Au Bonheur des D(r)ames

Au Bonheur des D(r)ames

– Mais qu’est-ce qui c’est ? Le truc sur ta tête, là ?

– Enfin, voyons, mon chapeau de gangster. T’as bien dit qu’on allait à Chicago ?

– Du sud. Chicago du sud.

– Dallas ? Vegas ? Miami ?

– Nan, beaucoup plus au sud. On va au pays des reines.

– La Laponie ? C’est pas du tout au sud.

Laaaapon ?

– Nan, des reines. Des souveraines. On va en Australie.

– Queensland ?

– Non, Nouvelle Galle du Sud, en l’occurrence. Sydney.

– Sydney c’est la Chicago du sud ?

– Ca l’a été. A l’époque où c’était des femmes qui faisaient la loi. Enfin, le contraire de la loi. Mais aussi la loi.

– C’est confus.

– Je t’explique. Tout ça, c’est une histoire de bonnes intentions qui tournent mal.

– Classique.

– L’Australie, le pays que nous connaissons aujourd’hui, a été pour partie constituée comme une colonie pénitentiaire dans laquelle la justice britannique se débarrassait d’une partie de ses criminels. C’est en 1901 que la fédération australienne, techniquement le Commonwealth d’Australie (une monarchie constitutionnelle fédérale), est constituée comme pays indépendant. Et commence à adopter ses propres lois. Dont un certain nombre, c’est logique, ont pour objet de définir les activités qui sont légales ou interdites. Et on va dire qu’ils n’ont pas toujours bien vu venir les conséquences de leurs décisions.

– Je crois savoir que ça leur est aussi arrivé quand il s’est agi de faire venir diverses espèces animales.

– C’est vrai, faudra qu’on y revienne. Dans l’immédiat, on va parler d’une période d’une vingtaine d’années, de 1905 à 1927. Le gouvernement décide par exemple de supprimer la possibilité pour les pharmaciens de vendre de la cocaïne, pratique courante à l’époque puisque que ce produit était considéré comme un antalgique tout ce qu’il y avait de plus anodin. Enfin, justement, ils se disent qu’il ne l’est peut-être pas tant que ça. Une décision qui n’est pas forcément bien accueillie par tout le monde.

– C’est les pharmaciens ?
– Non, les clients.

– J’ai tendance à penser qu’il ne suffit pas d’interdire la vente pour supprimer la demande. Donc d’ici à ce que ça favorise le trafic…

– Tu n’as pas tort. Surtout que pendant la même période, des lois sont également adoptées pour interdire les paris hippiques. S’agit pas de contester l’idée de réguler les jeux d’argent, mais de la même façon ça a plutôt comme résultat d’arranger les affaires des bookmakers.

– Pas surprenant.

– Dans la même volonté de moraliser la société et de lutter contre les mauvaises habitudes, l’Australie met enfin en vigueur une réglementation qui contraint les pubs à fermer à 18h. Ou, comme on dit sur place, « beaucoup trop tôt, enfin, quoi ».

– Eh bien sûr, les Australiens abandonnent immédiatement l’idée de picoler le soir venu.

– Tu penses bien. Le contexte est donc idéal pour l’accession au pouvoir de la reine de Surry Hills, l’un des quartiers est de Sydney.

– Tu fais les présentations ?

– Kate Leigh. Née en 1887, en tant que 8ème enfant de la famille. Enceinte à 13 ans, mariée à 15.

– Ouh, ça s’annonce riant.

– Elle fait une brillante carrière, en tant que criminelle. Mais pas juste une délinquante lambda, Kate est une cheffe de gang, qui va collectionner la bagatelle de 107 condamnations.

Continuez à la regarder de travers et ça va faire 108.

– Joli score ! C’est quoi sa spécialité ?

– Kate met en place et gère une vingtaine de…établissements, des sly-grog lounges, les équivalents locaux des speakeasies de la prohibition aux Etats-Unis. Où l’on peut picoler, parier, rencontrer des jeunes femmes à l’affection monnayable, et se repoudrer le nez.

– Je vois que la carte est complète.

– C’est un forfait tout en un. Kate tient des rades pour toutes les catégories de la population, du prolo au rupin, et les affaires marchent. Mais elle a de la concurrence.

– Un rival ?

