du tueur à la chaîne, ou spree killer, qui tue beaucoup de monde en un laps de temps très court, mais en plusieurs épisodes et à plusieurs endroits, sans vraiment choisir ses cibles. Le tueur en série, c’est Samuel Little, qui vient de rejoindre son Créateur ou plus probablement le camp d’en face. Et le tueur à la chaîne, c’est par exemple Andrew Cunanan, qui avait déjà quatre autres meurtres au compteur en six semaines avant de tuer Gianni Versace. Le tueur de masse par excellence, c’est Breivik et ses 77 victimes en juillet 2011. Et je te passe le débat sur la distinction entre tuerie de masse, et terrorisme, la nuance étant parfois délicate à tracer.
– Le FBI classe ce genre de trucs ?
– Le FBI moderne se situe au croisement d’un goût déraisonnable pour les tableaux Excel et des sciences du comportement, mec. Et ils ont de solides raisons de s’y intéresser, dans la mesure où les Etats-Unis restent l’un des pays où ce genre de phénomènes se produit le plus pour toute une série de raisons qu’on n’a pas fini d’analyser et qui vont de la facilité à se procurer des armes à des éléments structurels plus profonds, d’ailleurs très débattus : Denis Duclos parlait d’un complexe du loup-garou pour décrire ce qu’il voit comme une fascination spécifiquement américaine pour la violence. La dernière date d’il y a moins d’une semaine : un type a débarqué dans un bowling de l’Illinois en tirant des coups de pétard partout. Et c’est tellement rentré dans les mœurs que ce n’est pas vraiment remonté à la surface des médias.
– T’as des gens qui sont mauvais perdants.
– Ceci dit, le bowling n’a d’intérêt que parce que c’est en endroit généralement très fréquenté. Du point de vue du tueur, c’est la garantie de trouver des cibles rapides et faciles, ce qui est aussi l’une des raisons pour lesquelles les Etats-Unis peuvent se vanter d’une autre spécialité : les tueries dans les écoles. Et là, oui, c’est vraiment typiquement américain – tu as des exemples ailleurs, évidemment, mais pas au rythme littéralement incroyable que connaissent les Etats-Unis et dans une moindre mesure, le Canada. Que ce soit en termes de fréquence ou de nombre de victimes, c’est sans commune mesure avec le reste, au point que le CDC (Center of Diseases Control & Prevention), autrement dit la principale agence de santé publique américaine, s’en occupe au même titre que le FBI,.
– Columbine, Sandy Hook…
– Oui, ce sont deux cas connus, en 1999 et 2012. Les campus shootings sont même devenus l’un des grands thèmes récurrents de la pop culture : Stephen King, dans une de ses nouvelles, s’est directement inspiré de l’auteur de la fusillade de l’Université du Texas, qui a tué 16 personnes depuis la tour la plus haute de campus. La culture tout court n’est pas en reste : Elephant, inspiré de la tuerie de Colombine, en est un exemple parmi d’autres, avec une Palme d’or à la clé pour Gus Van Sant. Et entre ces deux dates, il y a eu 31 attaques « réussies » aux Etats-Unis, pour 14 dans… tout le reste du monde, opérations terroristes comprises. Entre 2000 et 2018, le FBI a calculé que 214 000 élèves et étudiants américains ont été confrontés à des violences par armes à feu.
– C’est un phénomène récent, du coup ?
– Alors…. Oui et non. Il y a clairement une accélération depuis les années 90, mais c’est beaucoup plus vieux que ça. Des Américains qui ont ciblé des écoles, on en trouve très tôt, surtout si on se concentre sur la cible et pas sur le mode opératoire.
– Très tôt comment ?
– Pour le coup, ce sera difficile de faire porter le chapeau aux jeux vidéo violents, au metal, ou jeu de rôle, parce que la première grande attaque recensée date de 1927, à Bath School, Michigan.
– Ah tout de même. Jamais entendu parler.
– Et pourtant : non seulement c’est la première, mais l’attaque de Bath School reste la plus meurtrière à ce jour, avec 45 victimes et une bonne cinquantaine de blessés.
– Et on doit ce record à qui ?
