Ave Malaria (mise en place)
– Eh ben dis donc, monsieur a les moyens !
– Comment ça ?
– C’est de la cuisine riche. Et je ne parle pas uniquement des calories.
– De quoi alors ?
– Des oignons. Tu ne sais donc pas que pour des raisons météo, le cours de ce légume a flambé dans le sous-continent indien, conduisant à une crise politique ?
– Si fait. A croire qu’il y a quelque chose avec les bulbes, puisque l’un des premiers krachs boursiers connus fut celui de la tulipe dans les Pays-Bas du 17ème siècle. Il sert encore de modèle d’étude aujourd’hui.
– Je suis disposé à croire de nombreuses choses à propos des Néerlandais, mais ils mangeaient des tulipes ?
– Non non, leur usage était purement décoratif. Mais de décoratif il est devenu spéculatif, et ainsi de suite. Ce sera une histoire pour une autre fois, mais enfin toutes choses égales par ailleurs, on pourrait faire un parallèle avec le marché de l’art.
Sache par ailleurs qu’en restant en Inde et dans la cuisine, tu peux trouver beaucoup, beaucoup plus cher que les oignons.
– A savoir ?
– Tu connais évidemment le prix du caviar ?
– Euh…
– Je parle bien sûr d’un Beluga, ça va sans dire. D’après mes informations, ça peut aller chercher dans les 3 500 euros le kilo.
– Je vais insister pour que la balance soit parfaitement réglée.
– Tu m’étonnes. Ce n’est cependant que la moitié du prix des truffes blanches les plus coûteuses, qui vont chercher dans les 7 000 euros par kilo.
– Ah non mais pour moi les truffes classiques, au chocolat, ça suffit amplement.
– Tout cela n’est cependant rien. J’ai en stock un ingrédient qui peut se vendre jusqu’à 35 000 euros le kilo.
– Tu te moques.
– Point. Je te parle du safran.
– Le truc qui donne sa couleur aux robes des gars qui font vœu de pauvreté ? Bien vu. Mais enfin comment ?
– Eh bien c’est que c’est compliqué à produire. Il faut ramasser individuellement les pistils d’une forme de crocus (on fait toujours dans l’oignon), les faire sécher, les réduire en poudre. Et puis à l’arrivée, il en faut très peu pour parfumer. Et quel parfum ! D’où le prix. Le safran, ça coûte des sous. Mais ça vaut le goût.
De manière générale, au cours de l’histoire, les épices et condiments ont pu atteindre des valeurs très élevées. Parce qu’ils étaient rares et venaient souvent de loin.
– Je me souviens que le sel a un temps été utilisé comme monnaie.
– Tout comme le cacao, ou le poivre. Ce dernier a été appelé or noir bien avant le pétrole. Des étymologistes nous disent d’ailleurs que dans « payer en espèces », l’espèce en question renvoie au mot épice. Et je pourrais aussi te parler des noix de muscade, des clous de girofle, ou de la cannelle.
– Faudra.
– C’est noté. Avec l’exploration du monde, par les marchands européens comme arabes, et le développement des échanges, les épices venues de l’autre bout du globe ont atteint des prix faramineux, avec des histoires remarquables de vols et trafics. Y’a des gens qui ont risqué leur peau et sont devenus riches pour un truc que tu rajoutes distraitement dans un plat.
– Je prends date, tu prévoiras une suite.
– Ca marche. A noter que les histoires de contrebande de plantes n’ont pas concerné que des épices. Si tu te souviens bien, je t’ai raconté comment un homme a changé la face de l’Amérique en récupérant des plants de tabac espagnols, ce qui était à l’époque passible de mort.
– Je me souviens. Je préfère le safran.
– Moi aussi. Mais si tu veux, j’ai sous le coude une autre plante qui a changé la face du monde, avec une histoire encore plus extraordinaire.
– Encore un truc qui file le cancer ?
– Non, c’est même exactement l’inverse. Mais d’abord, je dois te présenter l’ennemi.
– L’ennemi.
– L’Ennemi, même, avec un grand E. Le Fléau. Le pire truc qui nous soit arrivé.
– Donald ? La télé-réalité ? Le chocolat végan ? La famille Chédid ? L’annulation de Firefly ?
– Autant de calamités d’ampleur biblique, j’en conviens, mais là on part dans une autre dimension. Dis-moi, quelle est la bestiole la plus dangereuse au monde. ?
– Hola, ben j’imagine que ça dépend de pas mal de facteurs, comme le contexte, ce que tu appelles la dangerosité, est-ce qu’on parle de risque latent ou avéré, quelle est la part du comportement…
– Je précise, celle qui a tué le plus d’individus.
– Alors, je te connais. Si tu me poses la question comme ça, j’en conclus que je dois me méfier des réponses évidentes. Genre, à tous les coups c’est pas un grand prédateur.
– Non. Oublie les fauves, les ours, les requins, les crocodiles, ou quoi que ce soit du genre.
– Alors un animal qu’on n’imagine pas comme agressif mais dont les caractéristiques physiques inhérentes le rendent super-dangereux.
– Genre le bison, l’éléphant, ou l’hippopotame ? C’est pas idiot, et les hippopotames font des centaines de morts par an, mais non.
– Les serpents ?
– Nan.
– Les araignées ?
– Nan, mais tu te rapproches.
– Les…fourmis, guêpes, abeilles, machins là ?
– Presque.
– Un truc qui vit en Australie ?
– Aussi, mais pas que. C’est le moustique.