– UNE rivale. La challenger, dans le coin opposé, mais toujours de l’est de Sydney. Elle règne également sur son quartier, qui est mon préféré d’au moins tout l’hémisphère sud, elle est coriace, elle est vindicative, personne ne lui marche sur les pieds, je te présente Tilly Devine, la reine de Woolloomooloo.

– Woolloomooloo ?

– Oui, hein ?

Parce que sinon on va encore nous accuser d’inventer des trucs.

– Tilly, tu dis ?

– De son vrai nom Matilda Twiss. Née à Londres en 1900. Elle ne fait pas de vieux os à l’école, et devient prostituée. En 1917, elle fait la connaissance d’un soldat australien, venu combattre pour la Couronne, James Devine. Dit Big Jim.

Encore ?

– Nan, c’est un autre. Jim présente bien, et puis au pays sa famille possède une ferme de kangourous. Matilda devient donc Mme Devine, et en 1918 elle prend le bateau pour la grande île. Où elle découvre que Jim n’a pas plus de ferme que toi ou moi, elle reprend donc ses activités. Tilly fait le trottoir, et Jim vend de la coke.

– Un business familial, quoi.

– Voilà. Tilly n’a peut-être pas l’air comme ça…

« La lavallière c’est pour les chochottes. »

Mais c’est une vraie dure. Elle a l’habitude de larder les clients qui rechignent à sortir la monnaie, et a aussi essayé de foutre le feu à plusieurs flics qui lui cassaient les pieds. A force de prostitution, violences diverses y compris à l’encontre des policiers, ébriété publique, et conduite inappropriée, elle acquiert le surnom de pire femme de Sydney, et a vite fait de se tailler un casier long comme le bras.

– C’est long comment un bras ?

– Là elle n’en est encore qu’au début de sa carrière, mais en tout elle totalisera 204 condamnations.

« Al Capone ? Jamais entendu parler d’elle. »

– Woolloomooloo !

– Comme tu dis. En 1925, elle finit par prendre deux ans pour avoir joué du rasoir avec un type dont la tête ne lui revenait pas. Elle profite du pénitencier pour réfléchir sur ses choix de vie. Et là, elle réalise un truc.

– Elle devrait changer de carrière ?

– En quelque sorte. Vois-tu, en même temps que celles sur la drogue, les paris, et la vente d’alcool, l’Australie a également adopté une loi sur la prostitution.

– Pas particulièrement surprenant.

– Non. Parmi les dispositions, l’interdiction de la prostitution de rue.

– Donc bordels.

– C’est ça. Et par ailleurs, là aussi c’est du classique, nul ne peut vivre des revenus des prostituées.

– On interdit le proxénétisme, quoi.

– C’est ça. Sauf que sans doute conseillés par Me Sauron, les législateurs australiens écrivent dans la loi que « no man » ne peut tirer ses revenus de l’activité des prostituées. « No man », pas « no one ».

– Ben je vois pas ce que ça…oooh. Non ?

– Eh si. Tilly en conclut qu’il est temps de la jouer comme Eowyn.

A sa sortie, Tilly, Big Jim, et leurs associés montent un joli petit réseau de bordels, dont elle est la patronne. En toute légalité, et avec succès. Son seul problème, c’est Kate Leigh. Elles marchent toutes deux sur les plates-bandes de l’autre, en termes de territoire comme d’activité. Kate est plus subtile et finaude que Tilly, elle fait moins le coup de poing et esquive les condamnations, mais les deux reines se détestent cordialement. Elles se font concurrence dans la rue, mais aussi dans les salons. En tant que femmes d’affaires à la tête d’entreprises florissantes, qui investissent une bonne partie de leurs gains dans l’immobilier, elles se battent aussi à coup de réceptions, chiens de race, et bijoux.

– Oh ben alors ça v…

– Non. Leurs gangs entrent vraiment en guerre à partir de 1927.

– Ca va canarder.

– Non. Le Pistol Licensing Act adopté la même année prévoit l’arrestation immédiate de quiconque en possession d’un flingue.

– Ouf.

