Atelier découpe

Atelier découpe

On préfère prévenir : il y aura peut-être là-dessous quelques images relativement… marquantes. Toutes sont évidemment de simples trucages, certes, mais c’est peut-être un peu rude, chacun ses limites.

– … Darkness in my soul is taking hold and becoming / Break me from this hold as I unfold blood eagle wings

– Blood Eagle ? Du Anthrax à cette heure-là ?

– Il n’y a pas d’heure pour les braves.

– On va encore avoir des problèmes avec les voisins.

– Si les voisins me tannent trop, je peux toujours leur proposer un petit supplice viking, ça devrait les faire déguerpir et je suis chaud, là.

– Ah ben bravo, ça confirme que le metal mène au crime, comme chacun sait. Et on a dit quoi, Sam, sur les Vikings ?

– Qu’il ne fallait pas dire drakkar.

– Exact. On devrait à peine dire Vikings, d’ailleurs, le terme désigne plus métier de pirate qu’un peuple. Ce serait plutôt Norrois, Scandinaves, Northmen… Mais surtout, il faut être prudent avec tout le folklore qu’on leur associe. Les aigles de sang, par exemple.

– Ah non, tu ne vas pas encore tout casser. J’ai bien regardé le documentaire sur Ragnar Lothbrok et j’ai compté deux aigles de sang.

– C’est une série, Sam.

– Oh.

– Désolé.

– Le supplice de l’aigle de sang n’a jamais existé, c’est ça ?

– Je n’ai pas dit ça. Je dis seulement que l’historicité du truc divise les spécialistes. En revanche, je peux te garantir que ça ne n’a aucune chance de se dérouler comme dans Vikings.

– Étale ta science, t’en rêves.

– Déjà, un petit rappel de ce qu’est l’aigle de sang, ça met toujours en appétit. En gros, ça consiste à séparer les côtes de la colonne vertébrale dans le dos d’un condamné avant de les retourner, tu vois ?

« …I believe I can flyyyyyy… »

– … Beaucoup trop bien, là.

– C’est pédagogique. En faisant ça, tu déploies des « ailes » dans le dos du supplicié, qui se retrouve avec le capot ouvert, si je me fais bien comprendre. Du côté du bourreau, il ne reste plus qu’à étaler les poumons sur le grill thoracique défoncé pour finir.

– Ça doit faire un peu mal.  

– C’est fait pour. Reste à savoir si l’aigle de sang relève du fantasme ou de la réalité.

Il relève en tout cas du METAL.

– Tu sais, l’inventivité humaine dès qu’il s’agit de faire douiller son prochain pourrait alimenter ce blog et nos pires cauchemars pendant des mois.

– Reste que les sources sont maigres. En revanche, elles renvoient bel et bien à Ragnar Lothbrok, le héros de la série Vikings. C’est bien dans la saga consacrée à son histoire et à celle de ses fils qu’on trouve une des deux mentions directes d’un aigle de sang et attention, divulgâchage : un passage du Dit des fils de Ragnar raconte que ses fils ont vengé la mort de Ragnar en exécutant le roi Aelle de Northumbrie, coupable d’avoir balancé leur papa vivant dans une fosse pleine de serpents. Ça ne lui a pas porté chance puis que je cite : « à York siégeait Ivar qui fit découper un aigle dans le dos d’Aelle ». C’est la seule source contemporaine de la période viking, et encore : elle est écrite plus d’un siècle après que les fils de Ragnar aient cassé leur pipe.   

– C’est… sobre.

– Une source plus tardive, la Saga des Orcadiens, donne un peu plus de détails. Elle raconte que le comte Torf-Einarr a fait subir le même supplice à Halfdan Longues-Jambes, fils du roi de Norvège : « Einarr le marqua d’un aigle sur le dos avec une épée, lui fit couper toutes les côtes de la colonne vertébrale puis tirer les poumons dehors et le confia à Odin pour la victoire qu’il avait remportée. ».

– Ben ça me semble assez clair.