– Oh tu sais, un brave homme. Jamais on n’aurait pu penser, un voisin si gentil. Toujours serviable, toujours un mot gentil.
– Ah si seulement les criminels pouvaient avoir les cheveux gras, l’œil torve, la mine patibulaire et des t-shirts de hard rock.
– Ben voilà, ce serait tout de même bien plus facile. Ce n’est pas du tout le profil d’Andrew Kehoe, 55 ans, électricien de métier reconverti dans l’agriculture depuis 1920, date à laquelle il s’est installé dans le Michigan, au cœur du comté de Bath, du nom du bled où il a acheté ses terres. Il vit avec sa femme Nellie, à quelques miles du village de 300 habitants. C’est un homme parfaitement intégré, serviable, aimable, toujours prêt à donner un coup de main à ses voisins sans compter ni son temps ni sa peine. Un honorable membre de la communauté, quoi. Oh, un peu colérique, peut-être, le genre à tirer sur les chiens errants qui aboient devant sa maison.
– En 1920, ça ne semble pas complètement impensable de voir un fermier américain tirer sur quelques cabots dans un coin perdu.
– Oh non, et personne ne lui en tient rigueur, d’autant que Kehoe s’implique beaucoup dans la vie locale, à commencer par celle de l’école primaire – un trésor dans un coin pareil, une école. Il en est le trésorier et est élu au conseil d’administration, ce qui lui permet de fourrer son nez dans chaque dépense du petit établissement, non sans un certain pointillisme – pour faire court, Kehoe juge l’école bien trop généreuse avec les deniers publics. C’est que ça le travaille, les impôts, Andrew Kehoe : il y en a trop.
– Un Américain qui estime qu’il paye trop de taxes ? Je ne vais toujours pas tomber de ma chaise.
– Effectivement. Il n’est pas le seul à penser que c’est un coup à couler les honnêtes gens, toutes ces dépenses. Des gens comme lui, par exemple, toujours à s’affairer pour rembourser ses hypothèques, et sans s’économiser, pour le coup.
– S’il est élu au conseil, il doit pouvoir défendre son bifteck.
– Oh mais c’est ce qu’il fait. Il essaie même d’être élu clerk de la petite commune, en 1926 – quelque chose comme secrétaire de mairie, mais il est battu.
– A CAUSE DE LA CABALE DE TOUS CES GAUCHISTES FRANCS-MACONS PAPISTES, JE PARIE.
– Honnêtement, je n’en sais rien, mais ça pourrait bien ressembler à sa version du truc, oui. Il le prend en tout cas très mal, d’autant qu’il est encore un peu plus endetté que les années précédentes, la faute à une mauvaise récolte et à la maladie de sa femme, touchée par la tuberculose.
– Sans compter qu’on lui vole son argent pour éduquer ces sales jeunes.
– Précisément. A l’été 1926, Kehoe se convainc que la source de tous ces malheurs, c’est forcément cette école ruineuse. Cet été là, Andrew Kehoe court beaucoup les routes à bord de sa vieille camionnette Ford. Il a beaucoup à faire, tu vois ?
– Oh oooooh….
– Comme tu dis. Il visite toutes les boutiques spécialisées de la région pour y acheter deux choses : de la dynamite et du pyrotol, un explosif militaire à but incendiaire très utilisé pendant la Première guerre. Après 1918, les fabricants ont écoulé leurs stocks auprès des fermiers, qui les utilisaient pour défoncer de vieilles souches ou nettoyer des fossés.
– Pourquoi ne suis-je pas surpris ?
– Personne n’est étonné non plus dans l’entourage de Kehoe, d’autant que celui-ci prend soin de multiplier les petits achats plutôt que les gros volumes. Mais il est affairé, oh la la qu’il est affairé.
– Busy bee…
– Un autre truc qui ne surprend personne, c’est le temps que Kehoe passe à l’école de Bath – dans les sous-sols, plus exactement.
– Là, c’est tout de même un peu plus curieux, non ?
– Pas vraiment. D’abord, c’est l’été : l’école est déserte, et surtout, Kehoe a été missionné par le conseil pour mener de menues réparations d’électricité dans l’établissement – son métier d’origine, souviens-toi.
