Le gros lot
– Mais non, c’est pas comme ça qu’il faut…
– Je te dis que si. C’est pas la peine de me répéter ton argument encore une fois, il est foncièrement bancal.
– Pas du tout, tu y mets de la mauvaise volonté.
– Cette mauvaise volonté là ça s’appelle la logique.
– Elle a bon dos la logique !
– Quand ça t’arrange.
– Ecoute, je crois qu’on ne va pas arriver à tomber d’accord. Mais c’est pas grave, tu sais, parce que comme disait…
– Ah non !
– Quoi ? Encore ? J’étais justement parti pour dire que…
– Oui, je sais très bien ce que tu étais parti pour faire. A savoir me sortir pour la énième fois une citation plus qu’éculée sur le fait qu’on puisse ne pas être d’accord sans pour autant vouloir bâillonner son interlocuteur, c’est ça ?
– Effectivement, parce que comme disait Voltaire…
– Non non, stop, vraiment. D’une, s’il n’y a qu’une, UNE SEULE, citation de Voltaire à retenir, c’est la suivante : « un bon mot ne prouve rien ».
– Ah. Oui. Attends…
« Mais alors si c’est vrai, ça veut dire que…donc c’est faux, et par conséquent…Je recommence. »
– Exactement. De deux, je refuse de recevoir des leçons de morale de quelqu’un qui a bâti sa fortune sur une arnaque.
– Fortune, comme tu y vas, j’ai juste quelques comptes à droite à gauche.
– Je parlais de Voltaire.
– Ah. Je n’ai pas, je n’ai jamais eu, de comptes à droite à gauche. Attends, Voltaire ?
– Mais oui.
– Une arnaque ?
– Absolument. Une belle, faut le reconnaître. Entre nous, tu ne t’es jamais demandé comment Voltaire avait fait carrière ?
– Tu veux dire, comment il s’est fait reconnaître, a pu diffuser ses écrits aux quatre coins de l’Europe, et aussi déménager à chaque fois qu’il tapait un peu trop sur les nerfs des autorités locales ?
– Oui, précisément.
– Je ne sais pas, la fortune familiale ?
– Capter une carrière d’intellectuel grâce à papa ? Nan, il s’appelait François-Marie, pas Raphaël.
– François-Marie ?
– Ben oui, c’est pas un nom Voltaire. Il est né François-Marie Arouet, en 1694. Tu noteras l’absence de particule. Sa mère est une aristocrate mineure, tandis que son père travaille pour le Trésor.
– C’est pas si mal.
– Non, bien sûr, mais il ne fait pour autant partie des familles de premier plan ou de la grande bourgeoisie. Il abandonne assez vite ses études de droit pour devenir homme de lettres, au grand dam de son paternel. Mais il a incontestablement du charisme et de l’entregent, ce qui lui permet de remporter un certain succès dans la société parisienne. Mais il réalise des écrits hostiles au Régent, et finit exilé à Tulle, puis à la Bastille.
– De Tulle à la Bastille ? Il a eu une remise de peine ?
C’est pour équilibrer. Tous les grands hommes ne peuvent pas venir de Tulle.
– Une fois sorti, il se choisit un nom de plume, Voltaire, et écrit des pièces qui lui apportent le succès. Puis ça se gâte à nouveau en 1726 : alors qu’il était semble-t-il jaloux de son succès auprès d’une actrice, le chevalier de Rohan se moque de son pseudonyme. Incapable de tenir sa langue, Voltaire lui répond « je commence mon nom, vous finissez le vôtre ».
– C’est pas aimable, mais c’est pas non plus une insulte mortelle.
– Eh ben pourtant il le prend très mal. Le chevalier le fait bastonner par ses hommes. Voltaire demande des réparations et menace de le provoquer en duel, Rohan sort la carte « je suis chevalier et pas toi », et c’est retour à la case Bastille. Voltaire y passe 11 mois, puis est exilé en Angleterre.
– Ha, je vois. Peine aggravée pour mauvaise conduite ?
– Non, aussi surprenant que ça puisse paraître il semblerait qu’il ait lui-même demandé à quitter sa geôle pour aller chez les Grands-Bretons.
« C’est un peu trop sec et lumineux ici. »
– Faut pas juger, la prison ça change un homme.
– Bon, une fois en Angleterre il y observe les mœurs locales, et en tire un certain nombre de conclusions sur la société et la politique, qui ne nous intéressent pas ici.
