Attention ça va couper

Attention ça va couper

– Tu sais, moi, la destinée tragique de la fille du tsar, ça m’en touche une sans faire remonter l’autre. Enfin c’est évidemment très triste de finir fusillée dans une cave à 17 ans, je ne dis pas mais…

– Hein… ? Je… pas Anastasia, bougre d’âne. Anastasie.

– Oh.

– Ben oui. Anastasia Romanova, c’est la fille de Nicolas II et elle a effectivement eu une fin tragique en juillet 1918 dans la cave de la villa Ipatiev, comme toute sa famille – et oui elle y est bel et bien restée, il n’y a aucun doute sur le sujet. Anastasie, c’est différent.

– C’est qui ?

– Une sainte romaine du 3e siècle qui a fini cramée à un poteau.

– Tu te fous de moi ?

– Du tout. Mais c’est aussi l’épouse de Constantin IV, empereur byzantin de son état, au 7e siècle.

– Tu vas vraiment nous faire une chronique sur l’épouse d’un empereur byzantin du 7e siècle ?

– Non.

– Ouf.

– Mais je pourrais, si je voulais.

– Pas de chantage entre nous.

– Tant que tu me lâches la manette de la console quand je te le demande, tout se passera bien. L’Anastasie qui m’intéresse, tu la connais forcément. Une dame âgée, le nez tordu, des lorgnons, une chouette et des grands ciseaux.

– La censure !

– Elle-même, ou plutôt son allégorie. Mais avant de revenir sur Anastasie, justement : tu sais d’où ça vient, le mot censure ?

– De loin.

– Du latin censere, un vieux mot qui signifie en fonction du contexte juger, évaluer ou arbitrer. Et les censeurs, c’était les magistrats chargés du cens.

– Merci, ça m’aide beaucoup.

– Donne-moi deux minutes. Tu n’ignores pas que la société romaine est une société d’ordres pas franchement étanches, certes, mais où la naissance et la fortune déterminent largement ta place dans la chaîne alimentaire, si je puis dire.

Ubi societas, ibi jus.

– Comme tu dis. Bon, ben les censeurs, qui vont toujours par deux…

– Comme bien des choses.

– Je peux parler, oui ?  Les censeurs, leur boulot, ça consiste à classer les citoyens par ordre de fortune et d’âge pour fixer le niveau de l’impôt et le degré de leur contribution à la défense de Rome.

– Mon Dieu que ça doit être relou.

« Du tout, on se marre H24 ».

– Ben oui, mais c’est indispensable pour tenir un état précis de la popu…

– Non je veux dire que déjà, tenir des tableaux Excel à jour, c’est chiant au possible, mais alors quand tu dois en plus tout te taper au burin dans des blocs de marbre, ça doit être infernal.

– Mais c’est pas du t…

– Et puis alors des cellules de calcul en chiffres romains, ça doit être infernal.

– C’EST FINI OUI. 

– Pardon.

– Bon. Plus Rome grandit, plus le terrain de chasse des censeurs s’étend. Du droit de classer les Romains au triple point de vue financier, politique et militaire, la censoria potestas, ou l’autorité des censeurs pour ceux qui ont plutôt choisi espagnol en quatrième, s’étendit à la mesure de la dignité, de l’honneur des citoyens.

– Oh ça, ça pue toujours un peu, non ?

– Anarchiste. Mais oui, effectivement, les censeurs commencent à se mêler petit à petit de surveiller le respect des us et coutumes romains, le mos majorum. Les magistrats pouvaient en cas d’infraction faire figurer une petite remarque sur le registre du cens, la nota censoria, avec mention du motif. De quoi flétrir publiquement une réputation, pour peu que t’aies un rien dérapé dans les bégonias, que ce soit dans le cadre de ta vie publique ou privée.

–  Du genre ?

– Une tendance à laisser tes mômes faire n’importe quoi dans les rues, la fraude électorale…

– Bon, ça paraît relativement norm…

– Un mode de vie trop luxueux ou excessif. Tes histoires de cul peuvent aussi te coûter cher aussi, comme le fait de ne pas te marier.

– Hein ?

– Rome a besoin de citoyens, Sam : reproduis-toi.

– Là, tout de suite ?

– Je parle des Romains, tu seras gentil de remettre ce slip. Bref, la liste des délits qui peuvent te valoir une nota censoria sont nombreuses : négligence des obligations religieuses, abus de pouvoir, brutalité vis-à-vis des épouses, des enfant ou des esclaves, répudiation d’une épouse légitime, cruauté, débauche…

– Je ne vois toujours pas le lien avec Anastasie.

– Oh mais ça vient. Autant la censure est latine, autant Anastasie est grecque : son étymologie renvoie à l’idée d’un redressement d’entre les morts – une résurrection, autrement dit, soit une jolie façon de rappeler que la censure est éternelle quand tu t’amuses à construire son allégorie.

– Et justement, il date de quand, l’archétype ?

– Du dernier tiers du 19e siècle. La censure de la presse et des œuvres d’art est bien plus ancienne, évidemment et si elle avait été brièvement abolie sous la Révolution, l’idée qu’on ne peut tout de même pas laisser les gens exprimer n’importe quoi est très vite revenue. Flaubert et Baudelaire en savent quelque chose, pour ne citer qu’eux. Le premier s’est fait allumer après la publication de Madame Bovary, dont l’indécence saute évidemment aux yeux, le deuxième a eu droit à son procès pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs en 1857, après la publication des Fleurs du Mal. Le censeur s’était manifestement étouffé, à en croire son rapport au vitriol. Le Reniement de saint Pierre, Abel et Caïn, Les Litanies de Satan, Le Vin de l’assassin ? « Un tissu de blasphèmes ».  Les Femmes damnées ?  « L’expression de la lubricité la plus révoltante » et pire encore, « un chant en l’honneur de l’amour honteux des femmes pour les femmes ». Quand aux Métamorphoses du vampire ou aux Bijoux, les deux poèmes « présentent à chaque instant les images les plus licencieuses avec toute la brutalité de l’expression ».