– Oh merde…
– Oui, hein ? Kehoe s’affaire encore et encore. Dieu qu’il s’affaire. Toujours à l’ouvrage, jamais en repos.
– Tu me fais flipper quand tu commences à parler comme une comptine anglaise horrible.
– Tu peux : Kehoe passe DES MOIS à préparer son truc – pas loin d’un an, en fait. Et le 17 mai 1927, il est toujours aussi affairé. Il se lève à l’aube, d’ailleurs, tant il a à faire.
– A FAIRE QUOI LÂCHE LE MORCEAU.
– Ben à tuer sa femme, pour commencer.
– Là encore, pourquoi ne suis-je pas franchement étonné.
– Après avoir planqué le corps, Kehoe prend le temps d’en finir avec avec le câblage de toutes les bombes incendiaires qu’il a planqué dans sa maison, sa grange et ses écuries. Tu veux un détail bien glauque ?
– Je ne t’ai jamais vu te retenir.
– Il prend le temps de bien attacher ses chevaux dans leur box, au passage, histoire qu’ils ne puissent pas s’échapper. Une fois prêt à quitter sa propriété, il cloue pour finir un petit panneau sur une de ses clôtures. Avec un dernier message au monde, en capitales tracées au pochoir : « CRIMINALS ARE MADE, NOT BORN ».
– « Les criminels ne naissent pas ainsi, on les fabrique » ?
– A peu près, oui. A 8h45 précise, Kehoe déclenche l’explosion de sa maison, qui part instantanément en flammes. Aux voisins qui accourent immédiatement à son secours, il lance « vous êtes mes amis, les gars. Vous devriez partir d’ici. Vous feriez mieux de filer vers l’école ». Avant de démarrer sa camionnette et de quitter sa cour sur les chapeaux de roue.
– Pour l’école ?
– Pour ce qui reste de l’école. A l’instant exact où Kehoe faisait exploser sa ferme, les minuteurs qu’il avait placés près de quelque chose comme 200 kilos d’explosifs ont déclenché une immense explosion qui a fait sauter toute l’aile nord, au beau milieu de la première heure de cours. Le plancher entier se soulève, les murs et le toit s’effondrent. 38 personnes sont tuées instantanément, pour la plupart des enfants de primaire.
– Bordel…
– Le bruit est tel qu’en trente minutes, tous les habitants du village se ruent vers l’école pour y trouver le spectacle que tu imagines. Et au milieu des parents affolés et de tous ceux qui tentent d’organiser un semblant de chaîne de secours apparaît soudain la vieille Ford de Kehoe, qui descend de sa voiture et interpelle le superintendant local, un certain Emory Huyck. Les témoignages sont flous parce que tout le monde était concentré sur autre chose, mais il semble que les deux hommes aient lutté quelques secondes avant que Kehoe ne sorte une arme et tire soudain un coup de feu vers le bas de sa caisse.
– Oh.
– Oui. La Ford se désintègre instantanément, ravagée par l’explosion de la dynamite stockée sur le plancher et les banquettes. Et comme Kehoe a été un enfoiré vraiment très affairé, l’explosion fait voler une quantité de pièces et de boulons de métal placées là en guise de shrapnels. Kehoe, le policier et deux autres personnes sont tuées sur le coup, dont un garçon de huit ans qui venait à peine de survivre à la première explosion. Beaucoup d’autres habitants sont blessés et une partie ne d’entre eux ne survivra pas à ce qui ressemble beaucoup à des blessures de guerre.
– Mon Dieu le bilan…
– En tout, le massacre du 27 mai a tué 45 personnes, en comptant Kehoe. 38 d’entre elles étaient des enfants de 6 à 12 ans.
– Eh ben…
– Le seul motif de consolation, c’est que ça aurait dû être pire : les 230 kilos stockés dans l’aile sud de l’école n’ont pas explosé, probablement en raison d’un branchement défectueux.
2 réflexions sur « American nightmare »
quand je penses que jeune adulte, je souhaitais émigrer et faire ma vie aux USA… maintenant que je suis papa, je ne regrette pas une seule seconde que la vie en ait décidé autrement…