– Hein ? Pfff, non mais attends, tu sais combien faudrait de piqûres pour saigner à blanc un individu ?
– Oui, je sais.
– Y’a des questions que j’apprendrai jamais à ne pas poser.
– Le moustique est l’animal le plus dangereux au monde parce qu’il transmet le paludisme, nouille. Et le paludisme, c’est l’Ennemi de l’Humanité. Avec des majuscules et tout.
– D’accord, si tu le dis. Ils ont tué combien de monde, les moustiques ?
– La moitié.
– De ? La moitié de ?
– De tout le monde. Selon certains épidémiologistes, le paludisme aurait fauché jusqu’à la moitié de tous les êtres humains qui ont jamais existé, soit une cinquantaine de milliards de victimes à ce jour, sur les environ 105 milliards d’homo sapiens qui ont foulé la planète.
– C’est stupéfiant.
– Je m’empresse de préciser que ce chiffrage ne fait pas l’unanimité, mais pour que des gens sérieux aillent jusqu’à l’avancer, retiens que le paludisme est l’une des maladies les plus mortelles de l’histoire de l’humanité. Elle est mentionnée depuis la plus haute antiquité en Chine, en Inde, en Grèce, ou en Egypte. Selon les analyses de sa momie, Toutankhamon en était porteur. Le paludisme, ou fièvre des marais, du mauvais air (mal aria), est une infection parasitaire. Elle se traduit par une fatigue générale, des nausées et vertiges, de la fièvre, de la toux, des vomissements et diarrhées, des maux de tête, et peut manifestement aller jusqu’au coma et à la mort. Et pour ceux qui s’en sortent, il y a un risque de retard de développement cérébral chez les enfants.
– Charmant.
– Une infâme saloperie. Comme son nom l’indique, la malaria est présente dans les zones humides, marécageuses. C’est la raison pour laquelle l’humanité a dû faire avec depuis le début, puisque partout où il y a de l’eau, il y a un risque potentiel. Si aujourd’hui la maladie endémique est surtout confinée aux zones tropicales et subtropicales, elle était présente en Amérique du nord et dans toute l’Europe, Scandinavie comprise, jusqu’au 19ème siècle. En France, on en trouvait encore dans les années 30, et jusque dans les années 50 en Belgique ou aux Pays-Bas.
– 50 comme 1950 ?
– Exactement. En 2017, le paludisme a encore touché 219 millions de personnes dans le monde, pour 435 000 décès, surtout chez les plus jeunes. Soit 50 par heure, à peu près.
– Effrayant. Je vais de ce pas m’acheter des tapettes et drainer un étang.
– J’ai mieux si jamais tu vas dans une zone de paludisme endémique.
– Quoi donc ?
– Le cinchona.
– Euh, c’est pas légal. M’en propose pas en public, merci.
– Cinchona, andouille. C’est un arbre natif de l’Amérique du sud.
– D’accord, et il a quoi de particulier ?
– Il va changer le monde, rien que ça. Au 17ème siècle, l’Amérique du sud accueille de nombreux explorateurs hardis et audacieux, à la recherche de la plus grande des richesses…
– L’Eldorado ! Les conquistadors !
– Je pensais plutôt aux missionnaires, qui n’hésitent pas à affronter une terre hostile pour y diffuser la bonne parole et sauver les âmes.
– Mouais. C’est ta position.
– En effet. Les Jésuites débarquent donc en Amérique du sud pour y établir des missions, les réductions. La couronne espagnole leur confère ce privilège en 1609. Et il y aurait pas mal à dire sur l’histoire des réductions jésuites.
– Par exemple ?
– Les missions constituent une forme de société remarquablement progressiste pour l’époque. Bien entendu, les Jésuites les dirigent, mais les Indiens (convertis, évidemment) élisent des représentants qui ont la charge des affaires internes courantes. La population est entièrement alphabétisée, ce qui n’existe nulle part ailleurs à l’époque. Par ailleurs, la peine de mort est abolie, et les prêtres établissent la journée de travail de 6 heures, soit moitié moins que la norme.
– Je te l’accorde, c’est plutôt pas mal.
– En vertu de quoi les Jésuites s’attirent l’hostilité des colons.
– Mais enfin pourquoi ?
– Ben il suffit qu’un Indien se présente dans une réduction et se convertisse pour échapper au travail forcé en vigueur dans les exploitations foncières coloniales. C’est de la concurrence déloyale, du siphonage de main d’œuvre, du dumping, une catastrophe.
– Ah non mais ça, à vouloir traiter les travailleurs humainement. Donc les colons protestent ?
– Euh, on peut dire ça. Ils constituent des milices qui attaquent les missions.
– Carrément.
– Ben oui. Mais les Jésuites ne se laissent pas faire, ils organisent et entraînent les Indiens pour résister. Sachant qu’en 1700, les Jésuites comptent une trentaine de réductions, qui abritent environ 150 000 habitants. C’est loin d’être ridicule. Les missions fournissent une production agricole, et paient leur impôt à la couronne, mais cette dernière finit par arbitrer en faveur des colons. Le Portugal et l’Espagne décident d’expulser les missions de leurs colonies en 1759 et 1767 respectivement, avant que le pape Clément XIV ne dissolve tout bonnement la Compagnie de Jésus en 1773.
A suivre…
9 réflexions sur « Ave Malaria (mise en place) »
Merci pour cette vanne sur la famille chedid
Tout le plaisir est pour moi.