– C’est…. Compliqué. Le problème tient au fait que les sagas sont postérieures aux événements qu’elles racontent, de plusieurs siècles parfois : la plupart de celles que nous avons conservé commencent à apparaître au 12e siècle, cent ou cent cinquante ans après la fin de l’ère des northmen. Avec le temps, il est plus que possible que les chroniqueurs qui se refilaient l’histoire aient quelque peu brodé sur le thème de l’aigle de sang, qui pourrait n’avoir jamais existé sous la forme qu’on voit dans la série. C’est en tout cas la thèse de Roberta Frank, une chercheuse américaine de Yale, spécialisée en vieux norrois. Pour elle, tout vient d’une mauvaise traduction d’une part, d’une tendance à systématiquement présenter les Vikings comme une bande de cinglés homicides et psychopathes d’autre part.

– On ne peut pas lui donner franchement tort sur ce point.

– Non, hein ? La pop culture a beaucoup fait pour la légende noire des Vikings à coups de violence aveugle et de rites sanglants. Pas étonnant d’ailleurs, c’est la suite logique de la vision qu’en avaient les chrétiens du Moyen Age, à force de se prendre raid sur raid à travers la gueule.

– Bon. Et d’après Roberta Frank, personne n’a rien compris ?

– Voilà. Je ne vais pas rentrer dans un débat linguistique mais tout part du mot aigle, ara dans la fameuse strophe du Dit des Fils de Ragnar. Il peut s’agir soit d’un accusatif, soit d’un datif et ça change tout. Dans le premier cas, la traduction que je t’ai donnée est correcte. Dans le second, la strophe signifie qu’Ivar a fait découper le dos d’Aelle par un aigle.

– Ah oui. Ça change tout.

– Ouaip. Dans ce cas de figure, pas de supplice avec les côtes explosées mais plutôt un rituel qui rappelle un peu le coup de Prométhée, avec un rapace qui vient bouffer le dos du pauvre Aelle, peut-être post mortem d’ailleurs. De là à dire qu’Ivar s’est contenté de laisser le cadavre d’Aelle aux vautours, il n’y a pas loin.

– Bon ben c’est mort. Je suis déçu.

– Pas si vite. C’est toute la beauté du débat entre linguistes et historiens, on y passe des heures et d’autres spécialistes ont contesté la version de Roberta Frank, avec des arguments parfaitement solides.

– L’espoir renaît.

– T’as l’espoir curieux. D’après le chercheur Bjarni Einarsson, qui a lui-même une bonne tête de Viking, Roberta Frank s’est plantée. Pour lui, le verbe qui signifie « découper » en VO (skera) n’est jamais utilisé pour décrire l’effet des coups de bec d’un aigle dans toute la poésie scaldique, celle des Scandinaves.

– Bien vu.

– Autre argument du chercheur : bon courage pour forcer un aigle à bouffer le dos d’un type, qu’il soit vivant ou non d’ailleurs. L’aigle n’est pas un charognard et aucune de ces braves bêtes ne se sentirait super motivée pour bouffer le dos d’un monsieur sans avoir été présentés dans les formes, merde, un peu de politesse.

– Bon, mais Aelle s’est fait péter les côtes et retourner les poumons ou il ne s’est pas fait péter les côtes et retourner les poumons, à la fin ?

– Aucun moyen de le savoir. Il n’y a pas de sources franchement fiables sur le traitement que les chefs vikings réservaient à leurs ennemis. On peut imaginer qu’ils avaient mis en place des supplices particuliers pour les cas les plus graves, un peu comme l’écartèlement qu’on réservait aux régicides en France.

– On ne peut tout simplement pas trancher, quoi.

– C’est malin, ça. Non, on ne peut pas – en revanche, il est à peu près impossible que le supplice qu’on voit deux fois dans la série Vikings se soit déroulé de cette manière.

– Qu’est-ce qui cloche ?

– Dans les deux cas, les suppliciés restent conscients tout le long du supplice. Le premier ne pousse pas même un soupir pour mériter le Walhalla par une mort digne.

– Et ?