– Donc on règle ses comptes au coupe-chou. C’est la période des « razor gang wars ». Les bandes de Kate et Tilly se battent à coup de rasoirs quand ils se croisent, et montent régulièrement des expéditions pour aller attaquer les établissements des autres. En 1929, l’est de Sydney est le théâtre d’affrontements qui peuvent impliquer plusieurs dizaines de malfrats de chaque côté. C’est à l’époque que la ville est rebaptisée la Chicago du sud.

– Mais que fait la police ?

– La police ? Elle a la chance de compter dans ses rangs la troisième maîtresse-femme de l’histoire.

– La Elliott Ness du sud ?

– En quelque sorte, mais en fait pas vraiment. Lilian May Armsfield. Elle est australienne, née en 1884.

Grandie en Australie. Elle en mange 4 comme vous au goûter.

Lilian devient infirmière, et travaille en asile psychiatrique. Ne te fais pas d’idées, elle est plus portée sur l’empathie et la discussion avec les patients que les camisoles et l’électrothérapie.

– J’aime autant.

– En 1915, la police de Sydney décide de mettre en place sa Women’s Police. Et pour ce faire elle ouvre…deux postes. Il y a plusieurs dizaines de candidates, mais Lilian est retenue. Parce qu’elle tutoie le mètre soixante-treize, mais aussi parce qu’elle présente exactement le profil recherché. La police souhaite en effet recruter prioritairement des infirmières ou personnels d’asile. Lilian Armsfield et Maude Rhodes sont donc retenues, même si Rhodes quittera la police 5 ans plus tard.

– Et ça fait quoi la Women’s Police ?

– La mission est clairement définie : faire de la prévention pour réduire le nombre d’enfants et de jeunes femmes à la rue qui finissent prostituées, en état d’ébriété, ou victimes de violence. On leur confie prioritairement les affaires qui impliquent des femmes, ainsi que les interrogatoires et investigations auprès des femmes et enfants. Et elles sont essentiellement affectées aux quartiers mal famés de l’est de Sydney, les royaumes de Tilly et Kate.

– Uh, elles ont peut-être intérêt à passer quelques heures au stand de tir.

– Tu n’es pas sérieux. Lilian, Maude, et celles qui les rejoindront sont des « officiers spéciaux ». Mais si tu penses « forces spéciales », tu vas être déçu. Au moment de leur embauche, elles doivent signer un avenant indiquant que la police n’est pas responsable de leur santé ni de leur sécurité. Elles ne sont pas autorisées à se marier, et pas couvertes si blessées en service. Ce qui pourrait bien arriver, puisqu’elles n’ont pas d’uniforme, pas d’arme, de matraque, ni même de menottes (leurs successeuses n’en obtiendront que dans les années 70). Sachant que de toute façon, elles ne disposent pas non plus de l’autorité nécessaire pour procéder à des arrestations.

– Hein ? Du coup…

– Ben quand elles tombent sur un délinquant elles doivent en gros lui tenir la jambe et lui demander de bien vouloir patienter le temps que des collègues viennent l’appréhender.

– Mais comment elles peuvent faire leur boulot dans ces conditions ?

– Eh ben faut ruser et contourner. C’est ce que Lilian fait particulièrement bien. Déjà, sans uniforme, elle passe plus facilement dans les rues, où elle mène un véritable travail social auprès des filles un peu perdues qu’elle croise. Elle discute avec elles, les conseille, les adresse à des pensions. Elle va jusqu’à attendre sur les quais pour repérer et prendre contact avec les jeunes qui arrivent à Sydney en bateau ou en train, et qui ont l’air un peu paumées. Elle va trouver celles qui se sont fait plus moins bien avorter pour les conseiller. Autant de choses que des hommes policiers auraient plus de mal à faire, quand bien même ils en auraient l’idée.

– On sent l’infirmière.

– Oui, mais pas que. Lilian mène aussi des enquêtes au cœur des bordels comme des tripots, où elle a évidemment plus de facilité pour se fondre. Elle obtient ainsi ses premiers succès, grâce à des infiltrations, contre des fumeries d’opium ou des diseurs de bonne aventure truands.

– Euh, par opposition aux diseurs de bonne aventure honnêtes ?

– Oui, bon, faut croire que ceux-là étaient pires. Toujours est-il que Lilian mène un beau boulot de policière, tout en n’ayant souvent que son sac à main pour se défendre si besoin. Même si des collègues lui refilent un flingue sous le manteau après quelques années. A un rythme particulièrement lent par rapport à ses collègues, Lilian passe quand même sergent, pendant que la brigade féminine s’étoffe.