– Oui, on sent qu’il a transpiré. Et qu’il les a bien relus pour être sûr d’être fâché tout rouge.

– Voilà. Bref, Baudelaire a pris 100 balles d’amendes pour « expressions obscènes ou immorales », ses éditeurs aussi, et six poèmes ont été virés de l’édition suivante.

– Et Anastasie là-dedans ?

– Elle arrive un peu plus tard, sur fond de guéguerre constante entre les pouvoirs publics et les artistes : dessinateurs, romanciers, poètes, journalistes, peintres, etc. Tout le monde joue à cache-cache avec ce qui est permis ou pas. Le jeu est d’autant plus complexe que pour s’y retrouver dans le maquis des textes de lois, des décrets et des règlements qui s’accumulent de l’Empire à la Troisième République en passant par quelques Restaurations ici ou là, c’est l’enfer jusqu’à la loi de 1881 qui supprime la notion d’autorisation préalable à la publication. Et entre temps boum : 1870.

– Eh ben quoi, 1870 ?

– Changement de régime, et arrivée de monsieur Picard à l’Intérieur.

Non, pas lui.

–  Qui ?

– Ernest Picard, un de ceux qui ont contribué à la répression de la Commune. Il n’y reste pas longtemps, à l’intérieur, mais sa manière d’abuser du communiqué officiel bien mensonger comme il faut a largement eu le temps de lui faire des copains dans une partie de la presse, qui le surnomme Ernest Communiqué.

– Une première allégorie.

– Et la famille s’élargit rapidement dans les comédies des boulevards, les textes plus ou moins légaux des chansonniers et les caricatures des journaux. Sans qu’on sache vraiment qui en est à l’origine, on voit apparaître des personnages Séraphine Inquisition, son cousin le vicomte Butor de Saint-Arbitraire ou Agathe Estampille, tous soigneusement taillés pour se foutre plus ou moins ouvertement de la gueule des services de la censure. Et voilà comment naît Anastasie, épouse de monsieur Pipelet. Elle devient très vite la personnification de la Censure elle-même, avec tout son petit attirail symbolique. Et c’est un caricaturiste régulièrement savaté par la justice, André Gill, qui va lui donner son apparence la plus célèbre.

« Snip« .

– Ah effectivement.

– Oui tout l’attirail y est, et aucun détail n’est bien sûr innocent. Là où la Liberté est jeune, lumineuse, radieuse…

– Et en général avec un sein à l’air pour une raison qui m’échappe.

« Ta gueule, c’est métaphorique »

– Et la liberté de l’artiste, merde ? Bref, Anastasie, elle, est à l’opposé : une vieille mégère grimaçante au sourire sournois. La taille disproportionnée de ses ciseaux d’Anastasie en dit long sur la finesse des coupes qu’elle pratique dans les œuvres littéraires, la presse ou les spectacles, quels qu’ils soient.

– Et la chouette ?

– Ben c’est un symbole classique de la sagesse depuis Athéna, mais en l’occurrence, ça n’est évidemment pas ça. La chouette, c’est un rapace nocturne idéal pour accompagner celle qui surveille le pays jour et nuit, avec une attention maniaque. La chouette, comme le chat, c’est aussi l’animal qui symbolise la nuit, les superstitions d’un âge reculé et obscurantiste, bref, l’image du Moyen Age comme on se le figure au 19e, c’est-à-dire…

– Moyenâgeux ?

– Voilà. Et si Anastasie ressemble d’assez près à la caricature classique de la sorcière, c’est à dire vieille, moche, avec les mains tordues et les ongles crochus, ce n’est pas un hasard non plus.

– Et myope, en plus.

– Oui, les lorgnons de la vieille femme en disent long sur sa lucidité, au sens premier du terme. Une manière de plus de se moquer des décisions arbitraires et pas forcément justifiées d’une censure qui taille à tort et à travers dans des œuvres dont elle ne comprend pas grand-chose.

– Et ses fringues ?

– Alors ça, c’est une référence directe à l’habit des concierges. Et là encore, c’est tout sauf un hasard : au 19e, les « bignoles » sont à tort ou à raison réputées pour être des indicatrices de choix pour la police, avec cette idée qu’elles ont toujours une oreille qui traîne derrière les portes. La bavarde, la pipelette, en argot, c’est une concierge. Anastasie, c’est aussi cette vieille envieuse soumise au pouvoir – elle porte un tablier de domestique – qui écoute dans les cages d’escaliers. Même la couleur de son tablier ne doit rien au hasard : le jaune, c’est la couleur de la traitrise, c’est par exemple le surnom des ouvriers qui acceptent de travailler pendant que leurs camarades font grève. 

– Eh ben paye tes stéréotypes.

– Oh ben tu sais, aller chercher une allégorie féminine pour incarner quelque chose de négatif, c’est un grand classique depuis Pandore.

One thought on “Attention ça va couper

  1. Sur la caricature, on dirait plus un hiboux qu’une chouette.

    C’est un détail genre « de toute façon, c’est aussi un rapace nocturne, c’est pareil »?

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