– Oh ben quand même…
– Non. En l’occurrence, penchons-nous sur l’expérience qu’il tire d’une visite à la Bourse :
« Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom d’infidèles qu’à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l’anabaptiste, et l’anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire ; celui-ci va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père par le Fils au Saint-Esprit ; celui-là fait couper le prépuce de son fils et fait marmotter sur l’enfant des paroles hébraïques qu’il n’entend point ; ces autres vont dans leur église attendre l’inspiration de Dieu, leur chapeau sur la tête, et tous sont contents. »
Autrement dit, en exagérant à peine, la vraie religion universelle, c’est la thune.
– Ah, oui, le profit qui unit les hommes.
– Voltaire revient en France en 1728, avec une certaine rancœur pour le gouvernement qui l’a envoyé en tôle à deux reprises…
– Et à Tulle et en Angleterre.
– Une grosse rancœur. Et l’envie de se faire du blé, parce qu’il est un peu à la déch’, et qu’on ne va pas se mentir ça apporte une certaine liberté et protection. Il a alors la chance de faire la connaissance d’un autre esprit brillant, quoi que dans d’autres domaines, qui est de quelques années son cadet : Charles-Marie de la Condamine. Condamine est plutôt un scientifique : géographe, astronome, et mathématicien. Voltaire est lui doué pour les relations sociales, et connaît des gens. Ensemble, Charles-Marie et François-Marie vont faire les poches de la Couronne.
– On va s’appeler le gang des Maries.
– Non.
– Mais alors, c’est quoi leur combine ?
– C’est la combine de Condamine. Je t’explique : dans les années 1720, la Couronne avait besoin de sous. Elle avait donc émis des bons, autrement des emprunts publics. Tu achètes un bon, il te rapporte un certain niveau d’intérêt, et puis tu peux aussi le revendre. Malheureusement, après quelques années, en raison d’un retournement économique, le taux d’intérêt de ces bons avait été sévèrement revu à la baisse. Pour le dire autrement, ils ne rapportaient plus granch’.
– Ca a eu payé, mais ça paie plus.
– C’est ça. Par conséquent, le Trésor a du mal à lever des fonds. Michel Robert Le Pelletiers-Desforts, ministre adjoint des Finances, a une idée pour améliorer la valeur des bons, augmenter la demande, et ramener de l’argent aux caisses royales.
– Tout ça ?
– Tout ça, d’une pierre trois coups.
– Les ministres des Finances sont connus pour avoir souvent des idées brillantes qui leur permettent de mener des carrières remarquables pour le plus grand bien du pays. C’est une longue tradition nationale.
– Euh…ouais. L’idée en question, c’est une loterie. Chaque détenteur de bon peut acheter un billet de loterie pour 1/1000ème de la valeur faciale du bon en question. Le gagnant du tirage au sort reçoit cette valeur faciale, soit plus que ce qu’il pouvait espérer au cours actuel.
– C’est déjà ça.
– Oui, mais c’est juste l’amuse-bouche. Le gros lot, c’est…ben le gros lot : 500 000 livres.
– D’accord, ça fait une jolie bibliothèque, mais enfin bon.
– Non, des livres comme la monnaie. Et 500 000 livres, ça vaut quelque chose comme 5,64 millions d’euros de nos jours.
– Pas mal. Bon alors, comment on triche ?
– Aaaah, mais c’est toute la subtilité, pas besoin de tricher. Condamine réalise que le système souffre d’un défaut fondamental. Quelle que soit la valeur du bon qui justifie l’achat, autrement dit le prix du ticket, les chances de gagner sont exactement les mêmes.
– Si j’ai un bon d’une valeur faciale de 10 000 livres, je peux acheter un ticket de loterie pour un millième de ce prix, soit 10 livres. Si mon bon affiche 100 livres, je paie pour un ticket 0,1 livre. Mais les deux tickets ont autant de chance de gagner, c’est ça ?
– Exactement. Sachant que comme le taux d’intérêt a chuté, la valeur d’achat des bons aussi. Par conséquent, Condamine calcule qu’en achetant une certaine quantité des bons de faible valeur en circulation, on peut disposer de suffisamment de tickets de loterie pour avoir une chance significative de gagner le grand prix, avec un bénéfice substantiel, tout et en gagnant aussi sur les bons eux-mêmes au passage.
– Ca paraît trop beau pour être vrai.
– Non non, le système a été mal pensé, ça marche.
– Bon ben allez.
– Attends, il faut quand même une certaine mise de départ pour acquérir les bons, même si leur valeur unitaire est limitée, puis les tickets, et enfin mettre un peu d’huile dans le système.
– Comment ça ?
– La vente des tickets de loterie état exclusivement réservée à un nombre limité de notaires, donc il était recommandé de…bien s’entendre avec eux.