« Ah ben c’est bien, maintenant vous êtes suffisamment nombreuses pour nous tricoter des écharpes. »

Mais surtout, au vu de son bilan et de ses aptitudes, Lilian est désignée comme une des responsables des investigations lancées pour mettre un terme à la guerre des rasoirs.

– Oui, parce qu’il faudrait peut-être se décider à y faire quelque chose.

– En effet. On ne va pas se mentir, le trafic de drogue ou le proxénétisme ne font pas partie des priorités de la police, mais des gens qui se tailladent, et occasionnellement se tirent dessus, dans la rue, ça ne va plus. C’est ainsi qu’en 1931, Lilian réussit à coffrer Kate Leigh.

– Comment ?

– Elle la fait tomber pour possession et trafic de stupéfiant, en la prenant en flagrant délit alors qu’elle essaie de se débarrasser des doses de cocaïne en les balançant au feu. La peine n’est pas énorme, mais le travail patient de Lilian paie. Par ailleurs, une nouvelle loi est adoptée…

– Encore ? Et ça produit quoi cette fois ?

– Ecoute, pour le coup elle est manifestement plutôt bien pensée. Elle permet d’appréhender toute personne qui a l’habitude de fréquenter des voleurs, prostituées, ou vagabonds. C’est ainsi que Tilly se retrouve également au poste. Les deux reines ont d’ailleurs des rapports assez différents avec Lilian.

– A savoir ?

– Kate la traite avec considération et respect, allant jusqu’à l’appeler « Lili » quand elle se croise. A l’inverse, Tilly l’insulte à vue.

– Elles n’ont vraiment pas le même caractère.

– Non, puis de là à penser que c’est aussi un effet de leur exécration réciproque… En 1933, la police de Sydney compte une nouvelle recrue, Peg Fisher, qui deviendra le bras droit de Lilian. En tant que bleue, elle est chargée pour sa première mission de filer Tilly. Mais elle se fait repérer. Tilly la chope, en plein rue, et commence à sérieusement la secouer. Surgit alors, d’un tramway qui passait, Kate. Elle se jette sur Tilly, l’étend d’un uppercut, et la maintient au sol le temps que la jeune fliquette se remette.

Cette violence, quel spectacle insupportable !

– Sympa le bizutage.

– Les rues de Sydney sont animées. Pour autant, la nouvelle loi, le travail de Lilian et ses collègues, et la dépression économique portent un coup aux affaires des deux reines des quartiers est. En 1935, le commissaire s’assoit pour discuter avec elles. Il leur propose un marché : elles lèvent le pied sur la drogue et la violence, sinon il lancera d’autres opérations de grande ampleur contre elles.

– Et alors ?

– Elles acceptent. D’autant que quelques années plus tard, la Deuxième Guerre Mondiale apporte de nombreux clients à leurs bordels. Après 1945, elles continuent à se faire la guerre, mais de façon moins destructrice.

– A savoir ?

– Elles se pourrissent mutuellement auprès des journalistes, tout en faisant la promo de leurs actions de charité respectives, évidemment plus admirables que celles de l’autre. Elles iront même jusqu’à mettre en scène leur « rapprochement ».

Ca a l’air tellement sincère.

Au final, il y aura bien un point commun entre Sydney et Chicago.

– Comment ça ?

– Elles finissent par être rattrapées par le fisc, pour n’avoir pas payé tout ce qu’elles devaient sur leurs immeubles. Kate est déclarée en banqueroute en 1954, puis meurt en 1964.

– Et Tilly ?

– En 1959, elle est contrainte de vendre l’essentiel de ses propriétés pour payer des arriérés d’impôts. Elle ne garde qu’un bordel et une maison, avant de disparaître en 1970. Entre-temps, Lilian Armsfield est décorée en 1947 de la médaille du roi de la police et des pompiers. Elle est la première femme de tout le Commonwealth à la recevoir.

– C’est un peu la moindre des choses.

– Je suis bien d’accord. Elle quitte la police en 1949, mais n’a pas droit à une pension. Il faudra attendre 1965 pour le gouvernement australien se décide à en accorder une à la première détective de son histoire.

– Woolloomooloo !

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