– Et c’est probablement impossible d’après l’excellente Aspérule avec qui j’ai longuement et tardivement échangé sur la question, histoire de profiter de son expérience de la chirurgie thoracique.

– Tu…. Tu discutes souvent longuement et tardivement de chirurgie thoracique sur Twitter ?

– Tu veux qu’on parle de tes loisirs, Sam ?

– Enchaîne.

– Voilà. D’après Aspérule, l’opération qui consiste à retourner les côtes pour faire sortir les poumons est tellement complexe qu’on voit mal comment un Viking du 9e siècle pourrait y parvenir sans buter son « patient » dès les premières minutes du rituel d’une part, sans qu’il se mette à hurler misère d’autre part avant de tomber rapidement dans les pommes, pour son plus grand bien.

– Attends, tu ne vas pas me dire qu’avec une bonne hache…

– Sauf que c’est déjà le bordel avant même d’atteindre les côtes. Un aigle de sang, techniquement, c’est une thoracotomie postéro-latérale et c’est un peu technique. Déjà, il y a les muscles du tronc à dégager et ça ne se fait pas comme ça.

We gonna need a bigger couteau à steaks.

– C’est comme en bricolage, on ne se lancerait jamais si on savait qu’on allait avoir tous ces problèmes.

– Exactement. Si un jour tu comptes réussir un bel aigle de sang chez toi, disons sur un ami, pose cette scie sauteuse et prends des notes. Déjà, il faut commencer par installer ton patient en position de crawl, histoire de se dégager la scapula de chaque côté.

– La pardon ?

– L’omoplate. Elle est sur le passage et va falloir la soulever pour atteindre le gril thoracique. Sans écarteurs, bon courage : faut soit un pied de biche, soit des potes qui ont une bonne poigne et pas trop peur de foutre les mains dans la bidoche. Pour le geste, en soi, c’est à peu près le même que pour soulever la languette d’une canette de coca. Pshhhht.

– Je crois que je faiblis des genoux.

–  Faut pas : tu vois enfin la cage thoracique que tu veux ouvrir. Sauf que c’est sacrément costaud, ne serait-ce que qu’à cause du fait que les muscles intercostaux sont solides et qu’il faut les découper un par un avant de pouvoir séparer les côtes de la colonne vertébrale.

– OK ÇA VA JE ME RENDS.

– Sûr ? Dommage, j’avais plein d’autres détails techniques qui…

– STOP J’AI DIT.

– Tu n’as aucun humour. Bon, pour la faire courte et sachant que tu fais pas non plus sortir un poumon comme ça vu que c’est solidement fixé au reste avec des tas de trucs et de machins, l’hypothèse d’un aigle de sang qui aille à son terme avec un condamné vivant et conscient est pour ainsi dire impossible. Soit les bourreaux vont couper la mauvaise artère au mauvais moment, soit le cœur va finir par lâcher mais il est absolument impossible de subir un truc pareil en sifflotant.

– Si je te suis, Vikings est une mauvaise série ?

– Oh non. Mais ce n’est ni un cours d’histoire, ni une leçon d’anatomie. Juste une série, avec le suspension of disbelief que ça demande pour en profiter.

En plus, on sait de toute évidence rigoler dans l’équipe.

5 réflexions sur « Atelier découpe »

  1. Alors moi, je me souviens que dans la même fiche éducative que celle sur le drakkar, on nous disait qu’il ne fallait pas parler des Vikings comme d’un peuple parce que ça voulait juste dire « ceux qui partent mettent la pâtée aux autres » chez les gens du Nord (pas ceux des corons, un peu plus au Nord) ; et voilà qu’ici, c’est Viking par-ci, Viking par-là. Je me croyais sur un blog sérieux, placé de par son nom sous l’égide du parti de notre bon gouvernement qui sait si bien se préoccuper de l’éducation et…
    Je crois que je m’égare. M’enfin bon, viking, quoi…

      1. …que ce blog est placé sous l’égide du parti de notre bon gouvernement qui sait si bien … ?
        J’en étais sûr !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.