– Y’a qu’à leur offrir des cravates, paraît qu’ils aiment bien ça.
– Par exemple. Les deux compères ont besoin d’investisseurs, et c’est dans ce domaine qu’intervient Voltaire. Il les trouve grâce à ses contacts et son entregent. Et c’est ainsi que se constitue un petit syndicat qui met le plan à exécution, joue, et gagne. Donc il joue encore. Et regagne. Donc il joue encore…
– Attends, plusieurs fois ?!
– Mais oui. Ils répètent le coup pendant près de deux ans. Et ça aurait pu encore durer, si Voltaire n’avait pas fait le malin.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire qu’il était possible, il était même assez commun, que les joueurs écrivent quelques mots sur leurs tickets. Souvent des formules pour se porter chance. Mais comme Voltaire n’a pas besoin de chance pour gagner, il inscrit à la place des formules critiques des autorités. Voire, au lieu d’en appeler à la bonne fortune, il fait l’éloge de « la bonne idée de Condamine », puis signe ses tickets avec plusieurs noms d’emprunt.
– Il ne tente plus le diable, il le nargue.
– C’est un peu un trait de caractère. Les organisateurs finissent par percuter que le même groupe gagne souvent. Très souvent. Et ils n’ont pas trop de mal à remonter la piste.
– Ca va barder.
– De fait, le Trésor les poursuit en justice. Et se casse le nez : nos joueurs n’ont rien fait de prohibé. Ils ont acheté leurs bons et tickets régulièrement. Pas leur faute si le tout était mal fichu. Mais comme par hasard la loterie est supprimée dans la foulée.
« Amateurs. »
C’est dommage pour les deux compères et leurs associés, mais ils ne sont pas à plaindre. François-Marie et Charles-Marie se retrouvent chacun avec pas loin de 500 000 livres. Ils sont tranquilles à vie, et ils vont largement financer leurs activités respectives.
– Oui, enfin, on peut aussi choisir de plus avoir aucune activité à partir de là.
– Je suis bien d’accord, mais c’est pas leur genre. Bon, on sait tous ce qu’il en est pour Voltaire. Il écrit, se lance dans des correspondances avec à peu près tous ceux qui comptent en Europe pour diffuser ses idées…
– Ouais, c’est l’inventeur du spam, quoi.
– Globalement c’est ça. On connaît moins Condamine, et c’est bien dommage, parce qu’il n’est pas non plus resté les deux pieds dans le même sabot.
« Je dois pouvoir me payer deux sabots. »
En 1735, il part ainsi au Pérou, pour une expédition géodésique.
– Une expédition quoi ?
– Géodésique, c’est-à-dire qui a trait à la géométrie du globe, si tu veux. Il s’agit d’aller mesurer, au niveau de l’équateur, la longueur d’un arc de méridien d’un degré, pour en déduire la circonférence de la Terre, et surtout sa forme.
– Comment ça ? Le débat est clos !
« Pas du t… »
Nan. Fermez. Vos. Gueules.
– Oui, c’est une sphère, mais une sphère qui tourne peut avoir tendance à se déformer un peu. Il y avait d’ailleurs à l’époque deux écoles : les Cartésiens, qui pensaient qu’elle était un peu aplatie au niveau de l’équateur, et les Newtoniens qui pensaient que c’était plutôt aux pôles. Il y a donc en fait deux expéditions qui sont montées, celles de Condamine en Amérique du Sud, et une autre confiée au dénommé Maupertuis en Laponie. L’expédition de Condamine reçoit l’autorisation du roi d’Espagne Philippe V pour se rendre au Pérou. C’est la première fois que le souverain autorise un étranger dans ces territoires. Il en ressort que la Terre est une sphère légèrement aplatie aux pôles.
– Ca doit bien être la première fois que je donne tort aux Cartésiens.
– L’exception qui confirme la règle. Sache d’ailleurs que la mesure du méridien de Condamine servira quelques années plus tard, pendant la Révolution, pour définir le mètre (un dix millionième du quart du méridien). Mais les travaux de la Condamine en Amérique du Sud ne s’arrêtent pas là. Il étudie la géographie, la botanique, et la zoologie de l’Amazonie. En 1743, il est le premier scientifique à descendre l’Amazone. Il a l’amabilité de nous fournir plusieurs sujets, en décrivant à la fois le cinchona, l’arbre du produit la quinine qui permet de soigner la malaria, mais aussi l’usage du curare par les Indiens, ainsi que le caoutchouc. Il donne d’ailleurs son nom à une espèce de cinchona, de celles qui produisent la quinine de meilleure qualité : le cinchona officinalis condaminea.
– C’est la gloire botanique.
– Pas uniquement. Condamine, finit membre de l’Académie française, de l’Académie royales des sciences, de la Société royales de Londres, des Académies de Berlin, de Saint-Pétersbourg, de Bologne, de Cortone, et de l’Académie de Stanislas à Nancy. Il développe encore sa notoriété en se faisant l’avocat de l’inoculation, la pratique qui consistait à contracter volontairement la variole avant qu’Edward Jenner développe la vaccination.
– Pas mal.
– Attends, si tu veux parler de notoriété et de nom laissé dans l’histoire, il a fait mieux qu’une espèce d’arbre : il y a carrément un cratère de la Lune qui s’appelle Condamine.
– Je m’incline.
– Il fait encore un voyage notable à Rome en 1754.
– Il y trouve quoi ?
– Une autorisation pour épouser sa nièce.
– Pardon ?!
– Sa sœur ne dispose pas de la fortune nécessaire pour assurer une dot suffisante à sa fille. Charles-Marie se dévoue donc. Mais pour ça il va chercher une autorisation auprès du pape Benoît XIV.
« Ben oui, quand même, on n’est pas des sauvages. »
A l’âge de 55 ans, Charles-Marie de la Condamine épouse donc sa nièce, la fille de sa sœur, Marie Louise Charlotte Bouzier d’Estouilly. Ils n’auront pas d’enfant.
– Encore heureux !
– D’ailleurs, tu sais ce que fait Voltaire à peu près à la même époque ?
– J’ai envie de le savoir ?
– Fais pas ta mijaurée. Il file le parfait amour avec…sa nièce, la fille de sa sœur, prénommée Marie-Louise.
– Non mais faut pas se sentir obligé de tout faire pareil !
– Ah non ! Voltaire et sa nièce ne se marient pas.
– C’est-à-dire que s’il fallait une autorisation du pape, quelque chose me dit qu’il ne l’aurait pas eue.
– Sans doute. Une dernière chose à propos de la Condamine : scientifique jusqu’au bout, il meurt après s’être porté volontaire pour une opération chirurgicale nouvelle. Il souffrait d’une hernie, et un jeune chirurgien avait imaginé une nouvelle procédure. Il était cependant réticent à la tenter sur un patient de 73 ans. Charles-Marie lui explique qu’au contraire, il a tout à y gagner. S’il meurt, bon ben que voulez-vous c’était un âge avancé pour l’époque, c’était plus une tentative désespérée qu’autre chose. Si ça réussit, c’est la gloire.
– Ca se défend.
– Charles-Marie passe donc sur la table d’opération. Et comme l’anesthésie n’existe pas à l’époque, il en profite pour poser des questions au médecin qui en train de s’occuper de lui. Scientifique jusqu’au bout, on a dit. Pour ce qui est de la hernie, l’intervention est manifestement un succès, malheureusement la Condamine meurt d’une infection quelques jours plus tard.
– Les antibiotiques n’existaient pas non plus.
– Eh non. Voltaire le suit 4 ans plus tard, en 1778. Il lègue son patrimoine conséquent à sa nièce, qui récupère également son cœur et son cerveau, prélevés et conservés dans de l’alcool. Le cœur finit à la Bibliothèque nationale. Le cerveau a manifestement été vendu avec une partie des meubles par la suite, et sa trace s’est perdue.
« Grand-père disait qu’il avait un inédit de Voltaire au grenier… »
– Eh ben…
– Attends, on arrive à ma partie préférée.
– Tu es sûr ? Je veux dire, ils sont tous les deux morts.
– Oui oui. En 1759, Voltaire s’achète un domaine, parce qu’il en a les moyens. Il s’agit d’un château à Ferney, à côté de Genève. Parce qu’il y était à l’abri des autorités françaises. Il ne reviendra en France qu’en 1778, soit peu avant sa mort.
– Ok, d’accord.
– Et tu sais qui est venu en visite au château de Voltaire à Freney en mai 2018 ?
– Je sens que je vais te décevoir, mais non.
– Le président de la République. Française.
– Bon, d’accord, et ?
– Tu sais ce qu’il venait y faire ?
– J’imagine que la réponse n’est pas « du tourisme ».
– Non. Il venait dans au château, récemment rénové, pour y annoncer le lancement du loto du patrimoine.
– Attends. Le chef de l’Etat français…
-Lui-même.
– Est venu annoncer la mise en place d’une loterie publique…
– C’est ça.
– Chez le gars qui a fait sa fortune en grugeant l’Etat français à sa propre loterie ?!
– Ouiiiiiiiii.
– C’est…beau.